Une évasion de Latude
E. Flammarion (p. 155-165).

Le théâtre représente l’intérieur d’un cachot. Face au public, une porte percée d’un guichet. A gauche, une lucarne grillée, aux barreaux découpés en croix de saint André sur le clair azur du dehors. A droite, une couchette composée en tout et pour tout d’un matelas et d’un traversin.

Au lever du rideau, la scène est vide. Soudain, tremolo à l’orchestre. Coups sourds dans le sol. Une dalle se soulève, et l’on voit apparaître le visage inculte et la tignasse ébouriffée de l’infortuné Latude.


Scène première

Latude. --- Personne ? (Il jette un coup d’œil autour de lui.)Personne !(Il se hisse sur les poignets et pénètre dans la cellule.) Je suis Laté, j’ai trente-cinq ans de captivitude.(Il se reprend.) Heu… Je suis Latude, veux-je dire ; j’aitrente-cinq ans de viticapté ; heu… de tivécapti ; pardon !…Flûte, je ne trouve plus mes mots. C’est le manque d’oxygène.Saleté de Pompadour qui me laisse pourrir sur la paillehumide des cachots ! Si jamais… Mais patience ! patience !l’heure est proche !(Solennel :) Voici la cellule où le vidamede Proutrépéto, victime comme moi des haines de la favorite,gémit durant tant d’années ; et voici le lit où ce digne vieillardrendit, hier, le dernier soupir. (Il soulève sa casquette.)Salut, demeure chaste et pure ! -- Cristi, que ça sent lerenfermé. (Il va à la lucarne, qu’il ouvre ; puis revient à l’avant-scène.)Or, M. de Proutrépéto ayant dévissé son billard,l’administration a conçu le dessein de faire carder son matelas.Ceci m’a donné une idée. J’ai enlevé une partie de la laine,je l’ai fait disparaître de la façon suivante. (Il indique qu’il l’a boulottée.)Et à cette heure, je vais prendre saplace. Une fois dans le matelas, qu’est-ce que je fais ?Je ramène la toile sur moi et je la recouds à l’intérieur.Arrivent les cardeurs qui n’y voient que du feu et me descendentingénument devant la porte de la prison. C’est très bien.Je tire mon couteau, je crève la toile au matelas, je crèvela paillasse aux cardeurs, après quoi, à nous l’oxygène !C’est extrêmement ingénieux. -- Mais, me direz-vous, mon ami,tu t’es donc procuré du fil, une aiguille et un couteau ?

Chut !… (Mystérieux :) J’ai improvisé moi-même ces diversobjets mobiliers. Le couteau, je l’ai fabriqué avec unmanche de côtelette ; l’aiguille, avec une arête de merlan ;et le fil… -- Devinez un peu ? Non, devinez un peu, pour voir ?— … Avec du bœuf !!! Tous les jours, depuis trente-cinqans, je prenais sur ma portion un petit filament de gîte àla noix que je dissimulais avec soin dans le creux de mamain, et qui venait s’ajouter à la masse. Résultat : ceci(Il tire de sa poche une pelote de couleur brune.)…c’est-à-dire la liberté !! Ah ! l’ingéniosité des prisonniersdéfie toute comparaison ! -- Avec tout ça, je bavarde, moi.Quelle heure est-il ? (Il regarde par la lucarne.) Il estprécisément, au soleil, onze heures quarantequatre minutes ;dans un quart d’heure, mes deux gaillards seront ici. Deuxcardeurs de matelas et un quart d’heure d’horloge, ça faittrois quarts d’heure ; j’ai le temps. (Il va au matelas et l’éventre. Suffoqué :)Crebleu ! quelle poussière ! Pourvuque je n’aille pas éternuer !

Il plonge les pieds en avant, dans le matelas, qu’il referme et recoud sur lui, conformément à son petit programme.

Un temps. Au dehors, l’horloge de la prison sonne les douze coups de midi. Re-tremolo à l’orchestre. Grincement de clef dans la serrure.

La porte s’ouvre. Apparition des deux cardeurs de matelas.


Scène II

Les cardeurs, Latude caché

Premier cardeur. --- Voici l’objet. A nous camarade ! etdu nerf !(Le jour s’assombrit. Grondement d’orage qui se prépare.)Diable ! le temps se gâte.

Deuxième cardeur. --- Oui, camarade, nous allons avoir del’orage. Le pauvre cardeur de matelas est exposé plus quetout autre aux intempéries des saisons.

Premier cardeur. --Tu dis vrai, mais assez causé. Tuferas de la philosophie un autre jour. Allume ! Allume !

Deuxième cardeur. --- Espère un peu.

Les deux hommes s’approchent du matelas où est enseveli Latude, et ils en soulèvent les coins. Nouveau nuage de poussière.

Deuxième cardeur, toussant à fendre l’âme. --- Oïe ! Oïe ! Oïe !

Premier cardeur, même jeu. --- Eh là ! Eh là ! Voilà unsacré nid à vermine qui ne pèche pas par excès d’humidité.S’il y pousse des champignons, je consens à cesser de boire.

Deuxième cardeur. --- J’ai la langue aussi rêche qu’unerâpe à fromage, rien que d’avoir ouvert la bouche.

Premier cardeur. --- La peste soit de ta langue, éternel bavard !Au lieu de t’attarder à des sottises, que ne vas-tu plutôt nousquérir deux bons gourdins de chêne ou d’érable dont nousrosserons ce matelas tant et si bien qu’il ne gardera pasplus de poussière que tu n’as, toi, gardé de jugeote ?

Deuxième cardeur. --- Belle idée !

Premier cardeur, égayé. --- Eh ! eh ! que t’en semble ?

Deuxième cardeur. --- Oui, l’invention est lumineuse ; j’aijustement, depuis l’an dernier, une belle gaule à abattreles noix, qui fera tout à fait l’affaire. Espère un peu ; jene fais qu’aller et revenir ; le temps de donner un coup descie et de faire d’une seule perche deux triques. Je suisà toi dans la minute.

Il sort.

Derrière le dos du premier cardeur, le matelas donne des signes manifestes d’inquiétude.

Un temps.

Rentrée du deuxième cardeur armé de deux énormes rotins.

Deuxième cardeur. --- Ils sont de pareille longueur. Choisis.

Premier cardeur. --- Camarade, tout est bon outil aux mainsd’un bon ouvrier.(Il s’empare d’un des bâtons, retrousse ses manches et crache dans sa main.)A c’t'heure, faisonsvite et bien. Et en mesure, autant que possible !

Ils remontent au fond du théâtre et se mettent, pleins d’entrain, à l’ouvrage. Sur le matelas, les coups s’abattent en cadence.


Les deux cardeurs, chantant.

Pan ! pan ! Courage,

Bon artisan !

Ton poing pesant

Tape et fait rage.

Je fais ma besogne en chantant

Pan ! Pan !


Ils s’arrêtent pour souffler. Silence, auquel se mêlent les gémissements de l’infortuné Latude.

Deuxième cardeur, l’oreille tendue. --- Espère un peu !Tu entends, eh ?

Premier cardeur, indifférent. --- C’est ce pauvre diable deLatude qui se désole à l’étage au-dessous.

Deuxième cardeur, apitoyé. --- Trente-cinq ans de captivité !

Premier cardeur. --- Bah ! le gaillard n’est pas un sot,c’est au contraire une fine mouche qui a plus de malignitédans son petit doigt que toi dans toute ta carcasse, et quis’évade de prison aussi aisément qu’il rote.

Deuxième cardeur. --- Tu badines !

Premier cardeur. --- Je ne badine point. Il se gausse d’unmur de cachot comme une poignée d’eau se gausse d’une mainfermée. Gageons qu’un de ces quatre matins il trouvera encoremoyen de prendre la clef des champs. Or ça, si nous en finissions ?J’ai hâte d’aller vider bouteille.

Les deux hommes s’emparent du matelas, s’efforcent de le soulever et y parviennent à grand-peine.

Stupéfaits :

Deuxième cardeur. --- Diantre !

Premier cardeur. --- Qu’est ceci ?

Deuxième cardeur. --- En voilà bien d’une autre. M’est avisque ce pucier pèse le poids d’un pourceau de six mois.

Premier cardeur. --M’est avis aussi.

Deuxième cardeur. --- Si je tenais l’enfant de cocu qui lerembourra de limaille de plomb, je lui prouverais le contrairesur l’heure.

Premier cardeur, inspiré. --- L’ami, par l’huis béant de cetteporte, j’aperçois une fenêtre ouverte. Elle donne sur la routedéserte qui borde le mur de la prison. Ne penses-tu pas quesi nous y précipitions le gaillard, après l’avoir gentimentbalancé en comptant : "Une ! deusse ! troisse ! " il serait arrivéavant nous, nous évitant ainsi la peine de le descendre et nousépargnant de l’huile de bras ?

Deuxième cardeur, enthousiasmé. --- Tu es décidément unhabile homme, l’ami ! J’admire la simplicité de ton projetet je crois que nous devons sans retard le mettre à exécution.Donc, partageons-nous la besogne et voyons à faire diligence.

Ayant ainsi parlé, il imprime au matelas un mouvement balancé de tribord à bâbord. Son camarade l’imite.

Les deux cardeurs, comptant les mesures. --- Une !… deusse !…et troisse !

Le matelas, échappé à leurs doigts, s’envole comme un énorme oiseau et disparaît par le cadre de la fenêtre.

Coup de timbre. Le décor change.


Scène III

Au fond, le pied de meulière du mur de la prison. A l’avant-scène, un chemin semé d’herbes et d’orties, sur lequel repose le matelas.

Troisième tremolo à l’orchestre, puis craquement de calicot qu’on déchire, et apparition de Latude. Sur le visage de cet infortuné, les coups de bâton des cardeurs ont marqué en larges bandes noires qui le font pareil à un zèbre.

Latude, qui se dresse. --- Quelle chute !… (Il se tâte.)Mes membres endoloris sont-ils toujours à leur place ?(Rassuré.) Merci, mon Dieu !!! Que ne suis-je en sûreté, loinde ces murs… je me livrerais à une courte prière. Maiscourons au plus pressé.

Il s’élance.

A moi, l’oxygène !

Fausse sortie.

Que j’emporte ce matelas, au fait. Je le vendrai au premierfripier que je rencontrerai sur ma route, et le diable s’enmêlera, ou j’en tirerai vingt-cinq sols, lesquels me ferontgrand bien.

Il charge le matelas sur ses épaules et s’enfuit précipitamment.

La scène reste vide.

Tout à coup, à l’orchestre, quatrième et dernier tremolo et apparition des cardeurs.

Premier cardeur, le regard promené autour de lui. --- Oùest le matelas ? (Epouvanté.) Ventre du Christ ! il y a de lamagie là-dessous !…

Deuxième cardeur. --- Eh ! espère un peu, que diable ! Donne-luile temps d’arriver.


Rideau