Garnier Frères (p. 289-296).

TRENTE-SIXIÈME LEÇON

Importance des dents en paléontologie. Physiologie des dents.

J’ai exposé les conjectures auxquelles a donné lieu l’existence des os d’éléphants en Sibérie. Nous avons vu Pallas, Buffon, Cuvier, de grands naturalistes, Laplace, un grand géomètre, se contredire les uns les autres ; nous avons vu Cuvier se contredire lui-même.

Laissons, un moment, les conjectures sur les causes, et venons au point essentiel, au point fondamental en paléontologie : la distinction des espèces fossiles d’avec les espèces vivantes.

Distinguer entre elles les espèces vivantes, cela est, en général, facile. Nous avons, pour le faire, mille secours. S’agit-il de l’âne et du cheval, par exemple, animaux dont le squelette est si parfaitement semblable ? nous les distinguerons par leurs caractères extérieurs, par les oreilles, par la queue, par la voix, etc. Nous reconnaîtrons le lion à sa crinière, parmi tous les felis. De même, une pupille ronde ou verticale marquera la séparation spécifique du chien et du renard, deux animaux qui se rapprochent par tout le reste.

Mais quand il s’agit de distinguer les espèces fossiles d’avec les espèces vivantes, la difficulté devient beaucoup plus grande. L’animal fossile nous donne, pour tout moyen de distinction, des os, ou même de simples fragments d’os, un squelette presque toujours incomplet. C’est donc au squelette, c’est aux os, c’est aux dents, que nous devons demander ici les caractères distinctifs des genres et des espèces.

Je dis aux os et aux dents ; et nous savons déjà ce que c’est qu’un os. Mais qu’est-ce qu’une dent ?

La dent, complètement formée et telle qu’elle se présente dans le squelette, se compose de deux parties, l’une qui est implantée dans la mâchoire, c’est la racine, et l’autre qui est extérieure et libre, c’est la couronne.

Une substance propre constitue la dent, c’est l’ivoire. À la couronne, l’ivoire est revêtu d’une matière très-dure, c’est l’émail, et à la racine, d’une matière un peu moins dure, c’est le cément.

Considérée dans son ensemble et au point de vue de sa formation, toute dent se compose de deux ordres de parties : de parties productrices, et de parties produites.

Les parties productrices sont le bulbe ou le germe et la lame interne de la capsule.

Les parties produites sont l’ivoire, l’émail et le cément.

Ajoutez que toutes ces parties, tant les parties productrices que les parties produites, sont contenues dans un sac membraneux, sac qu’on nomme capsule.

La capsule se compose de deux lames : une externe qui n’a d’autre emploi que de servir d’enveloppe commune à la dent entière, et une interne, laquelle seule a un rôle actif[1].

Or, des deux parties productrices, l’une, et c’est le bulbe, produit l’ivoire ; l’autre, et c’est la lame interne de la capsule, produit successivement : d’abord l’émail, autour de la couronne de la dent, et puis le cément, autour de la racine.

Voyons maintenant ce qu’est, prise en elle-même, chacune de ces parties.

1o Le bulbe, ou le germe, est un corps de substance fibreuse, dont la forme donne celle de la dent, et qui est singulièrement riche en vaisseaux sanguins, d’où sa grande puissance de production, et en nerfs, d’où sa sensibilité extrême.

Le germe seul est sensible. L’ivoire et l’émail n’ont qu’une sensibilité de transmission.

2o La lame interne de la capsule (comme d’ailleurs toute la capsule) est une membrane fibreuse, très-riche aussi en vaisseaux sanguins et même en nerfs, quoique beaucoup moins que le bulbe.

3o L’ivoire, longtemps appelé substance osseuse, diffère pourtant de l’os à plusieurs égards. Il n’a, d’abord, ni vaisseaux sanguins ni nerfs. Ce qui transforme les lames du bulbe en lames d’ivoire, c’est la pénétration des lames du bulbe par des sels calcaires.

Cette pénétration se fait de dehors en dedans, en sorte que les lames les plus extérieures sont toujours les premières transformées, et que les plus intérieures le sont les dernières.

L’ivoire, pris en soi, se présente sous l’aspect de tubes ou canaux, serrés les uns contre les autres au point de se toucher, et traversant une substance calcaire. Ces canaux, surtout dans les dents encore jeunes, ont une cavité très-nettement marquée, et, selon toute apparence, remplie d’une matière fluide.

4o L’émail se compose essentiellement de sels calcaires, et ne contient que très-peu de substance organique. Ses libres sont pleines, prismatiques et parallèles.

5o Le cément est un véritable os, car il est constitué des mêmes éléments que l’os : de cellules osseuses et de canaux vasculaires.


Je reviens à l’ivoire ; c’est la partie principale de la dent solide.

L’ivoire a plus d’un rapport avec l’os.

Un os, plongé dans de l’acide chlorhydrique affaibli, se dépouille, au bout de quelque temps, de ses sels calcaires, qui sont la partie morte, et ne conserve plus que son tissu fibreux, qui est la partie primitive, essentielle et vivante.

Une dent, plongée dans le même acide, se comporte absolument de même. Elle perd sa partie calcaire et revient, sans altération de forme, à l’état de tissu fibreux.

D’un autre côté, vous avez vu que la garance, mêlée aux aliments dont se nourrit un animal, rougit les os, et, de toutes les parties du corps, ne rougit que les os.

Or, la garance rougit l’ivoire comme les os : l’émail est la seule partie de la dent solide qu’elle ne rougisse pas.

Ce n’est pas tout. L’action de la garance nous a donné le mécanisme du développement des os : les os croissent en grosseur par la suraddition de couches externes ou superposées.

L’action de la garance sur l’ivoire nous y montre, comme dans l’os, une suraddition, une succession, une accession de couches formées. Mais, à l’inverse des os, où la suraddition se fait de dehors en dedans, parce que l’organe producteur, le périoste, est extérieur, la suraddition se fait, dans la dent, de dedans au dehors, parce que l’organe producteur, le bulbe, est intérieur.

C’est le bulbe ou noyau pulpeux qui produit la dent, comme c’est le périoste qui produit l’os.

L’ivoire croît donc comme les os, par couches distinctes et sur- ou plutôt sous-ajoutées.

Les pièces, que je fais passer sous vos yeux, ne laissent aucun doute sur le mode d’accroissement de l’ivoire.

La première est une dent molaire d’un jeune porc, lequel a été soumis à un régime mêlé de garance pendant quinze jours. L’ivoire de cette dont, sciée par le milieu, présente deux couches distinctes : une interne rouge, et une externe blanche.

La couche blanche est celle qui s’était formée avant, et la couche rouge, celle qui s’est formée pendant l’usage de la garance.

La seconde pièce est une autre dent molaire d’un jeune porc qui, après quinze jours du régime de la garance, a été remis à la nourriture ordinaire pendant vingt jours. Ici, l’ordre de coloration est renversé : c’est la couche rouge, qui est l’ancienne, et par conséquent l’externe ; et c’est la couche blanche, qui est la nouvelle et par conséquent l’interne.

Suivant donc que l’animal a fini par l’usage de la garance ou par la nourriture ordinaire, la couche interne est rouge ou blanche.

Dans l’ivoire nous pouvons donc suivre la marche de la garance de dedans en dehors, comme dans les os nous l’avons suivie de dehors en dedans.

Enfin, entre l’ivoire et les os, il est un dernier trait d’analogie, que je ne dois point omettre. C’est que les dents, comme les os, ont leurs maladies, et les mêmes maladies. Qui ne sait que la carie est une maladie commune aux os et aux dents ?

Il me reste à dire un mot du cément. La garance le rougit comme elle rougit l’ivoire, comme elle rougit les os ; et cela ne doit point étonner, puisque, ainsi que je l’ai dit, le cément est un os.


Je n’ai parlé jusqu’ici que des dents simples.

Quand on a bien compris la formation d’une dent simple, on conçoit tout de suite celle d’une dent composée, laquelle n’est, en effet, qu’une dent simple, plusieurs fois répétée.

Dans une dent composée, le bulbe se compose de plusieurs bulbes, unis par leur base.

D’un autre côté, la lame interne de la capsule donne autant de prolongements qu’il y a d’espaces vides entre les bulbes ; et ces prolongements, s’insinuant dans ces vides, y vont déposer successivement l’émail et le cément sur l’ivoire produit par les bulbes.

De plus, dans les dents composées, dans celles de l’éléphant, par exemple, le cément recouvre non-seulement la racine, mais toute la couronne, tout l’émail de la couronne.

  1. Primitivement, la capsule forme un sac fermé de toute part, si l’on excepte les petites ouvertures pour le passage des nerfs et des vaisseaux. À mesure que la dent croit, elle perce la capsule par son sommet ; et c’est là l’éruption des dents.