Les Deux Nobles Parents (trad. Hugo)

Pour les autres éditions de ce texte, voir Les Deux Nobles Parents.

William Shakespeare et John Fletcher
(traduction et notes par François-Victor Hugo)
Les Deux Nobles Parents
Textes établis par François-Victor Hugo
Œuvres complètes de Shakespeare
Les Apocryphes, tome I
Paris, Pagnerre, 1866
p. 229-360
Une tragédie dans l’YorkshireLe Conte du Chevalier

LES
DEUX
NOBLES
PARENTS :
Représentés à Blackfriars
par les Seruiteurs de Sa Maiesté le Roy
avec grand succès :

Écrit par ces mémorables maîtres
de leur époque :
Mr. John Fletcher, et
Mr. William Shakspeare,
Gent.

Imprimé à Londres par Tho. Cotes pour John Waterson
et en vente à l’enseigne de la Couronne
au cimetière de Saint-Paul. 1634.


PERSONNAGES :
THÉSÉE, duc d’Athènes.
PALÉMON,
ARCITE,
neveux de Créon, roi de Thèbes.
PIRITHOÜS, général athénien.
ARTÉSIUS, capitaine.
VALÉRIUS, noble thébain.
GERROLD, maître d’école.
UN GEÔLIER.
UN GALANT, amoureux de la fille du geôlier.
UN FRÈRE DU GEÔLIER.
DES AMIS DU GEÔLIER.
SIX CHEVALIERS.
HIPPOLYTE, reine des Amazones, épouse de Thésée.
ÉMILIE, sa sœur.
TROIS REINES.
LA FILLE DU GEÔLIER.
une suivante d’émilie.
L’HYMEN.
DES NYMPHES.
un joueur de tambourin, paysans, soldats.


La scène est à Athènes, dans les environs d’Athènes,et à Thèbes.

PROLOGUE.


Fanfare.

Une pièce nouvelle et une virginité se ressemblent fort ;— bien des choses dépendent de l’une et de l’autre ;pour toutes deux on donne beaucoup d’argent, — si ellessont de bon aloi. Une bonne pièce, — qui, le jour de lanoce, rougit de toute la modestie de ses scènes — et tremblede perdre son honneur, est comme celle — qui, après laconsécration du lien nuptial et les agitations de la premièrenuit, — est toujours la pudeur même et décèle au regard —plus encore l’air de la vierge que la fatigue du mari. — Noussouhaitons qu’il en soit ainsi de notre pièce ; car je suis sûr— qu’elle a noble père, un pur, — un savant ! Jamais poëteplus fameux — n’a encore apparu entre le Pô et la Trentargentée : — c’est Chaucer, le chantre admiré de tous, quifournit l’histoire ; grâce à lui, elle doit survivre jusqu’àéternité. — Si nous en laissons déchoir la noblesse, — sile premier son qu’entendra cet enfant est le bruit du sifflet,— comme les ossements de ce bonhomme vont frémir,— et comme il va s’écrier de dessous terre : « Oh ! balayez— loin de moi l’absurde fumier de cet écrivain — qui flétritmes lauriers et ravale mes œuvres fameuses — au-dessousde Robin Hood ! » C’est avec cette crainte que nousparaissons. — À dire vrai, ce serait une pensée sable — et trop ambitieuse que d’aspirer à l’égaler. — Faibles comme nous le sommes, ayant presque perdu le souffle à nager — dans cette eau profonde, tendez-nous seulement — vos mains secourables, et nous louvoierons, — et nous tâcherons de nous sauver. Vous entendrez — des scènes qui, toutes inférieures qu’elles sont à l’art de Chaucer, sembleront encore — mériter un déplacement de deux heures. Paix à ses os ! — Joie à vous !… Si cette pièce ne chasse pas — pour un moment l’ennui de chez nous, nous considérerons — nos insuccès comme tellement accablants que nous devrons renoncer.

Fanfare.

ACTE I
SCÈNE I
Musique. Entre Hymen portant une torche allumée. Un enfant en robe blanche marche devant, en chantant et en semant des fleurs. Derrière Hymen vient une Nymphe, enveloppée dans les tresses de ses cheveux et portent une couronne d’épis ; puis Thésée, entre deux Nymphes portant des guirlandes d’épis sur la tête ; puis Hippolyte, la fiancée, conduite par Pirithoüs et par une autre Nymphe, portant une guirlande sur la tête et ayant aussi les cheveux tombants ; derrière Hippolyte, Émilie, relevant la queue de sa robe. Enfin Artésius et les gens du cortége.
CHANT.

Roses, dénuées d’épines aiguës,
Reines, non par le parfum seul,
Mais par la couleur ;
Œillets vierges, à la vague odeur,
Marguerites sans parfum, mais si élégantes,
Thym constamment embaumé ;

Primevère, fille aînée du printemps,
Avant-coureuse du joyeux renouveau,
Au sombre calice ;

Oreille d’ours toute dressée dès le berceau,
Soucis épanouis sur les lits de mort,
Sveltes pieds d’alouettes ;

Vous tous, enfants suaves de la chère nature,
Étendez-vous aux pieds des fiancés,
En ravissant leurs sens !
:::::::: Le cortége jette des fleurs.
Que pas un ange de l’azur,
Oiseau mélodieux ou bel oiseau,
Ne soit absent d’ici !

Que la corneille, le coucou médisant,
Le corbeau prophétique, la chouette grise,
La pie babillarde,
Ne viennent pas se percher ni chanter sur notre maison nuptiale,
En apportant avec eux quelque discorde,
Mais s’envolent loin d’ici.

Entrent trois reines, en noir, voiles souillés, couronnes impériales. La première reine se prosterne aux pieds de Thésée ; la seconde aux pieds d’Hippolyte ; la troisième devant Émilie.
première reine, à Thésée.

— Au nom de la pitié et de la vraie noblesse, — écoutez-moi,exaucez-moi.

seconde reine, à Hippolyte.

Au nom de votre mère, — et si vous désirez que de vosentrailles fécondes naisse une belle famille, — écoutez-moi,exaucez-moi.

troisième reine, à Émilie.

— Pour l’amour de celui que Jupiter a prédestiné — àl’honneur de votre lit, au nom — de la virginité pure, plaidezpour nous — et pour nos détresses. Cette bonne action —effacera du livre des fautes — toutes celles pour lesquellesvous y êtes inscrite.

thésée.

Triste dame, levez-vous.

hippolyte.

Debout !

émilie.

— Pas de genoux pliés devant moi ! Toute femme — endétresse, que je puis secourir, m’attache à elle.

thésée.

— Quelle est votre requête ? Vous, parlez pour toutes.

première reine.

— Nous sommes trois reines dont les souverains sonttombés devant — la colère du cruel Créon et gisent enproie — aux morsures des corbeaux, aux serres des milans— et aux becs des corneilles dans les champs sinistres deThèbes. — Créon ne nous permet pas de brûler leurs ossements,— de mettre dans l’urne leurs cendres, ni de soustraireles horreurs — d’une putréfaction mortelle au regard béni— du sacré Phœbus ; il veut infecter les vents — des miasmesde leurs cadavres. Oh ! pitié, duc ! — Toi qui purges laterre, tire cette épée redoutée — qui rend de si grands servicesau monde ; restitue-nous les os — de nos rois morts,que nous puissions les sanctifier ! — Et, dans ta bonté infinie,songe — que pour nos têtes couronnées nous n’avonsd’autre toit — que celui-ci, le toit du lion et de l’ours,— la voûte de l’univers !

thésée.

Ne vous agenouillez pas, je vous prie. — J’étais absorbépar vos paroles, et j’ai laissé — vos genoux se meurtrir.En apprenant la mort — fatale de vos époux, la douleurque je ressens — excite ma vengeance à les venger. — Leroi Capanée était votre mari. Le jour — où il vous épousa,dans un moment pareil — à celui qui est venu pour moi,je rencontrai votre fiancé — près de l’autel de Mars ; vous étiezradieuse alors. — Le manteau de Junon n’était pas plusradieux que votre chevelure, — et ne la couvrait pas avecplus de profusion ; les épis de votre couronne — n’étaient alors ni battus, ni flétris ; la Fortune vous souriait, — fossettesaux joues ; Hercule, notre parent, — alors plus faible quevotre regard, mettait de côté sa massue — et s’affaissait sursa peau néméenne, — en jurant que ses muscles fléchissaient.Ô douleur ! ô temps ! — destructeurs terribles, vousdévorerez donc tout !

première reine.

Oh ! j’espère qu’un dieu, — qu’un dieu aura mis sa miséricordedans votre humanité — pour vous infuser sa forceet faire surgir — en vous notre sauveur !

thésée.

Oh ! debout, debout, veuve ! — Pliez ces genoux devantla Bellone casquée, — et priez pour moi, votre soldat… Jesuis troublé !

Il s’écarte.
deuxième reine.

— Honorée Hippolyte, — Amazone redoutée, toi qui astué — le sanglier hérissé de faux ; toi qui, avec ton brasaussi fort — qu’il est blanc, aurais réussi à faire de l’homme— le captif de ton sexe, si ton seigneur ici présent, — népour maintenir la création dans la hiérarchie — que lui aassignée la primitive nature, ne t’avait ramenée — dans leslimites que tu franchissais, en domptant — à la fois ta forceet ton affection ! Ô guerrière, — toi qui donnes la pitié pourcontre-poids à la rigidité, — toi qui maintenant, je lesais, as plus de pouvoir sur Thésée — qu’il n’en a jamais eusur toi, toi qui disposes de sa puissance — et de son amour,servilement suspendu — à la teneur de tes paroles, précieuxmiroir des femmes, — demande-lui pour nous, qu’a brûléesla guerre flamboyante, — l’ombre rafraîchissante de sonépée ! — Somme-le de l’étendre au-dessus de nos têtes ; —parle-lui avec tous les accents d’une femme, comme si tuétais — une de nous trois ; pleure plutôt que d’échouer ;— fléchis pour nous un genou, — mais ne touche pas la terre plus longtemps — que ne remue une colombe égorgée.— Dis-lui, si tu le voyais étendu sur le champ de carnage,la face tuméfiée, — montrant ses dents au soleil, grinçantà la lune, — dis-lui ce que tu ferais !

hippolyte.

N’en dites pas davantage, pauvre dame ; — j’aimerais autantprocéder avec vous à cette bonne œuvre — qu’à celleque je vais accomplir en ce moment, et pourtant je n’ai jamaispoursuivi — une entreprise aussi volontiers. Mon seigneurest saisi — de votre détresse jusqu’au fond de l’âme.Laissons-le réfléchir ; — je vais lui parler tout à l’heure.

TROISIÈME REINE, à Émilie.

Oh ! ma prière était — restée glacée, mais, dissoute enfinau feu de la douleur, — elle fond en larmes : ainsi le chagrinauquel l’expression manque — éclate en sanglots plusprofonds.

émilie.

Restez debout, de grâce ! — Vos souffrances sont écritessur vos joues.

troisième reine.

Oh ! malheur ! — Vous ne pouvez pas les lire là : c’estplus loin, à travers mes larmes, — que vous pouvez les apercevoircomme des cailloux ridés — au fond d’un ruisseautransparent. Madame, madame, hélas ! — celui qui veutconnaître tous les trésors de la terre — doit en connaîtrele centre ; celui qui veut surprendre en moi — le moindretourment doit jeter sa ligne — dans mon cœur. Oh ! pardonnez-moi !— le malheur extrême, qui aiguise certains esprits,— me rend folle.

émilie.

Je vous en prie, plus un mot, je vous en prie ! — Celuiqui, sous la pluie, ne peut ni la sentir ni la voir — ne saitce que c’est que d’être mouillé ni d’être sec ! Si vous étiez— l’esquisse de quelque peintre, je vous achèterais — comme une démonstration déchirante, pour me prémunir — contreune douleur mortelle. Mais, hélas ! — tendre sœur de notresexe, — votre chagrin me frappe si ardemment — qu’il doitse réverbérer contre — le cœur de mon frère et l’échaufferjusqu’à la pitié, — fût-il fait de pierre. Remettez-vous, degrâce !

thésée.

— En avant ! au temple ! n’omettons pas un détail — dela cérémonie sacrée !

première reine.

Oh ! cette célébration — durera plus longtemps et seraplus coûteuse que — la guerre implorée par vos suppliantes.Souvenez-vous que votre renommée — tinte à l’oreille dumonde : ce que vous faites vite — n’est pas fait étourdiment ;votre pensée première est supérieure — à la réflexionlaborieuse des autres ; votre préméditation — est plus forteque leurs actions ; mais, ô Jupiter ! vos actions, — dèsqu’elles se meuvent, comme des orfraies fondant sur lepoisson, — subjuguent avant de toucher ! Songez-vous, cherduc, — quels lits ont nos rois tués ?

deuxième reine.

Quelle angoisse pour nos lits — que nos chers époux n’enaient plus !

troisième reine.

Ils n’ont pas le lit qu’il faut aux morts. — À ceux qui,fatigués de la lumière de ce monde, ont, au moyen des cordes,— des couteaux, des poisons, des précipices, été enverseux-mêmes — les agents les plus horribles de la mort,à ceux-là la pitié humaine — accorde un peu de poussièreet d’ombre.

première reine.

Tandis que nos époux — gisent couverts d’ampoules sousun soleil dévorant. — Et c’étaient de bons rois quand ils vivaient !

thésée.

C’est vrai. — Je vous donnerai cette consolation — dedonner des tombeaux à vos maris morts : — pour y réussir,il y aura quelque besogne avec Créon.

première reine.

— Et c’est maintenant que cette besogne s’offre d’elle-mêmeà l’exécution. — C’est maintenant qu’elle doit s’accomplir.Demain la chaleur sera passée. — Alors un labeurinutile n’aura d’autre récompense — que sa propre sueur.Maintenant Créon est en pleine sécurité ; — il ne songemême pas que nous sommes devant votre puissance, — arrosantde nos larmes notre sainte prière — pour la rendreplus éclatante.

deuxième reine.

Maintenant vous pouvez surprendre Créon — ivre de savictoire.

troisième reine.

Et son armée pleine — du pain de la chair et de la fainéantise.

thésée.

Artésius, toi qui sais le mieux — mettre une armée enligne, équipe pour cette entreprise — les plus ardents à l’action,en nombre nécessaire — pour assurer le succès ; enrôleet fais marcher — nos plus dignes instruments ; tandisque nous dépêcherons — ce grand acte de notre vie, cet audacieuxassaut — de la destinée dans le mariage !

première reine.

Douairières, joignons nos mains ! — Veuves, à nos douleurs !Ce délai — nous livre encore à la famine de l’espérance.

toutes.

Adieu !

deuxième reine.

— Nous sommes venues mal à propos : mais le désespoir peut-il, — comme le jugement exempt d’angoisses, choisirle moment le plus propice — pour ses plus pressantes sollicitations ?

thésée.

Ah ! nobles dames, — l’entreprise que je vais tenter en cemoment est pour moi plus considérable — qu’aucuneguerre : elle m’importe plus que toutes les actions dont jeme suis tiré — ou que j’ai à affronter dans l’avenir.

première reine.

C’est proclamer plus haut encore — que notre causesera abandonnée.

Montrant Hippolyte.

Quand ses bras, — capables d’enchaîner Jupiter loin dusynode des dieux, t’enlaceront — à la clarté tutélaire dela lune, oh ! quand — les cerises jumelles de sa bouche laisseronttomber leur doux suc — sur tes lèvres enivrées, penseras-tualors — à des rois qui pourrissent ou à des reinesqui sanglotent ? Quel souci — auras-tu de ce que tu ne sentirasplus, quand ce que tu sentiras serait capable — defaire rejeter par Mars son tambour ? Oh ! si tu couches —une seule nuit avec elle, chaque heure de cette nuit-là —te retiendra en otage pour cent autres, et — tu n’auras plusde mémoire que pour les délices — auxquelles te convie cebanquet.

HIPPOLYTE, s’agenouillant, à Thésée.

Bien qu’il soit peu probable que — vous éprouviez detels transports, vous serez peut-être contrarié — que j’appuieune pareille requête ; mais je crois — que, si, par uneabstention de mon bonheur, — (abstention qui ne fait querendre les désirs plus profonds), je ne soulageais pas d’excessivessouffrances — qui réclament un remède immédiat,j’attirerais sur moi — la réprobation de toutes les femmes.Aussi, seigneur, — ferai-je ici l’essai de mes prières, —présumant bien qu’elles auront quelque force, — sinon, résolue à les condamner pour toujours au silence. — Ajournezla cérémonie que nous allions accomplir, — et suspendez— votre cuirasse devant votre cœur, autour de ce cou —qui est mon bien et que je prête généreusement — pourrendre service à ces pauvres reines.

TOUTES LES REINES, à Émilie.

Oh ! vite à l’aide ! — notre cause réclame votre génuflexion.

ÉMILIE, à Thésée.

Si vous n’accordez pas à ma sœur — sa requête avec lemême zèle, — le même empressement, la même générositéqu’elle — met à vous l’adresser, jamais à l’avenir je n’auraila hardiesse — de vous rien demander, ni l’imprudence —de prendre un mari.

thésée.

Relevez-vous, je vous prie ! — Je me supplie moi-mêmede faire — ce que vous me demandez à genoux. Pirithoüs,— emmène la fiancée ! Allez prier les dieux — pour monsuccès et pour mon retour ; n’omettez rien — dans cette cérémonieurgente. Reines, — suivez votre soldat.

À Artésius.

Vous, partez, comme je vous l’ai dit, — et venez nousrejoindre sur la plage d’Aulis avec — les forces que vouspourrez lever ; nous trouverons là — des troupes en réservepour une affaire — plus grave.

Sort Artêsius.
À Hippolyte.

Puisque notre mot d’ordre est la hâte, — j’imprime cebaiser sur ta lèvre groseille ; — ma mie, garde-le comme ungage de moi.

Au cortége.

Mettez-vous en marche ; — je veux vous voir partir.

Tous se dirigent vers le temple, excepté Thésée, Pirithoüs et les trois reines.
THÈSÈE, reprenant.

— Adieu, ma charmante sœur ! Pirithoüs, — fais célébrer scrupuleusement la fête ; qu’on ne l’écourte pas d’uneheure.

pirithoüs.

Seigneur, — je vais vous suivre de bien près ; la solenniténe peut être — dignement célébrée avant votre retour.

thésée.

Cousin, je vous commande — de ne pas bouger d’Athènes :nous serons de retour — avant que vous ayez terminécette fête, à laquelle je vous prie — de ne rien retrancher.Encore une fois, adieu tous !

première reine.

— Ainsi tu justifies pour toujours les acclamations dumonde.

deuxième reine.

— Et tu acquiers une divinité égale à celle de Mars.

troisième reine.

— Si elle n’est pas supérieure ; car — toi, qui n’es qu’unmortel, tu sais subordonner tes passions — à l’honneur divin ;tandis que les dieux eux-mêmes, dit-on, — gémissentsous leur empire.

thésée.

Si nous voulons être des hommes, — agissons ainsi : unefois subjugués par les sens, — nous perdons notre dignitéhumaine. Courage, mesdames ! — Nous allons chercherpour vous des consolations !

Fanfares. Ils sortent.

SCÈNE II.
[Thèbes. Un palais.]
Entrent Palémon et Arcite.
arcite.

— Cher Palémon, toi qui m’es plus cher par l’affectionque par le sang, — et qui es mon cousin le plus proche, tu n’es pas encore endurci — aux crimes de ce monde ; eh bien,quittons la cité — de Thèbes et ses tentations, pour ne pasternir davantage — le lustre de notre jeunesse ! — Ici noustrouverions autant de honte à vivre dans l’abstinence — quedans l’incontinence : car ne pas nager — dans le sens ducourant, ce serait risquer de sombrer, — ou tout au moinsde nous fatiguer en vains efforts ; et suivre — le torrentcommun, ce serait nous élancer dans un tourbillon —avec lequel il nous faudrait tourner, sous peine de nousnoyer ; et tout le prix de notre acharnement à le franchir —serait une vie épuisée.

palèmon.

Votre conseil — est acclamé par l’exemple. Que d’étrangesruines, — depuis le premier jour où noussommes allés à l’école, nous voyons — marcher dansThèbes ! Des cicatrices et des vêtements troués, — voilà leprofit de l’homme de guerre ; lui qui proposait — pour butà sa hardiesse l’honneur et les lingots d’or, — il ne lesobtient pas, bien qu’il les ait gagnés, et il est bafoué —par la paix, pour laquelle il a combattu ! Qui donc offrirades sacrifices — à l’autel ainsi dédaigné de Mars ? Mon cœursaigne — quand je rencontre de ces gens-là, et je souhaiteraisque l’altière Junon — reprit ses anciens accès dejalousie, — pour donner de l’ouvrage au soldat(13) et pourque la paix, purgée — de sa pléthore, sentit — la charitérevenir dans son cœur, aujourd’hui si dur, plus dur même— que ne pourrait l’être la discorde ou la guerre.

arcite.

N’êtes-vous pas au-dessous de la vérité ? — Ne rencontrez-vouspas d’autre ruine que le soldat dans — les ruelleset les méandres de Thèbes ? Vos premières paroles — donnaientà entendre que vous aviez — remarqué des détressesde plus d’une espèce : — n’en apercevez-vous aucune quiexcite votre pitié, — outre celle du soldat déconsidéré ?

palémon.

Oui : je plains — la détresse partout où je la trouve,mais celle surtout — qui, pour prix des sueurs d’un travailhonorable, — ne reçoit qu’un dédain glacial.

arcite.

Ce n’est pas de cela — que j’ai voulu parler d’abord : letravail est un mérite — qui ne compte pas à Thèbes ; jeparlais — des dangers qu’il y a pour nous, si nous voulonsgarder notre honneur, — à résider dans Thèbes, où toutmal — a la couleur du bien, où tout bien apparent — estun mal certain, où ne pas être exactement — pareil auxautres, c’est s’exposer à devenir un étranger, — et quelquechose comme un monstre.

palèmon.

Il est en notre pouvoir, — à moins que nous ne nous reconnaissionscomme les disciples des singes, de — rester lesmaîtres de notre manière d’être. Qu’ai-je besoin — d’affecterl’allure d’autrui, qu’on ne peut attraper — sans manquer à labonne foi, ou de m’enticher de la façon de parler d’un autre,quand — je puis me faire comprendre raisonnablement etsûrement, — en parlant sincèrement ma propre langue ?Suis-je donc obligé — par aucune noble obligation à suivrecelui — qui suit son tailleur jusqu’au jour où le sort voudra— que son tailleur le poursuive ? Ou bien fais-moi savoir —pourquoi mon propre barbier est damné, et avec lui — monpauvre menton, si ma barbe n’est pas taillée — juste augoût de tel favori ? Quels sont les canons — qui règlent ladistance de ma rapière à ma hanche, — qui m’enjoignentde la balancer avec ma main, ou de marcher sur la pointe dupied — quand la rue n’est pas sale ? Je prétends être — lecheval de volée, ou je ne suis pas — de l’attelage !… Aussibien, ces pauvres petites meurtrissures — n’ont pas besoinde plantain ; mais un fléau qui me déchire la poitrine, —presque jusqu’au cœur, c’est…

arcite.

Notre oncle Créon.

palêmon.

Lui, — le plus effréné tyran, lui, dont les succès —empêchent de craindre le ciel en persuadant à la scélératesse— qu’il n’y a rien au delà de son pouvoir ! lui qui donnepresque — la fièvre à la foi, et qui déifie seule — la versatilefortune ! lui qui dévoue exclusivement — les facultés detous les êtres agissants — à ses caprices et à ses actes ! luiqui exige pour lui-même le service des hommes — et, cequ’ils y gagnent, le butin et la gloire ! — lui qui ne craintpas de faire le mal et qui recule devant le bien ! Oh ! —qu’on fasse sucer par des sangsues tout le sang de mesveines — qui est parent du sien, et puissent-elles se détacheret tomber loin de moi — avec cette corruption !

arcite.

Cousin, âme pure, — quittons sa cour, afin de ne participeren rien — à son infamie criante ! Car le lait — doit seressentir du pâturage, et il nous faudrait être — ou rebellesou vils, et non plus seulement ses cousins par le sang, —mais par le caractère.

palémon.

Rien de plus vrai ! — J’imagine que les échos de sesforfaits ont assourdi — les oreilles de la justice céleste : lescris des veuves — leur redescendent à la gorge, sansobtenir — des dieux l’audience qui leur est due… Valérius !

Valérius entre.
valérius.

— Le roi vous appelle ; pourtant ayez des pieds deplomb — jusqu’à ce que l’excès de sa rage soit passé ! Lacolère de Phébus, — quand il cessa son fouet et s’indigna contre — les chevaux du soleil, n’était qu’un murmure àcôté — de cette éclatante furie.

palèmon.

Le moindre vent l’agite : — mais qu’y a-t-il ?

valérius.

— Thésée, dont la menace seule épouvante, lui a envoyé— un défi mortel, en jurant — la ruine de Thèbes : ils’avance pour sceller — l’engagement de son courroux.

arcite.

Qu’il approche ! — Si nous ne redoutions pas en lui lesdieux même, il ne nous causerait pas — la moindre terreur ;mais quel homme — peut garder seulement le tiersde sa propre valeur dans un cas comme le nôtre, — quandla lie de son action est la certitude — qu’il a tort ?

palémon.

Laissons là ce raisonnement ! — C’est à Thèbes que sontdus maintenant nos services, non à Créon. — Aussi bien, ily aurait déshonneur à être neutre dans sa cause, — rébellionà le combattre : nous devons donc — nous tenir à ses côtés,à la merci de notre destinée — qui a fixé notre dernièreminute.

arcite.

Oui, nous le devons. — Dit-on que la guerre est déclarée ?ou qu’elle le sera, — au refus de certaines conditions ?

valérius.

Elle est commencée ; — la nouvelle publique en est arrivée— avec le porteur même du défi.

palèmon.

— Allons trouver le roi ! S’il avait seulement — le quart decet honneur — dans lequel marche son ennemi, le sangqui est risqué par nous — le serait pour notre bien ; loind’être versé en pure perte, — il serait l’enjeu d’un trésor. Mais, hélas ! nos bras — n’étant pas secondés par nos cœurs,sur qui — doit tomber le coup fatal ?

arcite.

Que l’événement, — cet arbitre infaillible, nous le dise,— quand nous devrons tout savoir ; et marchons — au signalde notre destinée.

Ils sortent.

SCÈNE III.
[Devant une porte d’Athènes.]
Entrent Pirithoüs, Hippolyte et Émilie.
pirithoüs.

Pas plus loin !

hippolyte.

Adieu, seigneur. Rapportez mes vœux — à notre grandprince ; je n’oserais pas — mettre en question son succès ;pourtant je lui souhaite — un excès, un débordement depuissance qui lui permette, au besoin, — d’affronter la fortunecontraire. Courez à lui ! — Jamais réserve n’a gêné unbon capitaine.

pirithoüs.

Bien que je sache — que son océan n’a pas besoin dema pauvre goutte, je veux — qu’elle lui porte son tribut.

À Émilie.

Ma précieuse enfant, — que ces sentiments exquis, quele ciel infuse — à ses créatures les mieux trempées, continuentde trôner — dans votre cher cœur.

émilie.

Merci, seigneur ! Rappelez-moi — à notre frère tout-royal !Pour son triomphe, — je vais solliciter la grandeBellone ; et, — puisque, dans notre monde terrestre les pétitions ne sont pas — comprises sans présents, je lui offrirai— quelque chose qui, j’en suis sûre, la touchera…Nos cœurs — sont dans l’armée de Thésée, dans sa tente !

hippolyte.

Dans sa poitrine ! — Nous, nous avons fait la guerre, etnous ne savons pas pleurer — quand nos amis ceignentleur casque, ou s’embarquent sur mer, — quand on nousparle de bambins embrochés au bout d’une lance ou defemmes — qui, avant de manger leurs enfants, les ontbouillis — dans les larmes amères qu’elles versaient enles tuant. Si donc — vous attendiez de nous ces émotions defemmelette, nous — vous retiendrions ici à jamais.

pirithoüs.

Que la paix soit avec vous, — comme je vole à cetteguerre qui alors n’aura plus — rien à réclamer !

Il sort.
èmilie.

Comme son impatience — l’entraîne vers son ami ! Depuisle départ de Thésée, les jeux, — qui réclament du sérieuxet de l’habileté, ont à peine obtenu — de lui uneinsouciante exécution ; le gain — ne le rend pas attentif,ni la perte circonspect ! Mais — une affaire distrait sa main,une autre — préoccupe sa tête, sa sollicitude veillant indifféremment— sur ces jumelles si dissemblables ! L’avez-vousobservé, — depuis que notre grand prince est parti ?

hippolyte.

Avec beaucoup de soin, — et je ne l’en ai aimé quemieux. Tous deux ont campé ensemble — dans maintsparages dangereux et misérables, — affrontant périls etbesoins ; ils ont franchi — des torrents dont le moindre étaiteffrayant — par sa force et sa furie rugissante ; ils ont — combattuensemble là où la mort elle-même était embusquée,— et la destinée les a ramenés victorieux. Le nœud de leuramitié — est serré, emmêlé, enchevêtré avec tant de sincérité, avec tant de patience — par une main si profondémentadroite, — qu’il peut s’user, jamais se défaire. Je crois —que Thésée, partageant en deux sa conscience, et rendant— justice à l’un et à l’autre côté, ne saurait décider — lequelil aime mieux, Pirithoüs ou lui-même.

émilie.

Sans nul doute — il a une affection supérieure encore, etla raison ne saurait — nier que c’est vous. J’ai connu — untemps où je possédais une compagne de jeu ; — vous étiez àla guerre quand elle a enrichi la tombe — trop orgueilleusede lui faire un lit, et pris congé de la lune — qui pâlit àcet adieu ; chacune de nous — comptait alors onzeans.

hippolyte.

C’était Flavina.

émilie.

Oui. — Vous parlez de l’amitié de Pirithoüs et de Thésée.— La leur a plus de fond, elle est tempérée par plus de maturité,— elle est resserrée par un jugement plus fort, et l’onpeut dire que le besoin — qu’ils ont l’un de l’autre arrose —les racines de leur affection ; mais moi — et celle dont jeparle en soupirant, nous étions d’innocentes créatures ; —nous aimions, et, pareilles aux éléments — qui, sans savoircomment ni pourquoi, obtiennent — des effets rares parleur combinaison, nos âmes — étaient associées l’une àl’autre ; ce qu’elle aimait, — était approuvé par moi ; cequ’elle n’aimait pas, condamné, — sans forme de procès.Si je cueillais une fleur, — si je la mettais entre mes seinsqui commençaient alors, oh ! à peine, — à gonfler leursboutons naissants, il lui tardait — d’en avoir une toute pareillepour la déposer — dans un même berceau innocentoù, comme le phénix, — elle expirait dans un parfum !Dans mes cheveux pas un colifichet — qui ne fût pour elleun modèle. Les fantaisies toujours charmantes — de sa toilette même la plus négligée, je les suivais. — pour mes plussérieuses parures. Si mon oreille — avait saisi à la dérobéequelque air nouveau et si je le murmurais au hasard —d’une contrefaçon musicale, eh bien, c’était un refrain —auquel sa pensée s’arrêtait, se fixait — pour le fredonnerjusque dans son sommeil. De ce récit, — que tous lesinnocents connaissent bien et qui intervient ici — commeun bâtard de l’antique Gravité, voici la conclusion, — c’estque la véritable affection entre jeune fille et jeune fille peutêtre — plus forte qu’entre personnes du sexe différent.

hippolyte.

Vous êtes hors d’haleine ; — et toute cette volubilité sirapide est seulement pour déclarer — que, comme la jeuneFlavina, vous n’aimerez — jamais quiconque porte le nomd’homme.

émilie.

— Je suis bien sûre que non.

hippolyte.

Hélas ! ma faible sœur, — tout en reconnaissant que tute crois toi-même, — je ne puis te croire sur ce point, —pas plus que je ne pourrais me fier a un appétit morbide —ayant de la répugnance pour cela même qu’il réclame. Maisassurément, ma sœur, — si j’étais d’âge à me laisser persuaderpar vous, vous — en auriez dit assez pour m’arracherdes bras — du noble Thésée. Je vais rentrer — prier pourses succès, fermement assurée — que c’est moi, plutôt queson Pirithoüs, qui occupe — le trône suprême dans soncœur.

émilie.

Je ne suis pas — contre votre croyance ; mais je garde lamienne.

Elles sortent.

SCÈNE IV.
[Le champ de bataille devant Thèbes.]
On sonne la charge derrière la scène ; puis une retraite. Fanfare, Alors entre Thésée vainqueur ; les trois reines vont à sa rencontre, et se prosternent devant lui la face contre terre. Arcite et Palémon sont parmi les prisonniers.
première reine.

Qu’aucune étoile ne soit sombre pour toi !

deuxième reine.

Que le ciel et la terre — te soient pour toujours propices !

troisième reine.

À tous les souhaits de bonheur — qui pleuvent sur tatête, je crie Amen !

thésée.

— Les dieux impartiaux qui du haut des cieux — nousvoient, nous, leur troupeau mortel, reconnaissant ceux quis’égarent — et les châtient à leur heure… Allez chercher— les ossements de vos rois morts, et honorez-les — d’unetriple cérémonie ! Plutôt que de permettre qu’il y ait unelacune — dans les pieux rites, nous y suppléerions nous-mêmes.— Nous allons choisir les députés qui doivent vousréintégrer — dans vos dignités et achever l’œuvre — quenotre hâte laisse imparfaite… Sur ce, adieu, — et que lesyeux favorables du ciel se fixent sur vous !

Les reines sortent.

Quels sont ces prisonniers ?

un héraut.

— Des hommes de haute qualité, comme on en peutjuger — par leur équipement. Des gens de Thèbes nous ontdit — qu’ils sont les enfants des deux sœurs, les neveux duroi.

thésée.

— Par le cimier de Mars, je les ai vus dans la bataille,— pareils à deux lions, barbouillés de carnage, — faisantdes trouées dans mes troupes épouvantées ; j’ai fixé monattention — constamment sur eux ; car c’était un spectacle— digne des regards d’un dieu… Que m’a donc dit le prisonnier— à qui je demandais leur nom ?

le héraut.

Avec votre permission, ils s’appellent — Arcite et Palémon.

thésée.

Justement ; ceux-là, ceux-là ! — Ils ne sont pas morts ?

le héraut.

— Ils ne sont guère en état de vivre. Si on les avait pris— avant qu’ils eussent reçu leurs dernières blessures, onaurait — encore pu les sauver. Pourtant ils respirent, — etportent le nom d’hommes.

thésée.

Traitez-les donc comme des hommes ! — La lie de pareillesgens est un million de fois — supérieure au vin desautres. Que tous nos chirurgiens — se réunissent pour lesguérir ; n’épargnez pas — nos plus précieux baumes,prodiguez-les ! Leur vie a plus de prix à nos yeux — que Thèbestout entière. Plutôt que de les voir affranchis de cette captivité,et, comme ce matin, — alertes et libres, je voudraisles voir morts ; — mais j’aime quarante mille fois mieux —les voir en mon pouvoir — qu’au pouvoir de la mort. Emportez-lesvite — loin de cet air vif, pour eux meurtrier, et donnez-leurtous les soins — qu’un homme peut offrir à unhomme, et plus encore, pour ma gloire ! — Depuis que j’aiconnu les alarmes, les violences, les exigences de l’amitié,— les provocations de l’amour, la passion, le joug d’unemaîtresse, — le désir de la liberté, devenu fébrile et furieux,— m’a assigné pour but un idéal que la nature ne peut atteindre — sans bien des sacrifices, sans bien des défaillances de volonté, — sans bien des efforts de raison… Pour l’amour de moi, — au nom du grand Apollon, que nos meilleurs médecins — déploient leur plus profonde science ! Entrons dans la ville ; — puis, quand nous aurons groupé tout ce qui est dispersé, nous volerons à Athènes — en avant de notre armée.

Fanfare. Ils sortent.

SCÈNE V.
[Une plaine près de Thèbes.]
Entrent les trois reines, avec les cercueils de leurs royaux chevaliers, en solennité funèbre.
CHANT.

Apportez les urnes et les parfums.
Soupirs, vapeurs, assombrissez le jour.
Que notre tristesse semble plus sépulcrale que le sépulcre !
Baumes et résines, cris de désolation,
Fioles sacrées remplies de larmes,
Clameurs volant dans l’air effaré,
Prodiguez-vous, signes de deuil solennel,
Qui êtes les ennemis du plaisir à l’œil vif !
Nous ne convoquons ici que les douleurs.

troisième reine.

— Ce chemin funèbre mène à votre tombeau de famille :— Puisse la joie vous être rendue !… Que la paix dorme aveclui !

deuxième reine.

— Votre tombeau de famille est de ce côté !

première reine.

— De celui-ci est le vôtre. Les cieux nous prêtent —mille chemins différents pour un même but inéluctable.

troisième reine.

— Ce monde est une cité pleine de rues divergentes ; —et la mort est la place publique où chacune se rencontre.

Elles sortent par divers côtés.

ACTE II
SCÈNE I.
[Athènes Un jardin que domine la fenêtre d’une prison.]
Entrent le geôlier et le galant.
le geôlier.

Je ne puis me déposséder que de peu, ma vie durant ;pourtant je pourrai vous céder quelque chose ; pas beaucoup.Hélas ! la prison que je garde a beau être destinée auxgrands, il est rare qu’il en vienne. Pour un saumon vousprendrez nombre de goujons. Je passe pour avoir les pochesbien garnies, mais il ne me paraît guère que la renomméedise vrai ; je voudrais être réellement ce que je suiscensé être ! Au surplus, tout mon avoir, quel qu’il soit, jel’assurerai à ma fille au jour de ma mort.

le galant.

Monsieur, je ne demande rien de plus que ce que vousoffrez ; et je constituerai à votre fille l’avantage que je lui aipromis.

le geôlier.

Bon. Nous en causerons quand les fêtes seront passées.Mais avez-vous la promesse formelle de ma fille ? Quand çasera fait, je donne mon consentement.

le galant.

Je l’ai, monsieur.

Entre la fille du geôlier, traînant des nattes de jonc.

La voici qui vient.

le geôlier.

Votre ami et moi, nous parlions de vous par aventure,pour la vieille affaire ; mais en voilà assez pour le moment.Aussitôt que le remue-ménage de la cour aura cessé, nousmènerons l’affaire à fin : en attendant, veillez tendrementsur les deux prisonniers. Je puis vous dire que ce sontdes princes.

la fille du geôlier.

Ces nattes sont pour leur chambre. C’est dommage qu’ilssoient en prison, et ce serait dommage qu’ils en fussenthors. Je pense qu’ils ont une patience à faire honte à l’adversité.La prison même est fière d’eux ; et ils ont toutl’univers dans leur chambre.

le geôlier.

Ils sont tous deux renommés pour être des hommesaccomplis.

la fille du geôlier.

Sur ma parole, je crois que la renommée bégaie sur leurcompte. Ils supportent la douleur avec une fermeté au-dessusde tout éloge.

le geôlier.

Je les ai entendu citer comme les seuls qui se soientmontrés dans la bataille.

la fille du geôlier.

C’est fort vraisemblable ; car ce sont de nobles patients.Je me demande quelle attitude ils auraient eue, s’ils avaientété vainqueurs, eux qui avec une si noble constance saventextraire une liberté de la servitude, en faisant de la misèreleur joie et de l’affliction un risible hochet.

le geôlier.

Vraiment !

la fille du geôlier.

Il me semble qu’ils n’ont pas plus le sentiment de leurcaptivité que je n’ai celui de gouverner Athènes. Ils mangentbien, ont l’air gai, causent de maintes choses, mais pointde leur propre gêne ni de leurs désastres. Parfois pourtant,un soupir entrecoupé échappe, comme martyrisé, à l’und’eux ; et aussitôt l’autre lui adresse une si douce remontrance,que je souhaiterais d’être moi-même ce soupir pourêtre ainsi grondée, ou du moins la personne qui le poussepour être ainsi consolée.

le galant.

Je ne les ai jamais vus.

le geôlier.

Le duc en personne est venu pendant la nuit secrètement,ainsi qu’eux-mêmes. Pour quelle raison, je l’ignore.

Palémon et Arcite paraissent à la fenêtre de la prison(14).

Tenez, les voilà. C’est Arcite qui regarde dehors.

la fille du geôlier.

Non, monsieur, non ; c’est Palémon. Arcite est le pluspetit des deux ; vous pouvez le voir en partie.

le geôlier.

Allons, ne les montrez pas au doigt. Eux, ils ne voudraientpas faire de nous leur point de mire. Hors de leurvue !

la fille du geôlier.

C’est une fête de les regarder. Seigneur ! quelle différenceentre les hommes !

Le geôlier, sa fille et le galant sortent.
palémon.

— Comment allez-vous, noble cousin ?

arcite.

Comment allez-vous, seigneur ?

palémon

— Eh ! je me sens assez fort pour rire de la misère, —et affronter encore les chances de la guerre. Nous sommesprisonniers — pour toujours, je le crains, cousin.

arcite.

Je le crois ; — et à cette destinée j’ai patiemment : —soumis mes heures à venir.

palémon.

Oh ! cousin Arcite, — où est Thèbes maintenant ? où estnotre noble pays ? — Où sont nos amis, nos parents ?Jamais — nous ne retrouverons ces joies-là ; jamais nousne reverrons — les hardis jeunes gens lutter aux joutesde l’honneur, — décorés des couleurs de leurs dames —comme de grands navires sous voile ; plus jamais, du milieude leurs rangs, nous ne nous élancerons — avec la furiedu vent d’est pour les laisser tous derrière nous —comme des nuées paresseuses. Alors Palémon et Arcite, —d’un mouvement de leur jarret allègre, — dépassaient toutesles louanges et gagnaient les couronnes — avant d’avoireu le temps de les souhaiter. Oh ! plus jamais — nous ne nousexercerons aux armes, — comme les jumeaux de la gloire,et nous ne sentirons sous nous — nos chevaux fougueux,comme des vagues superbes ! Maintenant nos bonnes épées,— (le dieu de la guerre aux yeux rouges n’en porta jamaisde meilleures) — sont ravies de nos flancs ; elles vont seperdre, avec l’âge, sous la rouille, — et orner les templesdes dieux qui nous haïssent ; — plus jamais ces mains neles darderont comme des éclairs — pour en foudroyerdes armées entières !

arcite.

Non, Palémon ; — ces espérances sont prisonnièresavec nous ; nous sommes ici, — et ici les grâces de notrejeunesse doivent se flétrir, — comme un printemps tropprécoce. Ici l’âge doit nous atteindre, — et, ce qu’il y a de plus dur, Palémon, nous atteindre non mariés ! — Les douxembrassements d’une femme aimante, — surchargés debaisers, renforcés de mille Cupidons, — n’étreindront jamaisnos cous. Nul enfant ne nous reconnaîtra : — jamais nousne verrons d’images de nous-mêmes — pour la joie de notrevieillesse ; nous n’enseignerons pas à de jeunes aiglons— à regarder fixement les armes étincelantes, et nous neleur dirons pas : — Souvenez-vous de ce que furent vospères, et triomphez ! — Les jeunes filles aux beaux yeuxpleureront notre bannissement, — et maudiront dans leurschansons la fortune toujours aveugle, — jusqu’à ce que,honteuse, elle reconnaisse quel tort elle a fait — à la jeunesseet à la nature… Voici tout notre univers ; — nous ne connaîtronsici que nous deux ; — nous n’entendrons rien quel’horloge qui comptera nos malheurs. — La vigne mûrira,mais nous ne la verrons jamais ; — l’été viendra, et avectoutes ses délices, — mais l’hiver au froid mortel demeureratoujours ici.

palémon.

— C’est trop vrai, Arcite ! À nos limiers thébains — quiébranlaient l’antique forêt de leurs échos, — nous ne crieronsplus : hallali ! Nous ne brandirons plus — nos javelinesaffilées, en voyant fuir — devant nos rages, comme un carquoisparthe, le sanglier furieux, — frappé de nos traitsacérés ! Tous ces vaillants exercices, — (aliment, nourrituredes nobles âmes,) — sont ici terminés pour nous ; nousmourrons — finalement (ce qui est la malédiction de l’honneur)— enfants de la douleur et de l’ignorance !

arcite.

Pourtant, cousin, — du fond même de ces misères, —de toutes celles que la fortune peut nous infliger, — je voissurgir deux consolations, deux pures bénédictions, — s’ilplaît aux dieux de nous les continuer : une valeureuse patience,— et la joie pour nous de souffrir ensemble ! — Tant que Palémon est avec moi, que je meure — si je regardececi comme notre prison !

palémon.

Certainement, — c’est un bien suprême, cousin, quenos destinées — soient d’inséparables jumelles. Cela est vrai,deux âmes, — mises en deux nobles corps, ont beau subirles coups du hasard, pourvu qu’elles restent unies, —elles ne succombent jamais ; elles ne doivent pas succomber ;et, supposez qu’elles le puissent, — un homme decœur meurt comme il s’endort, et tout est fini.

arcite.

— Voulez-vous que nous fassions un digne usage de celieu — que tous les hommes haïssent tant ?

palémon.

Comment, gentil cousin ?

arcite.

— Regardons cette prison comme un sanctuaire sacré —qui nous préserve de la corruption des hommes pires. —Nous sommes jeunes, et nous désirons suivre les voies del’honneur ; — la liberté et une société vulgaire, — ce poisondes purs esprits, pourraient nous séduire et nous en écarter,— comme des femmes. Quelle noble félicité — y a-t-il,que notre imagination — ne puisse faire nôtre ? Ici, tousdeux ensemble, — nous sommes l’un à l’autre une mineinépuisable : — nous sommes l’un pour l’autre uneépouse, enfantant sans cesse — de nouveaux fruits d’amour ;nous sommes, l’un pour l’autre, père, amis, connaissances ;— nous sommes la famille, l’un, de l’autre. — Jesuis votre héritier, et vous êtes le mien ; ce lieu — est notrehéritage ; le plus dur oppresseur — n’oserait pas nous l’enlever.Ici, avec un peu de patience, — nous vivrons longtemps,nous aimant. Nulle satiété ne nous atteindra. — Ici,le bras de la guerre ne nous frappera pas, et les mers —n’engloutiront pas notre jeunesse. Si nous étions libres, — une femme pourrait légitimement nous séparer, ou une affaire ;— nous pourrions nous consumer en querelles ; l’enviedes méchants — chercherait à nous gagner. Je pourraistomber malade, cousin, — à votre insu, et périr ainsi —sans avoir votre noble main pour me fermer les yeux, — etvos prières pour invoquer les dieux. Mille accidents, — sinous étions hors d’ici, pourraient nous diviser !

palémon.

Vous m’avez rendu, — (je vous en remercie, cousin Arcite,)presque amoureux — de ma captivité. Quelle misère — c’estde vivre au dehors et partout ! — C’est une existence bestiale,il me semble ! Je trouve ici la vraie cour, — celle,j’en suis sûr, qui contient le plus de satisfaction ! Tous cesplaisirs — qui entraînent à la vanité les instincts des hommes,— je les connais maintenant, et je suis assez édifié — pourdéclarer au monde que ce sont autant d’ombres éclatantes— que le temps immémorial emporte comme il passe.— Que serions-nous devenus en vieillissant à la cour deCréon, — où le péché est justice, où la luxure et l’ignorance— sont les vertus des grands ? Cousin Arcite, — si les dieuxamis n’avaient pas trouvé ce lieu pour nous, — nous serionsmorts comme les mauvais vieillards, non pleurés, —et n’ayant pour épitaphe que les malédictions du peuple !— Dirai-je plus ?

arcite.

Je vous écouterais toujours.

palémon.

Écoutez. — A-t-on souvenir de deux êtres qui se soientaimés — plus que nous ne nous aimons, Arcite ?

arcite.

Assurément non.

palémon.

— Je ne crois pas possible que notre amitié — finissejamais.

arcite.

Avant notre mort, c’est impossible !

Émilie et sa suivante entrent dans le jardin.

— Et, après la mort, nos âmes seront admises — parmicelles qui aiment éternellement. Continuez, seigneur !

émilie.

— Ce jardin renferme un monde de délices. — Quelleest cette fleur ?

la suivante.

On l’appelle Narcisse, madame.

émilie.

— C’était un beau garçon, certes, mais un sot — de s’aimerlui-même : n’y avait-il pas alors assez de jeunes filles ?

ARCITE, à Palémon.

— De grâce, poursuivez.

palémon.

Oui.

ÉMILIE, à la suivante.

Peut-être avaient-elles toutes le cœur dur.

la suivante.

— Elles ne pouvaient être dures pour un être si beau.

émilie.

Tu ne le serais pas, toi ?

la suivante.

— Je crois que non, madame.

émilie.

Voilà une bonne fille. — Mais prenez garde à votre indulgence,pourtant !

la suivante.

Pourquoi, madame ?

émilie.

— Les hommes sont des fous.

ARCITE, à Palémon.

Voulez-vous continuer, cousin ?

émilie.

— Est-ce que tu ne pourrais pas broder des fleurs pareillesen soie, fillette ?

la suivante.

Oui.

émilie.

— Je veux avoir une robe qui en soit couverte ; et decelles-ci. — C’est une jolie couleur : cela ne ferait-il pas— à merveille sur une jupe, fillette ?

la suivante.

Délicieusement, madame.

ARCITE, à Palémon.

— Cousin ! cousin ! Qu’avez-vous, seigneur ? Eh bien,Palémon ?

palémon.

— Jamais avant ce moment je n’ai été en prison, Arcite.

arcite.

— Ah çà, qu’y a-t-il, mon cher ?

palémon.

Regardez, et admirez ! — Par le ciel, c’est une déesse !

arcite.

Ha !

palémon.

Inclinez-vous ! — C’est une déesse, Arcite.

ÉMILIE, à la suivante.

De toutes les fleurs, — il me semble que la rose est laplus belle.

la suivante.

Pourquoi, gentille madame ?

émilie.

— C’est le véritable emblème de la vierge ; — car, quandle vent d’ouest la courtise doucement, — avec quelle modestie elle s’épanouit, en reflétant le soleil — par ses chastesrougeurs ! Quand le vent du nord s’approche d’elle, — rudeet brusque, alors, toute chasteté, — elle renferme de nouveauses beautés dans son bouton, — et le laisse se ruersur de misérables épines.

la suivante.

Pourtant, chère madame, — parfois sa modestie s’épanouitsi bien — qu’elle se déflore. Une vierge, — ayant quelquehonneur, répugnerait — à prendre exemple sur elle.

émilie.

Tu es badine.

ARCITE, à Palémon.

— Elle est merveilleusement belle !

palémon.

Elle est toute la beauté existante.

émilie.

— Le soleil monte ; rentrons. Garde ces fleurs ; — nousverrons à quel point l’art peut approcher de ces couleurs.— Je suis prodigieusement gaie ; je rirais volontiers à présent.

la suivante.

— Moi, je m’étendrais volontiers, j’en suis sûre.

émilie.

Avec quelqu’un près de vous ?

la suivante.

— Cela dépendrait de l’arrangement, madame.

émilie.

Eh bien, fais un accord.

Elle sort avec la suivante.
palémon.

— Que pensez-vous de cette beauté ?

arcite.

Elle est rare.

palémon.

— N’est-elle que rare ?

arcite.

C’est une beauté incomparable.

palémon.

— Un homme ne pourrait-il pas bien se perdre pourl’aimer ?

arcite.

— Je ne puis dire si vous l’avez fait ; moi, je l’ai fait.— Maudits en soient mes yeux ! Maintenant je sens meschaînes.

palémon.

— Vous l’aimez donc ?

arcite.

Qui ne l’aimerait pas ?

palémon.

Et vous la désirez ?

arcite.

— Plus que ma liberté.

palémon.

Je l’ai vue le premier.

arcite.

Il n’importe.

palémon.

— Mais cela importe.

arcite.

Je l’ai vue aussi.

palémon.

Oui ; mais vous ne devez pas l’aimer.

arcite.

— Je ne prétends pas l’aimer, ainsi que vous l’aimez,jusqu’à l’adorer — comme un être céleste, comme unedéesse bienheureuse ; — moi, je l’aime comme une femme,et pour la posséder. — Ainsi nous pouvons l’aimer tous deux.

palémon.

Non, vous ne l’aimerez pas du tout.

arcite.

— Pas du tout ! qui donc m’en empêchera ?

palémon.

— Moi qui l’ai vue le premier ! moi qui ai pris possession,— le premier, par un regard, de toutes les beautés— révélées en elle à l’humanité ! Si tu l’aimes, — ou si tunourris l’espoir de ruiner mes vœux, — tu es un traître,Arcite, et un compagnon — aussi faux que tes titres sureux ! Amitié, parenté, — tous les liens qui existent entrenous, je les renie, — si tu penses un instant à elle !

arcite.

Oui, je l’aime. — Et, quand la vie de toute ma race endépendrait, — je ne puis faire autrement ; je l’aime de toutemon âme ; — si cela vous éloigne, adieu, Palémon ! — Jerépète que je l’aime ; et, en l’aimant, je prétends — être unamant aussi digne et aussi libre, — et avoir autant de droitssur sa beauté, — que n’importe quel Palémon, que n’importequel vivant — qui soit fils d’un homme.

palémon.

T’ai-je appelé ami ?

arcite.

— Oui, et vous m’avez trouvé tel. Pourquoi êtes-vousainsi ému ? — Laissez-moi raisonner froidement avec vous.Ne suis-je pas — une partie de votre sang, une partie devotre âme ? Vous m’avez dit — que j’étais Palémon, et quevous étiez Arcite.

palémon.

Oui.

arcite.

— Ne suis-je pas sujet à toutes les affections, — auxjoies, aux douleurs, aux colères, aux alarmes que peutéprouver mon ami ?

palémon.

Vous pouvez l’être.

arcite.

— Pourquoi alors auriez-vous cette prétention si insidieuse,— si étrange, si indigne d’un noble parent, — d’êtreseul à aimer ? Parlez sincèrement : me croyez-vous — indignede sa vue ?

palémon.

Non ; mais déloyal, — si tu recherches sa vue.

arcite.

Parce qu’un autre — a le premier vu l’ennemi, dois-jerester immobile, — et laisser déchoir mon honneur, et nepas charger ?

palémon.

— Oui, si cet ennemi n’est qu’une seule personne !

arcite.

Mais si cette seule personne — préfère combattre avecmoi !

palémon.

Qu’elle le dise alors, — et use de ta liberté ! Autrement,si tu la poursuis, — tu es comme le maudit qui hait sonpays, — un infâme scélérat !

arcite.

Vous êtes fou.

palémon.

Je dois l’être, — jusqu’à ce que tu redeviennes loyal,Arcite ; cela me regarde ! — Si, dans ma folie, je le fais courirdes risques, — si je te prends la vie, je n’aurai que tropraison.

arcite.

Fi, monsieur ! — Vous faites par trop l’enfant. Je prétendsl’aimer, — je ne puis pas ne pas l’aimer, je le dois,et je l’ose ; — et tout cela justement.

palémon.

Oh ! si seulement, si seulement — nous avions, toi, perñde,et moi, ton ami, cette chance — d’avoir une heure deliberté pour brandir — dans nos mains nos bonnes épées, jet’apprendrais vite — ce que c’est que de voler l’affection d’unautre ! — Tu es plus vil en cela qu’un filou ! — Mets seulementla tête une fois encore à cette fenêtre, — et, sur monâme, j’y clouerai ta vie.

arcite.

— Tu ne l’oserais pas, fou ; tu ne le pourrais pas ; tu esfaible. — Mettre ma tête à cette fenêtre ! J’y ferai passer toutmon corps, — et je sauterai dans le jardin, la première foisque je la verrai, — et je tomberai dans ses bras pour t’exaspérer.

Entre le geôlier.
palémon.

— Assez ! le gardien arrive ; je vivrai assez — pour tefaire sauter la cervelle avec mes chaînes.

arcite.

— Fais-le !

le geôlier.

Avec votre permission, messieurs…

palémon.

Eh bien, honnête gardien ?

le geôlier.

— Seigneur Arcite, vous devez vous rendre sur-le-champprès du duc. — Pourquoi ? je ne le sais pas encore.

arcite.

Je suis prêt, gardien.

le geôlier.

— Prince Palémon, je dois pour quelque temps vousenlever — la compagnie de votre beau cousin.

Il sort avec Arcite.
palémon.

Enlevez-moi aussi — la vie, quand il vous plaira !… Pourquoil’envoie-t-on chercher ? — Peut-être va-t-il l’épouser :il est beau, — et il est vraisemblable que le duc a remarqué— sa noblesse et sa mine… Mais quelle perfidie ! — Pourquoifaut-il qu’un ami soit un traître ! Si cela — lui vautune femme si noble et si belle, — que les honnêtes genscessent à jamais d’aimer. Une fois encore — je voudrais revoircette beauté !… Heureux jardin ! — Fruits et fleursplus heureux encore, qui vous épanouissez — à la clartéde ses yeux radieux ! Je voudrais, — pour toute la fortunede ma vie future, — être ce petit arbre là-bas, cet abricotieren fleur ! — Comme j’étendrais, comme j’élancerais mesbras coquets — à sa fenêtre ! Je lui offrirais un fruit — dignedu repas des dieux ; jeunesse et plaisir, — à mesure qu’ellegoûterait, seraient doublés pour elle ; — et, si elle ne devenaitpas céleste, je la ferais, du moins, — approcher tellementdes divinités qu’elles en seraient jalouses ; — et alorsje suis sûr qu’elle m’aimerait.

Entre le geôlier.

Eh bien, gardien ? — où est Arcite ?

le geôlier.

Banni. Le prince Pirithoüs — a obtenu sa mise en liberté ;mais il est contraint, — par serment et sous peine de mort,de ne jamais remettre le pied — dans ce royaume.

palémon.

C’est un homme bienheureux ! — Il reverra Thèbes, et ilappellera aux armes — les hardis jeunes gens qui, quandil les lancera à la charge, — se précipiteront comme un jetde flamme. Arcite aura la chance, — s’il ose se montrer unamant digne d’elle, — de pouvoir risquer un combat, afinde la conquérir ; — si alors il la perd, il n’est qu’un blêmecouard. — Que de milliers d’exploits il peut accomplir — pour l’obtenir, s’il reste le noble Arcite ! — Si j’étais en liberté,je ferais des choses — d’une si héroïque grandeur,que cette dame, — cette vierge rougissante contracterait lahardiesse virile — et essaierait de me violer !

le geôlier.

Monseigneur, pour vous aussi — j’ai des ordres.

palémon.

— L’ordre de m’enlever la vie ?

le geôlier.

— Non ; celui d’emmener votre seigneurie de cette chambre ;— les fenêtres sont trop larges.

palémon.

Que le diable emporte ceux — qui me persécutent ainsi !…Je t’en prie, tue-moi.

le geôlier.

— Oui, pour être pendu ensuite !

palémon.

Par cette bonne lumière, — si j’avais une épée, je tetuerais.

le geôlier.

Pourquoi, monseigneur ?

palémon.

— Tu apportes continuellement de si pitoyables, de siméchantes nouvelles ; — tu n’es pas digne de vivre !… Jene m’en irai pas.

le geôlier.

— En vérité, il le faut, monseigneur.

palémon.

Pourrai-je encore voir le jardin ?

le geôlier.

Non.

palémon.

— Alors j’y suis résolu, je ne m’en irai pas.

le geôlier.

Je dois — donc vous y contraindre ; et, comme vous êtesdangereux, — je vais vous surcharger de nouveaux fers.

palémon.

Faites, bon gardien. — Je les secouerai si fort que vous nedormirez pas ; — je vous ferai danser une nouvelle danse !…Faut-il que je m’en aille ?

le geôlier.

— Il n’y a pas de remède.

palémon.

Adieu, bonne fenêtre ! — Puisse le vent rude ne jamaiste heurter !… Oh ! ma dame, — si jamais tu as senti ce quec’est qu’un chagrin, — songe combien je souffre. Allons,qu’on m’enterre à présent.

Ils sortent.

SCÈNE II.
[À travers champs.]
Entre Arcite.
arcite.

— Banni du royaume ! c’est un bienfait, — une grâcedont je dois les remercier… Mais banni — de la librejouissance de la beauté pour laquelle je meurs ! — Oh !c’est une peine raffinée, une mort — qui dépasse l’imagination !C’est un châtiment — que, fussé-je vieux et méchant,toutes mes fautes — ne devraient pas m’attirer. Palémon,— tu as l’avantage à présent ; tu vas rester, toi, tu vas voir— chaque matin ses yeux splendides rayonner à ta fenêtre— et rapporter la vie ; tu pourras te repaître — des charmesd’une noble beauté — que la nature n’a jamais pu et nepourra jamais dépasser. — Dieux bons ! que Palémon a debonheur ! — Je gage vingt contre un qu’elle arrivera à lui parler ; — et, si elle est aussi affable qu’elle est belle, —j’affirme qu’elle est à lui ; il a un langage qui apprivoiserait— les tempêtes, et ferait raffoler les roches sauvages. Advienneque pourra, — le pire, c’est la mort. Je ne veux pasquitter ce pays ; — je sais que le mien n’est qu’un monceaude ruines, — et qu’on ne peut le relever. Si je pars, elle luiappartient. — Je suis résolu. Un changement de costume mesauvera, — ou consommera ma perte ; des deux manières,je suis satisfait : — je la verrai, je l’approcherai, ou je cesseraid’être.

Il se met à l’écart.
Entrent quatre campagnards ; le premier qui paraît est couronnéde fleurs.
premier campagnard.

— Mes maîtres, je veux y être, c’est décidé.

deuxième campagnard.

Et moi aussi, je veux y être.

troisième campagnard.

Et moi !

quatrième campagnard.

— Eh bien donc, je suis des vôtres, enfants ! On seragrondé, voilà tout. — Que la charrue chôme aujourd’hui !je la ferai caresser — demain par la queue de mes rosses.

premier campagnard.

Je suis sur — de rendre ma femme jalouse comme unedinde ; — mais c’est égal ; j’irai ; qu’elle grogne !

deuxième campagnard.

— Aborde-la vigoureusement demain soir, arrime-la bien,— et tout sera réparé.

troisième campagnard.

Oui, mettez-lui seulement — la verge au poignet, etvous la verrez — prendre une leçon nouvelle comme unebonne fille. — Tenons-nous tous pour la fête de mai ?

quatrième campagnard.

Si nous tenons ? Quel mal — y a-t-il ?

troisième campagnard.

Arcas sera là.

deuxième campagnard.

Et Sennoïs, — et Rycas ; et jamais trois meilleurs garçonsn’ont dansé — sous l’arbre vert ; et vous savez quelles fillesil y aura. Ha ! — mais le délicat magister, le maître d’école,— en tâtera-t-il, croyez-vous ? Car il fait tout, vous savez.

troisième campagnard.

— Il mangera son a b c d plutôt que d’y manquer, allez !— Les choses sont trop avancées entre — lui et la fille dutanneur pour qu’il laisse échapper l’occasion ; — et il fautqu’elle voie le duc, et il faut qu’elle danse, elle aussi.

quatrième campagnard.

— Allons-nous être des gaillards !

deuxième campagnard.

Que tous les garçons d’Athènes — déchaînent contre nousle vent du fessier ! Moi, je serai par ci, — et je serai par là,et je serai partout, — pour l’honneur de notre village ! Ha !enfants, hourrah pour les tisserands !

premier campagnard.

— Ça doit se passer dans les bois.

quatrième campagnard.

Oh ! pardonnez-moi !

deuxième campagnard.

— Oui, vraiment ; notre savant l’affirme ; — c’est là qu’ildoit édifier le duc — par une très-verbeuse harangue faiteen notre nom : il est parfait dans les bois. — Mettez-le enplaine, son savoir reste coi.

troisième campagnard.

— Nous verrons les fêtes : donc, chacun à la manœuvre !— Chers camarades, il faut absolument que nous répétions, — avant que ces dames nous voient ; comportons-nousgentiment, — et Dieu sait ce qui peut en advenir.

quatrième campagnard.

D’accord. Les jeux — une fois terminés, nous donneronsnotre représentation. En avant, enfants, et ferme !

ARCITE, s’avançant.

— Permettez, mes honnêtes amis !… Où allez-vous, jevous prie ?

quatrième campagnard.

— Où nous allons ? Ah ! quelle question !

arcite.

— Oui, c’est une question, pour moi qui n’en sais rien.

troisième campagnard.

Aux fêtes, mon ami.

deuxième campagnard.

— Où donc avez-vous été élevé, que vous n’en savez rien ?

arcite.

Pas loin d’ici, monsieur. — Il y a donc des fêtes aujourd’hui ?

premier campagnard.

Oui, morguienne, il y en a, — et comme vous n’en avezjamais vu. Le duc lui-même — sera là en personne.

arcite.

Quels sont les divertissements ?

deuxième campagnard.

— La lutte et la course… C’est un joli garçon.

troisième campagnard.

— Tu ne veux pas y venir ?

arcite.

Pas encore, monsieur.

quatrième campagnard.

Bien, monsieur, — prenez votre temps… Allons, enfants !

premier campagnard.

J’ai comme un soupçon — que ce gaillard-là a un fameuxcroc-en-jambe ! — Remarquez comme il a le corps bâtipour ça.

deuxième campagnard.

Je veux être pendu, — s’il ose se risquer. Lui, cette soupeaux pruneaux ! fi donc ! — Lui, lutter ! Il est bon à rôtir desœufs. Allons, partons, enfants !

Les campagnards sortent.
ARCITE, seul.

— Voici une occasion qui s’offre — et que je n’eusse pasosé souhaiter. J’ai été exercé à la lutte ; — les meilleurs jugesm’y trouvent excellent ; et, à la course, — moins rapideest le vent qui souffle sur un champ de blé — et en friseles riches épis ! Je vais me risquer ; — j’irai là sous quelquepauvre déguisement. Qui sait — si mon front nesera pas ceint de couronnes, — et si le bonheur ne m’élèverapas jusqu’à une région — où je pourrai vivre sous sesyeux ?

Il sort.

SCÈNE III.
[Athènes La prison.]
Entre la fille ou geôlier.
la fille du geôlier.

— Pourquoi faut-il que j’aime ce gentilhomme ? Il y agros à parier — qu’il n’aura jamais d’affection pour moi. Jesuis de basse condition, — mon père est l’humble gardiende sa prison, — et lui, c’est un prince. L’épouser, rêvesans espoir ! — Être sa maîtresse, folie ! Fi donc ! — Àquels élans nous autres, filles, nous sommes entraînées,— dès qu’une fois quinze ans nous atteignent. D’abord,je l’ai vu. — En le voyant, je l’ai trouvé charmant : — c’est l’homme le mieux fait pour plaire à une femme — (s’il luiplaît d’y consentir) que jamais — mes yeux aient aperçu.Ensuite, je l’ai plaint ; — et c’est ce qu’aurait fait toutejeune fille de ma nature, — ayant jamais, dans ses rêves,voué sa virginité — à un beau jeune homme. Et puis, jel’ai aimé, — aimé extrêmement, aimé infiniment. — Etpourtant il a un cousin, beau comme lui ; — mais dansmon cœur, il n’existe que Palémon, et là, — seigneur ! quelremue-ménage il fait ! L’entendre — chanter le soir, quel cielcela est ! — Et pourtant ses chants sont tristes. Jamais gentilhomme— n’eut un plus doux parler. Quand j’entre —pour lui apporter de l’eau le matin, d’abord — il incline sanoble personne, puis me salue ainsi : — « Jolie enfant,bonjour ! puisse ta bonté — te valoir un heureux mari ! »Une fois il m’a embrassée ; — j’en aimais mieux mes lèvresdix jours après. — Que n’en fait-il autant tous les jours !Il souffre beaucoup, — et je souffre autant que lui de levoir malheureux. — Que pourrais-je faire pour lui fairecomprendre que je l’aime ? — Car je voudrais tant qu’il fûtà moi… Si je me risquais — à lui rendre la liberté ?… Quedirait donc la loi ?… — Qu’importent la loi et la famille ! jele ferai, — cette nuit, ou demain. Il m’aimera !

Elle sort.

SCÈNE IV.
[Une grande place.]
Courte fanfare de cornets. Acclamations. Entrent Thésée, Hippolyte, Pirithoüs, Émilie, Arcite déguisé, portant une couronne ; puis des campagnards.
THÉSÉE, à Arcite.

Vous avez fait des prouesses ; je n’ai pas vu, — depuisHercule, un homme ayant des muscles plus fermes. — Qui que vous soyez, vous êtes le meilleur coureur, le meilleurlutteur — que puissent reconnaître ces temps.

arcite.

Je suis fier de vous plaire.

thésée.

— Quelle contrée vous a vu naître ?

arcite.

Celle-ci ; mais bien loin, prince.

thésée.

— Êtes-vous gentilhomme ?

arcite.

Mon père l’a déclaré, — en consacrant ma vie à ces noblesexercices.

thésée.

— Êtes-vous son héritier ?

arcite.

Son plus jeune, seigneur.

thésée.

Votre père — assurément est un heureux sire. Qu’est-cequi prouve votre qualité ?

arcite.

— Un peu de tous les nobles mérites. — J’ai su tenir unfaucon et crier : Hallali ! — à une épaisse même de chiens ;je n’ose vanter — mon adresse à l’équitation, pourtant ceuxqui m’ont connu — ont déclaré que c’était mon plus grandtalent ; enfin, et surtout, — je puis passer pour un soldat.

thésée.

Vous êtes accompli.

pirithoüs.

— Sur mon âme, c’est un homme distingué.

émilie.

Il l’est.

pirithoüs.

— Comment le trouvez-vous, madame ?

hippolyte.

Je l’admire. — Je n’ai jamais vu si jeune homme si noblementdoué, — pour peu qu’il dise vrai.

émilie.

Croyez — que sa mère était une femme merveilleusementbelle ; — sa figure, il me semble, tient d’elle.

hippolyte.

Mais son corps — et son esprit fougueux illustrent un vaillant père.

pirithoüs.

— Remarquez comme sa valeur, ainsi qu’un soleil voilé,— brille à travers ses infimes vêtements.

hippolyte.

Il est bien né, assurément.

thésée.

— Qu’est-ce qui vous a fait venir ici, monsieur ?

argite.

Le désir, noble Thésée, — d’acquérir un nom et d’offrirmes meilleurs services — à ton mérite si universellementadmiré ; — car ta cour est la seule au monde — qu’habitel’Honneur à l’œil limpide.

pirithoüs.

Toutes ses paroles sont dignes.

thésée.

— Monsieur, nous vous sommes très-redevables pourvotre voyage, — et vous ne perdrez pas vos souhaits… Pirithoüs,— disposez de ce beau gentilhomme.

pirithoüs.

Merci, Thésée !

À Arcite.

— Qui que vous soyez, vous êtes à moi ; et je vous consacre— au plus noble service, à cette dame, — à cette jeunevierge radieuse.

Il montre Émilie.

Veuillez rendre hommage à ses perfections. — Vous avezaujourd’hui par vos prouesses honoré son beau jour de naissance,— et il vous est dû de lui appartenir ; baisez sa joliemain, monsieur.

arcite.

— Monsieur, vous êtes un noble donateur.

À Émilie.

Très-chère beauté, — laissez-moi sceller ainsi l’engagementde ma foi. Si jamais votre serviteur, — votre très-indignecréature, vous offense, — commandez-lui de mourir,il mourra.

émilie.

Ce serait trop cruel. — Je verrai bientôt, monsieur, sivous êtes méritant. — Vous êtes à moi ; et j’aurai pour vousdes égards — un peu au-dessus de votre rang.

pirithoüs.

— Je vais vous faire équiper ; et, puisque vous dites — quevous êtes un cavalier, je me fais un devoir de vous inviter— à chevaucher cette après-midi ; mais c’est une rudebête.

arcite.

— Je ne l’en aime que mieux, prince ; je suis sûr alors— de ne pas geler en selle.

THÉSÉE, à Hippolyte.

Chère, il faut vous préparer ; — et vous, Émilie, et vous,ami, et tous. — Demain, dès l’aube, nous célébrerons —Mai fleuri dans le bois de Diane… Servez bien, monsieur,— votre maîtresse… Émilie, j’espère — qu’il n’ira pas àpied.

émilie.

Ce serait une honte, monsieur, — quand j’ai des chevaux…Choisissez ; et — faites-moi seulement savoir tout cedont vous aurez besoin. — Si vous me servez fidèlement, j’ose vous assurer — que vous trouverez en moi une affectueusemaîtresse.

arcite.

Si je ne le fais pas, — que je subisse ce qui fit toujourshorreur à mon père, — la disgrâce et les coups !

thésée.

— Allez, ouvrez la marche, vous l’avez bien gagné… —Il en sera ainsi. On vous rendra tous les honneurs — dusà la gloire que vous avez gagnée ; autrement, ce serait inique.— Diantre ! ma sœur, vous avez un serviteur — qui,si j’étais femme, serait bientôt le maître, — mais vous êtessage.

émilie.

Oui, je l’espère, seigneur, trop sage pour cela.

Fanfare. Ils sortent.

SCÈNE V.
[Une salle dans la prison.]
Entre la fille du geôlier.
la fille du geôlier.

— Que tous les ducs et tous les démons rugissent, — ilest en liberté ! J’ai risqué l’aventure pour lui, — et je l’aimené dans un petit bois — à un mille d’ici. Je lui ai indiquéun cèdre qui, — plus haut que tous les autres, s’étendcomme un platane — le long d’un ruisseau ; il restera làcaché — jusqu’à ce que je lui apporte une lime et des aliments ;car — ses bracelets de fer ne sont pas encoreenlevés. Ô amour ! — quel enfant intrépide tu es ! Monpère, — plutôt que de faire cela, aurait enduré le froid desfers. — Je l’aime au-delà de tout amour, au-delà de touteraison, — de tout bon sens, de toute prudence. Je le lui ai fait connaître. — Peu m’importe ; je suis désespérée ! Si lajustice — me découvre et me condamne pour ce que j’aifait, des filles, — des vierges au cœur honnête, chanterontmon éloge funèbre, — et diront à la postérité que mamort a été noble, — presque celle d’une martyre. Lechemin qu’il prendra — sera aussi mon chemin, j’y compte ;assurément, il ne peut — être assez inhumain pour melaisser ici. — S’il le fait, les filles ne se fieront plus — siaisément aux hommes. Et pourtant il ne m’a pas remerciée— de ce que j’ai fait ; non, il ne m’a pas même embrassée ;— et cela, il me semble, n’est pas si bien ! Et à peine— ai-je pu le décider à redevenir libre, — tant il avait descrupules sur le tort qu’il faisait — à mon père et à moi.Pourtant j’espère — que, quand il réfléchira davantage, cetamour — prendra en lui plus de racine. Qu’il fasse — cequ’il voudra de moi, pourvu qu’il me traite affectueusement !— Car il doit me traiter ainsi, ou je proclamerai, — àsa face même, qu’il n’est pas un homme. Je vais immédiatement— lui procurer le nécessaire, et empaqueter meshardes, — et je m’aventurerai dans n’importe quel sentier,— pourvu qu’il soit avec moi ! Près de lui, comme sonombre, — je demeurerai toujours. Avant une heure il yaura — un hourvari par toute la prison ; je serai alors — àembrasser l’homme qu’ils chercheront. Adieu, mon père.— Ayez beaucoup de prisonniers pareils, et de filles pareilles,— et vous serez vite réduit à vous garder vous-même.Maintenant, à lui !

Elle sort.

ACTE III
SCÈNE I.
[Un hallier.]
Fanfares de cornets sur plusieurs points. Rumeurs et cris comme ceux de la foule à la fête de Mai.
Entre Arcite.
arcite.

— Le duc a perdu Hippolyte ; chacun a pris — un chemindifférent. C’est aujourd’hui la célébration solennelle— qu’on doit à Mai fleuri, et les Athéniens s’en acquittent— par la plus cordiale cérémonie… Oh ! ma reine Émilie,— plus fraîche que Mai, plus suave — que tous les boutonsd’or des branches, que toutes — les verroteries émailléesde la prairie et du jardin !… Oui, — tu peux défier larive même de la nymphe — qui fait que le ruisseau sembletout en fleurs ; ô toi, joyau — des bois, joyau de l’univers,partout tu fais un lieu béni — par la seule présence…Puissé-je, — pauvre homme que je suis, intervenir bientôtdans sa rêverie, — et couper court à de froides pensées !…Chance trois fois heureuse — de tomber sur unetelle maîtresse ! Espérance, — tu en es bien innocente !Dis-moi, ô dame Fortune, — toi, ma souveraine aprèsÉmilie, jusqu’à quel point — je puis être fier… Elle a pourmoi de grands égards, — elle m’a placé près d’elle ; et,dans cette belle matinée, — la plus printanière de toutel’année, elle m’a fait présent — d’une paire de chevaux ;deux coursiers pareils seraient dignes — d’être montés pardeux rois sur un champ de bataille — où se décideraient leurs titres à la couronne… Hélas ! hélas ! — pauvre cousinPalémon, pauvre prisonnier ! tu — songes si peu à monbonheur que — tu te crois le plus fortuné des êtres de te trouver— si près d’Émilie ; tu me supposes à Thèbes, — et làmisérable, quoique libre ; mais si — tu savais que ma maîtressen’effleure de son souffle, et — que j’entends son langage,que je vis sous ses yeux, oh ! petit cousin, — quellecolère te saisirait !

Palémon, sortant d’un buisson, paraît chargé de chaînes, et montre le poing à Arcite.
palémon.

Perfide parent ! — Tu t’apercevrais de ma colère, si cesinsignes — de la prison m’étaient enlevés, et si cette main— tenait seulement une épée. Par tous les serments en unseul, — devant la justice de mon amour, je te ferais —confesser ta trahison. Ô toi, l’être le plus perfide — quiait jamais porté un noble visage ! le plus dénué d’honneur— qui ait jamais eu de nobles dehors ! le cousin le plusfaux — dont jamais le sang ait fait un allié ! tu dis qu’elleest à toi ! — Je prouverai sous mes chaînes, avec ces mains— désarmées, que tu mens, et que tu es — un vrai larrond’amour, un seigneur de paille, — indigne du nom même devilain ! Si j’avais une épée, — et que ces entraves me fussentôtées…

arcite.

Cher cousin Palémon !

palémon.

— Fourbe cousin Arcite, parle-moi un langage — qui soitd’accord avec tes actes.

arcite.

Ne trouvant pas — dans le fond de mon cœur de jargonassez grossier — pour me conformer à votre vocabulaire,je m’astreins — à la dignité de cette réponse : C’est votrecolère — qui s’abuse ainsi ; étant votre ennemie, — elle ne peut m’être bonne. Je chéris — l’honneur et l’honnêteté,et je m’appuie sur eux, quoique — vous les supprimiezen moi, et d’accord avec eux, beau cousin, — je maintiendraima conduite. Veuillez, je vous prie, — exprimer vosgriefs en termes généreux, puisque — vous avez affaire àun égal qui prétend — se frayer son chemin avec la résolutionet l’épée — d’un vrai gentilhomme.

palémon.

Tu aurais cette audace, Arcite !

arcite.

— Mon petit cousin, mon petit cousin, vous avez apprisà connaître — combien je sais oser ; vous m’avez vu userde mon épée — contre l’avis de la frayeur. Assurément —vous n’entendriez pas un autre mettre mon courage endoute sans que votre silence — éclatât, fût-ce dans lesanctuaire.

palémon.

Monsieur, — je vous ai vu agir en plus d’un endroit demanière — à prouver pleinement votre courage ; on vousappelait — un bon chevalier et un brave. Mais toute la semainen’est pas belle, — s’il pleut un jour. Les hommesperdent — leur vaillant caractère, quand ils inclinent à latrahison ; — et alors ils combattent comme des ours forcésà la lutte qui fuiraient bien — s’ils n’étaient pas attachés.

arcite.

Parent, vous pourriez aussi bien — dire cela et le débiterà votre miroir — qu’à l’oreille d’un homme qui désormaisvous dédaigne.

palémon.

Viens donc à moi ! — Délivre-moi de ces froides entraves,donne-moi une épée, — fût-elle rouillée, et fais-moi— la charité de quelque aliment ; présente-toi alors devantmoi, — une bonne épée à la main, et dis seulement — qu’Émilie t’appartient, je te pardonnerai — le mal que tum’auras fait, ma mort même, — si alors tu triomphes ; etsi, dans les ombres, les braves âmes — de ceux qui sontmorts virilement me demandent — des nouvelles de laterre, ils obtiendront de moi cette seule réponse, — quetu es brave et noble.

arcite.

Soyez donc satisfait ; — retournez à votre épineuse demeure.— À la faveur de la nuit, j’y viendrai — avec desaliments réparateurs ; ces chaînes, — je les limerai ; vousaurez des vêtements, et — des parfums pour détruire cetteodeur de prison ; après, — quand vous voudrez vous mettreen garde, dites seulement : « Arcite, — je suis prêt ! » vousaurez à votre choix — une épée et une armure.

palémon.

Ô ciel ! un être aussi noble — ose-t-il soutenir une causeaussi criminelle ! Il n’y a — que l’unique Arcite ; il n’y aqu’Arcite — pour avoir tant de hardiesse en une telle affaire.

ARCITE, ouvrant les bras à Palémon.

Bien-aimé Palémon…

palémon.

— Je vous embrasse, vous et votre offre ; c’est pour votreoffre seulement que je le fais, monsieur ; quant àvotre personne, — je ne puis, sans hypocrisie, lui souhaiter— rien de plus que l’entaille de mon épée.

Fanfare de cors.
arcite.

Vous entendez les cors ; — rentrez dans votre solitude,de peur que notre convention — ne soit entravée avantl’exécution. Donnez-moi votre main ; adieu ! — Je vous apporteraitout ce qui sera nécessaire ; je vous en prie, — ducourage et de la force !

palémon.

De grâce, tenez votre promesse, — et agissez le sourcil froncé ! Il est bien certain — que vous ne m’aimez pas ;soyez rude avec moi, et — débarrassez votre langage decette huile. Par l’air que je respire, — je pourrais pourchaque parole rendre un soufflet. Mon ressentiment — ne selaisserait pas calmer par la raison.

arcite.

C’est parler franchement ! — mais n’exigez pas de moiun dur langage : quand j’éperonne — mon cheval, je ne legronde pas ; la sérénité et la colère — n’ont chez moi qu’unvisage.

Sons du cor.

Écoutez, monsieur ! on appelle — au banquet les convivesépars ; vous devez supposer — que j’ai là un office.

palémon.

Monsieur, votre présence là-bas — ne peut plaire au ciel ;et je sais que votre emploi — n’a été obtenu qu’injustement.

arcite.

J’y ai de bons titres, — j’en suis persuadé ; mais à cettedouloureuse question qui nous divise, — il n’y a d’autreremède qu’une saignée. Je demande instamment — que vousléguiez ce plaidoyer à votre épée, — et que vous n’en parliezplus.

palémon.

Rien qu’un mot : — vous allez de ce pas contempler mamaîtresse ; — car, remarquez-le bien, elle est à moi.

arcite.

Allons donc !

palémon.

Allons, je vous en prie, — vous parlez de me nourrirpour me donner de la force, — et vous allez maintenantvoir un soleil — qui fortifie tout ce qu’il voit ; vous avez là— un avantage sur moi ; mais jouissez-en — jusqu’à ceque je puisse imposer mon remède. Adieu !

Ils se séparent.

SCÈNE II.
[Un carrefour dans la forêt.]
Entre la fille du geôlier.
la fille du geôlier.

— Il s’est mépris sur le fourré que je lui indiquais, et ils’en est allé — suivant sa fantaisie. Le matin maintenantest tout proche… — N’importe ! je voudrais qu’il fit unenuit perpétuelle, — et que les ténèbres fussent maîtressesdu monde… Écoutons ! c’est un loup !… — En moi le chagrina tué la peur et je ne me soucie — de rien, excepté dePalémon : — je ne m’inquiéterais pas d’être dévorée parles loups, pourvu — qu’il eût sa lime. Si je le hélais !… — jene sais pas héler ; si je criais ?… eh bien après ? — Pour peuqu’il ne me répondit pas, j’appellerais un loup, — et voilàtout le service que je lui rendrais… J’ai entendu — d’étrangeshurlements pendant cette longue nuit ; ne serait-cepas — qu’ils ont fait de lui leur proie ? Il n’a pas d’armes ;le bruit de ses fers — a pu appeler l’attention des animauxféroces qui ont en eux — l’instinct de reconnaître un hommedésarmé, et savent — flairer la résistance, partout où elle est.J’affirmerais — qu’il a été mis en pièces ; un grand nombrehurlaient à la fois, — et c’est alors qu’ils l’ont mangé !voilà la vérité !… — Ayons le courage de sonner la cloche… Àquoi bon ? — Du moment qu’il n’est plus, tout est fini… Non,non, je mens ; — mon père sera pendu pour cette évasion ;— moi-même, je serai réduite à mendier, si je tiens à lavie assez — pour nier mon action ; mais je ne voudrais pasla nier, — quand je devrais subir des douzaines de morts !…Je suis tout étourdie ; — je n’ai pas pris de nourriture depuisdeux jours ; — j’ai avalé un peu d’eau ; — je n’ai pas fermé les yeux, — excepté pour chasser la saumure de mespaupières. Hélas !… dissous-toi, ma vie ! — ne laisse pasma raison se troubler, — de peur que je ne me noie, — queje ne me poignarde, que je ne me pende ! — Ô existence,écroule-toi toute en moi, — puisque les meilleurs appuisont été emportés !… Maintenant, quel chemin ?… — Lemeilleur chemin est le chemin direct de la tombe ; — chaquepas qui m’en distrait est un tourment… Tenez, — lalune est couchée, les grilions crient, le chat-huant —annonce l’aube ! Chacun a fait son office, — exceptémoi qui ai échoué ; mais toute la question, — c’est d’enfinir.

Elle sort.

SCÈNE III.
[Le hallier.]
Entre Arcite avec des aliments, du vin et des limes.
arcite.

— Je dois être près de l’endroit… Holà ! cousin Palémon !

Paraît Palémon.
palémon.

Arcite ?

arcite.

— Lui-même. Je vous ai apporté de la nourriture et deslimes. — Avancez, et ne craignez rien. Il n’y a pas deThésée ici.

palémon.

— Non, nul d’aussi honnête, Arcite.

arcite.

Ce n’est pas la question : — nous argumenterons là-dessus plus tard. Allons, prenez courage ; — vous n’allez pasmourir ainsi comme une brute. Tenez, monsieur, buvez ;— je sais que vous êtes faible. Je causerai plus tard avec vous.

palémon.

— Arcite, tu pourrais n’empoisonner maintenant.

arcite.

Je le pourrais ; — mais il faudrait d’abord que j’eussepeur de vous. Asseyez-vous ; et, une fois pour toutes, — renonçonsà ces vains parlages ! N’allons pas, — ayant avecnous notre vieille réputation, — bavarder comme des niaisou des lâches !… À votre santé !

Il boit.
palémon.

Soit !

arcite.

— Asseyez-vous donc, je vous prie : et laissez-moi voussupplier, — par tout ce que vous avez d’honneur et d’honnêteté,— de ne plus faire mention de cette femme ! Celanous troublerait ; — nous aurons plus tard tout le temps.

palémon.

Bien, monsieur, je vous fais raison.

arcite.

— Buvez une bonne et cordiale rasade ! Cela fait du bonsang, mon cher. — Ne sentez-vous pas que cela vousdégèle ?

palémon.

Arrêtez ; je vous le dirai — après une rasade ou deux deplus.

arcite.

Ne vous gênez pas ; — le duc en a encore, mon petitcousin. Mangez maintenant.

palémon.

Oui.

arcite.

Je suis bien aise — que vous ayez si bon appétit.

palémon.

Je suis plus aise encore — d’avoir, pour le satisfaire, unsi bon repas.

arcite.

N’est-ce pas une folle habitation — que ces forêts farouches,cousin ?

palémon.

Oui, pour ceux — qui ont une conscience farouche.

arcite.

— Comment trouvez-vous ces mets ? Votre faim n’a pasbesoin, je le vois, d’assaisonnement.

palémon.

Non. — Mais, si elle en avait besoin, le vôtre aurait tropd’aigreur, doux cousin. — Qu’est ceci ?

arcite.

De la venaison.

palémon.

C’est une viande succulente. — Donnez-moi encore duvin : cette fois, Arcite, aux belles — que nous avons connuesdans le temps !… À la fille du seigneur intendant ! — Vousla rappelez-vous ?

Il lui tend la coupe.
arcite.

Après vous, cousin.

palémon.

— Elle aimait un homme aux cheveux noirs.

arcite.

Elle l’aimait. Eh bien, après ?

palémon.

— Et cet homme, je l’ai ouï appeler Arcite, et…

arcite.

— Achevez, morbleu !

palémon.

Elle le rencontra sous une treille… — Et que fit-elle là,cousin ? Elle y joua du virginal ?

arcite.

— Elle y fit certes quelque chose, monsieur.

palémon.

Qui la rendit dolente un mois, — ou deux, ou trois, oudix.

arcite.

La sœur du majordome — eut aussi se part, si je m’ensouviens bien, cousin ; — autrement il y aurait eu bien desfables en circulation. Vous allez boire à sa santé ?

palémon.

Oui.

arcite.

— C’est une bien jolie brune ! Il y avait un temps — oùles jeunes gens allaient à la chasse, et il y avait un bois, —et il y avait un gros hêtre ; et là aboutit une histoire…

Soupirant.

— Hé ! bo !

palémon.

Pour Émilie, sur ma vie !… Imbécile, — assez de cettegaîté forcée ! Je répète — que ce soupir a été poussé pourÉmilie. Vil cousin, — oses-tu rompre le premier notre engagement ?

arcite.

Vous vous égarez.

palémon.

Par le ciel et la terre, — il n’y a en toi rien d’honnête.

arcite.

Alors, je vous quitte ; — vous êtes une bête féroce, àprésent.

palémon.

Je suis tel que tu me fais, traître.

arcite.

— Voilà tout ce qui est nécessaire : limes, chemises,parfums. — Je reviendrai dans deux heures, et j’apporterai— ce qui calmera tout !

palémon.

Une épée et une armure ?

arcite.

— Comptez sur moi. Vous êtes maintenant par tropbrutal. Adieu. — Ôtez toute votre ferraille ; vous ne manquerezde rien.

palémon.

— Maroufle !

arcite.

Je n’écoute plus rien.

Il sort.
palémon.

S’il tient parole, il est mort.

Il sort.

SCÈNE IV.
[Une autre partie du bois.]
Entre la fille du geôlier.
la fille du geôlier.

— J’ai bien froid ; et aussi toutes les étoiles ont disparu, —les petites étoiles, et toutes celles qui scintillent comme despaillettes. — Le soleil a vu ma folie… Palémon !… — Hélas !non… il est au ciel… Où suis-je maintenant ? — Voilàla mer là-bas, et voilà un navire ! comme il roule ! — Etvoilà une roche cachée sous l’eau qui le guette… — Là, là,il se heurte contre elle ! Là, là, là ! — Il se déclare une voied’eau, une solide ! comme ils crient !… — Mettez-la sous le vent, ou vous perdez tout ! — Larguez une voile ou deux,et virez de bord, enfants ! — Bonsoir ! bonsoir ! vous voilàpartis… J’ai bien faim ; — je voudrais trouver une belle grenouille !elle me donnerait — des nouvelles de toutes les partiesdu monde ; alors je ferais — d’un coquillage une caraque,et je voguerais — par l’est et le nord-est jusque chez le roides Pygmées ; — car il dit supérieurement la bonne aventure.Et mon père ! — Vingt contre un qu’il sera balancéen un tour de main — demain matin, je n’en dirai pasun mot.

Elle chante.

Car je couperaî ma cotte verte à un pied au-dessus du genou,
Et j’émonderai mes tresses blondes d’un pouce au-dessous de mon œil.
Hey, nonny, nonny, nonny.

Il m’achètera une verge blanche pour chevaucher
Et j’irai le chercher par le monde qui est si vaste.
Hey, nonny, nenny, nonny.

— Oh ! je voudrais avoir, comme le rossignol, une épine —où appuyer ma poitrine ! Autrement je vais ronfler commeune toupie.

Elle sort.

SCÈNE V.
[Une clairière.]
Entrent Gerrold, quatre campagnards déguisés en danseurs moresques (un d’eux figurant le Bavien), cinq filles et un joueur de tambourin.
gerrold.

Fi ! fi ! — quelle fastidiosité et quelle insanité — chezvous tous ! Me suis-je évertué si longtemps — à vous inculquerles rudiments, à vous les faire téter, — et, pour employerune figure, à vous prodiguer — la compote même et la moelle de mon intellect, — pour que vous vous écriiezcontinuellement : par où ? et comment ? et pourquoi ? — Ôcapacités de la serge la plus grossière, jugements embrouillés,— ai-je dit : voici comment, et voilà où, — et voici quand,pour que personne ne me comprenne ? — Proh Deum !medius fidius. Vous êtes tous des nigauds ! — Car quoi ? Ici jeme tiens ; ici le duc arrive ; là vous êtes, — cachés dans lefourré. Le duc paraît, je l’aborde, — et je lui débite mainteschoses savantes, — et maintes figures ; il écoute, hoche la tête,marmonne, — et puis s’écrie : splendide ! Alors je poursuis ;et enfin — je jette mon bonnet en l’air. Attention, là ! Vousalors, — comme autrefois Méléagre et le sanglier, — vousdébusquez gracieusement devant lui, tels que de vraisamants, — vous vous précipitez en corps décemment et, —ravissamment, pour ainsi dire, vous défilez et vous filez, mesenfants !

premier campagnard.

— Et ravissamment nous le ferons, maître Gerrold.

deuxième campagnard.

— Passons en revue la troupe. Où est le joueur de tambourin ?

troisième campagnard.

Hé ! Timothée !

le joueur de tambourin.

— Voici, mes enragés ; je suis à vous.

gerrold.

Mais, je le demande, où sont les femmes ?

quatrième campagnard.

Voici Friz et Madeleine.

deuxième campagnard.

— Et la petite Luce, aux jambes blanches, et la dondonBarbery.

premier campagnard.

— Et la rousse Nell, qui n’a jamais manqué à sonmaître.

gerrold.

— Où sont vos rubans, fillettes ? Nagez avec vos corps,— et balancez-les doucement et lestement, — et, de tempsà autre, un sourire et une gambade !

nell.

— Laissez-nous faire, monsieur.

gerrold.

Où est le reste de l’orchestre ?

troisième campagnard.

— Dispersé comme vous l’avez commandé.

gerrold.

Couplez nos gens, — et voyez qui manque… Où est leBavien ?… — Mon ami, portez votre queue sans offenser —ni scandaliser les dames ; et ne manquez pas — de cabrioleravec audace et énergie ! — Et quand vous aboyez, faites-leavec jugement.

le bavien.

Oui, monsieur.

gerrold.

Quo usque tandem ? Il y a une femme qui manque.

quatrième campagnard.

— Nous pouvons aller chanter : toute la graisse est dansle feu.

gerrold.

Nous avons, — comme disent de doctes auteurs, lessivéune tuile ; — nous avons été fatuus, et nous avons perdunos peines.

deuxième campagnard.

— C’est cette impertinente créature, cette sale drôlesse,— qui nous avait promis si sérieusement d’être ici, — Cécile,la fille du couturier ! — Les premiers gants que je luidonne seront en peau de chien ! — Ah ! si une fois elle metrompe… Vous pouvez le dire, Arcas, — elle avait juré,par le pain et le vin, de ne pas manquer.

gerrold.

Une anguille et une femme, — dit un savant poëte, àmoins que vous ne les teniez — par la queue et avec vosdents, échapperont l’une et l’autre. — En somme, nousvoici dans une fausse position.

premier campagnard.

— Que le feu du mal l’attrape ! Nous faire faux bond àprésent !

troisième campagnard.

Qu’allons-nous — décider, monsieur ?

gerrold.

Rien. — Notre affaire est devenue une nullité, — oui, unetriste et pitoyable nullité !

quatrième campagnard.

— Au moment même où la réputation de notre ville endépend, — nous morfondre là à pisser sur des orties !…— Va ton chemin, je me souviendrai de toi, je t’arrangerai.

Entre la fille du geôlier.
LA FILLE DU GEÔLIER, chantant.

Le George est descendu du sud,
De la côte de Barbarie, ah !
Et a rencontré là de braves galiotes de guerre,
Par un, par deux, par trois, ah !

Salut, salut, coquettes galiotes !
Et où donc vous dirigez-vous ? ah !
Oh ! naviguons de compagnie
Jusqu’à ce que nous arrivions au Sund, ah !

Il y avait trois sots en querelle pour une huette.
L’un disait que c’était une chouette,
L’autre, il disait que non ;
Le troisième, il disait que c’était un faucon,
À qui on avait coupé ses grelots.

troisième campagnard.

— Voilà une exquise folle, maître, — qui arrive à pointnommé, folle comme un lièvre en mars ! — Si nous pouvonsla faire danser, nous sommes sauvés. — Je garantis qu’ellefera les plus rares entrechats !

premier campagnard.

— Une folle ! Nous sommes sauvés, enfants !

gerrold.

Est-ce que vous êtes folle, bonne femme ?

la fille du geôlier.

Je serais fâchée de ne pas l’être ; — donnez-moi votremain.

gerrold.

Pourquoi ?

la fille du geôlier.

Je puis vous dire la bonne aventure : — vous êtes unniais. Comptez dix… Je l’ai décontenancé. Bah !… — L’ami,ne mangez pas de pain blanc ; si vous le faites, — vos dentssaigneront extrêmement… Danserons-nous ? Holà… — Jevous reconnais, vous êtes un chaudronnier. Coquin dechaudronnier, — ne bouchez plus de trous, excepté celuique vous devriez boucher.

gerrold.

Dii boni ! — Un chaudronnier, donzelle ?

la fille du geôlier.

Ou un sorcier. — Évoquez-moi un diable à présent, etqui joue — à quipassa avec des grelots et des osselets !

gerrold.

Allez, emmenez-la, — et induisez-la bonnement à setaire.

Atque opus exegi, quod nec Jovis ira, nec ignis.

— En avant la musique, et faites-la entrer en danse !

DEUXIÈME CAMPAGNARD, à la fille du geôlier.

Allons, fillette, santons !

la fille du geôlier.

Je conduirai le pas.

troisième campagnard.

Oui, oui.

gerrold.

— Éloquemment et adroitement. Retirez-vous, enfants !— J’entends les cors. Laissez-moi méditer un peu, — et attentionà votre entrée !

Tous sortent excepté Gerrold.

Que Pallas m’inspire !

Entrent Thésée, Pirithoüs, Hippolyte, Émilie, Arcite, et leur suite.
thésée.

— Le cerf a pris ce chemin.

gerrold.

Arrêtez et édifiez-vous !

thésée.

Qu’avons-nous là ?

pirithoüs.

— Quelque fête champêtre, sur ma vie, seigneur !

THÉSÉE, à Gerrold.

— Eh bien, monsieur, poursuivez ; nous allons nous édifier.— Mesdames, asseyez-vous. Nous ferons une halte.

gerrold.

— Duc intrépide, salut ! salut, charmantes dames !

thésée.

Voilà un froid commencement.

gerrold.

— Pour peu que vous nous soyez favorables, notre fêtechampêtre est parfaite. Nous sommes ici un petit nombrede ceux — que les langues grossières qualifient de villageois ;— à dire vrai, et sans aucune fable, — nous sommes une joyeuse bande, autrement dit cohue, — ou compagnie,ou, pour employer une figure, un chœur — qui devantvotre honneur va danser la morisque. — Et moi, quisuis le régisseur général, — en ma qualité de pédagogue,faisant tomber — les verges sur les fesses des petits — ethumiliant les grands sous la férule, — je te présente icicette machine, ou ce décor, — ô duc exquis, dont la renomméed’intrépidité terrible, — de Dité à Dédalus, du poteauà la colonne, — est trompétée par le monde ! Viens en aideà mon pauvre bon vouloir, — et, d’un clin d’œil, regardedroit devant toi ; — regarde cette puissante troupe morequi, en ta présence — se risque ; more et risque, soudésensemble, — font justement morisque, et c’est pour endanser une que nous sommes ici. — Le corps de notrefête, lequel ne manque pas de science, — c’est moi ; je paraisle premier, tout grossier, tout brut, tout crotté queje suis, — pour débiter cette harangue devant ta noblegrâce, — aux grands pieds de laquelle je dépose mon porte-plume.— Après moi vient le seigneur de Mai et sa brillantedame, — la camériste et le valet de chambre nocturne —qui font silencieusement tapisserie. Puis arrive — mon hôte,et sa grosse épouse, qui accueillent à ses dépens — le voyageurécorché, et d’un signe — avertissent le sommelierd’enfler le compte. — Puis le clown qui dévore les bêtes,et ensuite le bouffon, — le Bavien, avec sa longue queue,et son long instrument, — cum multis aliis qui forment ladanse. — Dis oui, et tous vont s’avancer sur-le-champ.

thésée.

— Oui, oui, certainement, cher magister.

pirithoüs.

Qu’ils paraissent.

gerrold.

Intrate, filii ! En avant, et trémoussez-vous.

Entrent les campagnards, les villageoises, etc. Tous dansent la danse morisque.

Dames, si nous avons été gais,
Et si nous vous avons plu
Avec ce rigodon,
Dites que le maître d’école n’est point un rustre.
Duc, si nous t’avons satisfait, toi aussi,
Et si nous avons agi en braves enfants,
Donne-nous un arbre ou deux
Pour notre mât de cocagne, et, en retour,
Avant qu’une autre année s’écoule,
Nous te ferons rire, toi et toute la compagnie.

thésée.

— Prends-en vingt, magister… Comment se trouve mabien — aimée ?

hippolyte.

On ne peut plus charmée, seigneur.

émilie.

— Cette danse était excellente ; et, pour la préface, —jamais je n’en ai ouï de meilleure.

thésée.

Maître d’école, je vous remercie. — Qu’on veille à cequ’ils soient tous récompensés.

pirithoüs.

Voici de quoi — peindre votre mât de cocagne.

thésée.

Retournons à nos divertissements !

gerrold.

Puisse le cerf que tu chasses tenir longtemps,
Et puissent tes chiens être lestes et forts !
Puissent-ils le tuer sans encombre,
Et que les dames en mangent les daintiers !

Fanfares.

Allons, notre fortune à tous est faite ! — Dii deœque omnes. Vous avez dansé supérieurement, fillettes.

Ils sortent.

SCÈNE VI.
[Le hallier.]
Paraît Palémon, sortant d’un buisson.
palémon.

Voici à peu près l’heure où mon cousin s’est engagé —à revenir me visiter, en apportant avec lui — deux épéeset deux bonnes armures : s’il y manque, — ce n’est ni unhomme, ni un soldat. Quand il m’a quitté, — je ne croyaispas qu’une semaine eût suffi à me restaurer — mes forcesperdues, tant j’avais été épuisé — et abattu par le besoin.Je te rends grâces, Arcite, — tu es encore un loyal ennemi ;— et ainsi rafraîchi, je me sens capable — de surmontertout danger. Un plus long délai — ferait croire aumonde, quand il viendra à connaître les choses, — que jesuis un pourceau à l’engrais, — et non un soldat. Donc,cette matinée bénie — sera la dernière ; et avec l’épée qu’ilaura refusée, — je le tuerai, pour peu qu’elle tienne dansma main. C’est justice. — Que l’amour et la fortune m’assistent…Ah ! bonjour !

Entre Arcite, avec des armures et des épées.
arcite.

— Bonjour, noble parent !

palémon.

Je vous ai donné — un excès de peine, monsieur.

arcite.

Cet excès, beau cousin, — est une dette d’honneur, etpour moi un devoir.

palémon.

— Plût au ciel que vous fussiez de même en tout, monsieur !Je vous voudrais — aussi bon parent que vous meforcez à vous trouver généreux ennemi ; ce seraient alorsmes embrassements — qui vous remercieraient, et non mescoups.

arcite.

Je regarderai les uns et les autres, — loyalement donnés,comme une noble récompense.

palémon.

Eh bien, je vais m’acquitter envers vous.

arcite.

— Défiez-moi dans ces nobles termes, et vous vous montrerez— pour moi plus qu’une maîtresse. Plus de colère,— si vous aimez ce qui est honorable ! — Nous ne sommespas nés pour bavarder, mon cher ! Quand nous serons armés,— et tous deux sur nos gardes, qu’alors nos furies —jaillissent violemment de nous, comme des marées qui sechoquent. — Et alors on verra à qui l’héritage de cettebeauté, — appartient vraiment ; sans reproches, sans bravades,— sans injures personnelles, sans toutes ces boutades— qui sont bonnes pour des filles ou des écoliers, onverra vite — si elle est à vous ou à moi. Voulez-vous vousarmer, monsieur ? — Ou, si vous ne vous sentez pas encoredispos — et maître de vos forces premières, j’attendrai,cousin, — et chaque jour je viendrai vous réconforter, —à mes moments de loisir. Je veux du bien à votre personne,— et je souhaiterais presque de ne pas avoir dit quej’aimais cette femme, — quand j’aurais dû mourir ; mais,puisque je l’aime — et puisque j’ai à justifier mon amour,je ne dois pas reculer.

palémon.

— Arcite, tu es un si brave ennemi — qu’il n’y a qu’un homme digne de te tuer : ton cousin !… — Je suis disposet robuste ; choisissez vos armes !

arcite.

Choisissez vous-même, monsieur !

palémon.

— Veux-tu donc être supérieur en tout, ou agis-tu ainsi— pour me forcer à épargner ?

arcite.

Si vous croyez cela, cousin, — vous vous abusez ; car, foide soldat, — je ne vous épargnerai pas.

palémon.

Voilà qui est bien dit.

arcite.

Vous le verrez bien.

palémon.

— Eh bien, foi d’honnête homme, et comme il est vraique j’aime — avec toute la légitimité de l’affection, — je teréglerai largement ton compte !… Je prends celle-ci.

Il choisit une armure.
arcite.

À moi donc celle-là. — Je vais d’abord vous armer.

Il revêt Palémon de l’armure.
palémon.

Dis-moi donc, je te prie, cousin, — où as-tu eu cettebonne armure ?

arcite.

C’est celle du duc ; — et, à dire vrai, je l’ai volée…Est-ce qu’elle vous gêne ?

palémon.

Non.

arcite.

N’est-elle pas trop lourde ?

palémon.

J’en ai porté de plus légères ; — mais je ferai servircelle-ci.

arcite.

Je vais la boucler au plus près.

palémon.

— Aussi près que vous pourrez.

arcite.

Vous ne vous souciez pas d’une grand’garde ?

palémon.

— Non, non ; nous n’emploierons pas de chevaux ; jem’aperçois — que vous êtes impatient de combattre.

arcite.

Je suis calme.

palémon.

— Et moi aussi… Bon cousin, enfoncez la boucle — aussiloin que possible.

arcite.

Je vous en réponds.

palémon.

Mon casque maintenant !

arcite.

— Voulez-vous combattre les bras nus ?

palémon.

Nous n’en serons que plus lestes.

arcite.

— Mais mettez des gantelets cependant ; ceux-ci sont lesmoins bons ; — de grâce, prenez les miens, bon cousin.

palémon.

Je vous remercie, Arcite. — Quelle mine ai-je ? Suis-jebien altéré ?

arcite.

— Ma foi, très-peu. L’amour vous a traité avec indulgence.

palémon.

— Je te garantis que je vais frapper juste !

arcite.

Faites, et pas de ménagements ! — Je vous donnerai dela besogne, cher cousin.

palémon.

Maintenant à vous, monsieur ! — Il me semble, Arcite,que cette armure ressemble fort à celle — que tu portais lejour où les trois rois succombèrent, mais elle est plus légère.

arcite.

— Celle-là était bien bonne ! Et ce jour-là, — je m’ensouviens parfaitement, vous m’avez surpassé, cousin. — Jen’ai jamais vu pareille valeur. Quand vous avez chargé —l’aile gauche de l’ennemi, — j’ai piqué des deux pour m’élancer,et sous moi — j’avais un excellent cheval.

palémon.

En effet, — bai clair, je me souviens.

arcite.

Oui. Mais tous — mes efforts ont été vains ; vous m’aviezdépassé, — et mon émulation n’a pu vous rattraper. Pourtantj’ai fait — quelque chose… par imitation.

palémon.

Ou plutôt par bravoure. — Vous êtes modeste, cousin.

arcite.

Quand je vous ai vu charger tout d’abord, — il m’a sembléentendre jaillir de la troupe — un effroyable coup defoudre.

palémon.

Mais toujours en avant resplendissait — l’éclair de votrevaillance… Attendez un peu ! — Est-ce que cette pièce n’estpas trop serrée ?

arcite.

Non, non ; elle est bien.

palémon.

— Je ne veux pas que tu sois blessé autrement que par mon épée. — Une meurtrissure serait un déshonneur.

arcite.

Maintenant, je suis parfaitement.

palémon.

— En garde donc !

arcite.

Prenez mon épée ; je la crois meilleure.

palémon.

— Non, merci, gardez-la ; votre vie en dépend ; — envoici une ; pour peu qu’elle tienne bon, je n’en souhaitepas d’autre — à toutes mes espérances. Que ma cause etmon honneur me secondent !

arcite.

— Et moi, mon amour !

Ils saluent de différentes manières, puis s’avancent et s’arrêtent face à face.

Reste-t-il encore quelque chose à dire ?

palémon.

— Ceci seulement, et rien de plus : Tu es le fils de matante ; — le sang que nous désirons verser nous est commun ;— ton sang est dans mes veines, et le mien dans lestiennes. Mon épée — est dans ma main, et, si tu me tues,— que les dieux te pardonnent, comme je le fais ! S’il y a —une place réservée à ceux qui s’endorment dans l’honneur,— je souhaite qu’elle soit acquise à l’âme fatiguée de celuiqui va succomber. — Combats bravement, cousin. Donne-moita noble main !

arcite.

— Voici, Palémon !… Cette main ne se tendra plus —jamais vers toi avec une telle amitié.

palémon.

Je t’approuve.

arcite.

— Si je succombe, maudis-moi, et dis que j’étais uncouard. — Car il n’y a qu’un lâche pour oser mourir dans ces épreuves de la justice ! — Encore une fois, adieu, moncousin !

palémon.

Adieu, Arcite !

Ils se battent. Bruit de cor au loin. Ils s’arrêtent.
arcite.

— Tenez, cousin, tenez ! notre folie nous a perdus !

palémon.

Pourquoi ?

arcite.

— Voici le duc, en chasse, comme je vous l’ai dit ; — sinous sommes découverts, malheur à nous ! Oh ! retirez vous,— au nom et pour le salut de l’honneur ; retournezvite — à votre buisson, monsieur ! Nous ne trouverons — quetrop de moments pour mourir. Gentil cousin, — si l’onvous voit, vous périrez sur-le-champ — pour vous être évadéde prison ; et moi, pour mon insubordination, — si vousme dénoncez. Alors le monde entier nous méprisera — etdira que nous avions une noble querelle, — mais que nousl’avons dégradée.

palémon.

Non, non, cousin ; — je ne veux plus me cacher, niajourner — cette grande aventure à une seconde épreuve. —Je connais votre ruse, et je connais vos motifs. — Quecelui qui faiblira maintenant soit frappé d’ignominie… Mets-toivite en garde…

arcite.

Vous n’êtes pas fou ?

palémon.

— Sinon, je vais faire mon profit — de ce moment ; ce quime menace dans l’avenir, — je le redoute moins que monsort actuel. Sache, faible cousin, — que j’aime Émilie, etque j’ensevelirai dans cet amour — toi, et tous les obstacles !

arcite.

Eh bien, advienne que pourra ! — Tu sauras, Palémon,que j’ose aussi bien — mourir que parler ou dormir. Je necrains qu’une chose, — c’est que la loi nous enlève l’honneurde notre fin. — Défends ta vie.

palémon.

Veille bien sur la tienne, Arcite.

Ils recommencent le combat. Fanfare.
Entrent. Thésée, Hippolyte, Émilie, Pirithoüs, et leur suite.
thésée.

— Quels traîtres ignorants et follement pervers — êtes-vousdonc, vous qui, contre la teneur de mes lois, — combattezainsi, armés en chevaliers, — sans mon congé, etsans hérauts d’armes ? — Par Castor, tous deux mourront !

palémon.

Tiens ta parole, Thésée ! — Traîtres, nous le sommescertainement tous les deux ; tous deux nous avons insulté —à toi et à tes lois. Je suis Palémon, — un homme qui nepeut t’aimer, s’étant échappé de tes prisons : — songe bienà ce que tout cela mérite !… Et celui-ci est Arcite ; — jamaistraître plus hardi ne foula ta terre ; — jamais plusfourbe n’eut l’air d’un ami. Voici l’homme — qui fut bannipar grâce ; il te brave, toi — et tout ce que tu oserais faire ;sous ce déguisement, — au mépris de l’édit public, il suitta sœur, — la belle Émilie, cette heureuse et brillanteétoile, — dont je suis, moi, (si c’est un titre que de l’avoirvue le premier, — que de lui avoir le premier léguémon âme), — le légitime serviteur ; et, qui pis est, il oseprétendre qu’elle lui appartient ! — C’est de cette trahisonque, comme l’amant le plus loyal, — je lui demandaiscompte en ce moment. Si, — comme on le dit, tu es grandet vertueux, — si tu es le véritable redresseur de toutes lesinjures, — dis-nous de recommencer la lutte, et tu me verras, Thésée, — faire de lui une telle justice que toi-mêmeen seras jaloux. — Ensuite prends ma vie ! Je te le demanderaien grâce.

pirithoüs.

Ô ciel ! — quel être surhumain est-ce là ?

thésée.

J’ai juré.

arcite.

Nous ne réclamons pas — de toi un murmure de merci,Thésée ! Pour moi, — c’est chose aussi facile, aussi peuémouvante, de mourir — que, pour toi, de me condamner.Mais, puisque cet homme m’appelle traître, — laisse-moidire ceci : S’il y a trahison à aimer, — à servir une aussi parfaitebeauté, — comme je l’aime immensément et que jesuis prêt à mourir dans ce culte, — comme, pour le prouver,j’ai exposé ici mes jours, — comme je l’ai servie,elle, avec le plus loyal dévouement, — comme je suis résoluà tuer ce cousin qui le nie, — déclare-moi le plusgrand des traîtres, et tu me réjouiras. — Si j’ai mépriséton édit, duc, demande à cette dame — pourquoi elle estsi belle, et pourquoi ses yeux me commandent — de resterici à l’aimer ; et si elle déclare que je suis un traître, — jesuis un misérable qui mérite la mort sans sépulture.

palémon.

— Tu auras pitié de nous deux, ô Thésée, — si tu n’asde merci ni pour l’un ni pour l’autre. Ferme, — si tu esun juste, ferme pour nous ta noble oreille ; — si tu es unvaillant, par l’âme de ton cousin, — dont les douze grandstravaux couronnent la mémoire, — fais-nous mourir ensemble,duc, sur l’heure. — Seulement fais-le périr unmoment avant moi, — que je puisse affirmer à mon âmequ’il n’aura pas ma bien-aimée !

thésée.

— Je vous accorde votre demande ; car, à dire vrai, votre cousin — est dix fois plus coupable que vous, puisquej’ai eu pour lui — plus d’indulgence que vous n’enavez obtenu, monsieur, bien que vos torts — ne fussentpas plus grands que les siens. Que personne ici ne parleen leur faveur ! — Car, avant que le soleil soit couché, tousdeux seront endormis pour toujours.

hippolyte.

— Hélas ! quel dommage !… Maintenant ou jamais, masœur, — parlez de façon à ne pas être refusée ; autrementvotre figure — subira les malédictions de l’avenir — pouravoir perdu ces cousins !

émilie.

Dans ma figure, chère sœur, — je ne vois rien d’hostile,rien de funeste pour eux. — C’est la mésaventure de leurspropres regards qui les tue. — Pourtant je suis femme, etj’ai de la pitié, — et je veux obtenir leur grâce, dussentmes genoux prendre racine en terre. — Secondez-moi,chère sœur ! Pour un acte si vertueux, — les influences detoutes les femmes seront avec nous. — Très-royal frère !

Elle s’agenouille.
hippolyte.

Seigneur, par le lien de notre mariage !

Elle s’agenouille.
émilie.

— Par notre honneur immaculé !

hippolyte.

Par la foi, — par la noble main, par l’honnête cœur quevous m’avez donnés !

émilie.

— Par la pitié que vous souhaiteriez à un autre, — parvos propres vertus infinies !

hippolyte.

Par la vaillance, — par toutes les chastes nuits où jevous ai jamais charmé !

thésée.

— Voilà d’étranges conjurations !

pirithoüs, s’agenouillant.

Eh bien, je m’y joins aussi… — Par toute notre amitié,seigneur, par tous nos dangers, — par tout ce qu’au mondevous aimez le mieux, la guerre et cette charmante dame !

Il montre Hippolyte.
émilie.

— Par cette virginale rongeur à laquelle vous trembleriez— de rien refuser !

hippolyte.

Par vos propres yeux, par cette force — avec laquelle vousjuriez que je dépassais toutes les femmes, — et presquetous les hommes, par cette force qui n’a cédé qu’à Thésée !

pirithoüs.

— Enfin, pour couronner tout cela, par votre grandeâme — qui ne saurait manquer d’une légitime pitié ! Jevous adjure tout le premier.

hippolyte.

— Écoutez ensuite ma prière !

émilie.

Enfin, laissez-moi vous supplier, seigneur !

pirithoüs.

Pitié !

hippolyte.

Pitié !

émilie.

Pitié pour ces princes !

thésée.

— Vous faites chanceler en moi la foi jurée. Supposezque je ressentisse — de la compassion pour eux deux, quelui demanderiez-vous ?

émilie.

— Qu’ils vivent, mais qu’ils soient bannis.

thésée.

— Vous êtes une vraie femme, sœur ; vous avez de la pitié, — mais vous ne savez pas en faire usage. — Si vous désirezqu’ils vivent, imaginez un moyen — plus sûr que le bannissement.Ces deux hommes pourraient-ils vivre — etsupporter leur agonie d’amour — sans vouloir se tuer l’unl’autre ? Chaque jour-ils se battraient pour vous ; à touteheure, publiquement, ils mettraient — votre honneur en questionavec leurs épées ; soyez donc sensée, — et oubliez-lesdésormais ! Il y va de votre crédit — comme de mon serment,J’ai dit qu’ils mourraient. — Mieux vaut qu’ils succombentpar la loi que l’un par l’autre. — Ne fléchissez pasmon honneur.

émilie.

Oh ! mon noble frère, — ce serment a été fait précipitamment,dans un accès de colère ; — votre raison ne le tiendrapas. Si de tels vœux — avaient force de volonté expresse,tout le monde devrait périr. — Aussi bien, j’ai unserment à opposer à votre serment, — un serment de plusde valeur, et à coup sûr plus charitable, — qui n’a pas étéfait dans la passion, mais à bon escient.

thésée.

— Quel est-il, sœur ?

pirithoüs.

Invoquez-le hautement, noble dame !

émilie.

— Vous avez juré de ne me refuser aucune demande —digne de mes modestes instances et de votre libre acquiescement :— je vous lie donc à votre parole ; si vous y manquez,— songez combien vous mutilez votre honneur… —Maintenant que je me suis faite solliciteuse, seigneur, jesuis sourde — à tout, hormis à votre pitié… Comment leursvies — pourraient-elles engendrer la ruine de mon nom ?Étrange opinion ! — Ce qui m’aime doit-il périr à cause demoi ? — Ce serait là une cruelle sagesse ! Élague-t-on — lesjeunes rameaux élancés, déjà rouges de mille boutons, — sous prétexte qu’ils peuvent se flétrir ? Oh ! duc Thésée, —les nobles mères qui pour eux ont tant souffert, — toutesles jeunes filles passionnées qui ont jamais aimé, — memaudiront, si vous tenez votre serment ; elles maudirontma beauté, — et, dans leurs chants funèbres en l’honneurde ces deux cousins, — elles réprouveront ma cruautéet jetteront l’anathème sur moi, — jusqu’à ce que jesois méprisée de toutes les femmes. — Au nom du ciel,sauvez leurs vies et bannissez-les !

thésée.

— À quelles conditions ?

émilie.

Qu’ils jurent de ne plus — faire de moi l’objet de leursquerelles, de ne plus me connaître, — de ne plus mettre lepied dans ton duché, et d’être, — partout où ils voyageront,à jamais étrangers — l’un à l’autre.

palémon.

Je veux être coupé en morceaux — avant de prendre cetengagement ! Oublier que je l’aime ! — Ô vous tous, grandsdieux, méprisez-moi ce jour-là ! Bannis-nous, — je le veuxbien, pourvu que nous puissions loyalement emporter —avec nous nos épées et notre cause. Autrement, pas de badinage,— et prends nos vies, duc ! Il faut que j’aime, etj’aimerai ; — et, pour cet amour, il faut que je tue mon cousin,et je l’oserai — sur quelque coin de terre que ce soit !

thésée.

Voulez-vous, Arcite, — accepter ces conditions ?

palémon.

C’est un misérable, alors !

pirithoüs.

Voilà des hommes !

arcite.

— Non, jamais, duc ! Il me serait moins pénible de mendier,— que d’accepter si bassement l’existence. Bien que je ne croie pas — posséder jamais celle que j’aime, je veuxpréserver — l’honneur de mon amour et mourir pour elle, —fût-ce d’une mort diabolique !

thésée.

— Que peut-on faire ? Car maintenant je me sens gagnerpar la compassion.

pirithoüs.

— Ne la rejetez pas, seigneur !

thésée.

Dites-moi, Émilie, — l’un des deux mort, puisque l’undes deux doit mourir, consentiriez-vous — à prendre l’autrepour mari ? — Ils ne peuvent tous deux vous posséder ;ce sont des princes — dignes de vos beaux yeux, et desplus nobles — qu’ait jamais vantés la renommée ; regardez-les,— et, si vous pouvez aimer, terminez ce différend. —Je donne d’avance mon assentiment… Consentez-vous également,princes ?

arcite et palémon.

— De tout cœur.

thésée.

Celui qu’elle refusera — devra donc mourir.

arcite et palémon.

De la mort, quelle qu’elle soit, que tu imagineras,duc.

palémon.

— Si je tombe du haut de ces lèvres, je tombe favorisé,— et les amants encore à venir béniront mes cendres.

arcite.

— Si elle me refuse, la tombe du moins m’épousera, —et les soldats chanteront mon épitaphe.

THÉSÉE, à Émilie.

Faites donc votre choix.

émilie.

— Je ne puis, seigneur, ils sont tous deux trop accomplis ; — jamais, à cause de moi, il ne tombera un cheveu deces deux têtes.

hippolyte.

— Qu’en adviendra-t-il donc ?

thésée.

Voici ma décision ; — et, sur mon honneur, elle prévaudra,— ou tous deux mourront !… Vous allez tous deux retournerdans votre pays ; — et, dans un mois, chacun devous, accompagné — de trois loyaux chevaliers, reparaîtraà cette place même — où je vais ériger une pyramide ;et celui des deux — qui, devant nous tous ici présents,pourra forcer son cousin — à toucher le pilier dans unejoute loyale et chevaleresque, — celui-là possédera Émilie.L’autre perdra la vie ainsi que tous ses amis ; — il succomberasans murmurer, — sans prétendre, en mourant, avoirdes droits sur cette dame. — Ceci vous satisfait-il ?

palémon.

Oui. Tenez, cousin Arcite, — je redeviens votre ami jusqu’àcette heure-là.

arcite.

Je vous embrasse.

thésée.

— Consentez-vous, ma sœur ?

émilie.

Oui, il le faut bien ; — autrement, il leur arriverait malheurà tous deux.

thésée.

Allons, serrez-vous la main de nouveau ; — et, si vous êtesgentilshommes, laissez dormir — cette querelle jusqu’àl’heure fixée, et tenez votre engagement.

palémon.

— Nous n’oserions pas te tromper, Thésée.

thésée.

Allons, je veux — maintenant vous traiter comme des princes, et comme des amis. — À votre retour, celui quitriomphe, je l’établis ici ; — quant au vaincu, je verseraides larmes sur son cercueil.

Ils sortent.

ACTE IV
SCÈNE I.
[Athènes. La cour de la prison.]
Entrent le geôlier et un ami.
le geôlier.

— Ne savez-vous rien de plus ? Est-ce qu’on n’a rien ditde moi — concernant l’évasion de Palémon ? — Cher monsieur,rappelez-vous !

l’ami.

Rien que je sache : — car j’étais rentré chez moi avantque l’affaire — fût pleinement terminée. Pourtant j’ai puvoir, — avant mon départ, qu’il était fort probable — quetous deux obtiendraient leur pardon : car Hippolyte — et lacharmante Émilie l’imploraient à genoux — avec une pitiési belle que le duc ébranlé — m’a paru hésiter s’il obéirait— au vœu de sa colère ou à la douce compassion — de cesdeux dames ; à les seconder, Pirithoüs, ce prince vraimentnoble, — mettait la moitié de son cœur. J’espère donc —que tout finira bien. D’ailleurs je n’ai rien ouï dire — devous, ni de l’évasion.

Entre un deuxième ami.
le geôlier.

Fasse le ciel que cela se confirme !

deuxième ami.

— Rassurez-vous, mon cher ! Je vous apporte des nouvelles,— de bonnes nouvelles.

le geôlier.

Elles sont les bien venues.

deuxième ami.

Palémon vous a justifié, — et a obtenu votre pardon, enrévélant comment — il s’est évadé, grâce à votre fille —dont le pardon est également accordé ; le prisonnier, —pour ne pas être déclaré ingrat envers un tel dévouement,— a donné pour la doter une somme d’argent, — et unelarge, je vous assure.

le geôlier.

Vous êtes un bon homme ; — vous m’apportez toujoursde bonnes nouvelles.

premier ami.

Comme la chose a-t-elle fini ?

deuxième ami.

— Eh bien, comme elle devait finir. Des solliciteurs —qui ont toujours prévalu ont vu leur prière noblementexaucée : — les prisonniers ont la vie sauve.

premier ami.

Je savais bien qu’il en serait ainsi.

deuxième ami.

— Mais il y a de nouvelles conditions dont on vous parlera— à un meilleur moment.

le geôlier.

J’espère qu’elles sont bonnes.

deuxième ami.

Elles sont honorables : — jusqu’à quel point elles sontbonnes, je ne le sais pas.

premier ami.

On le saura plus tard.

Entre le galant.
LE GALANT, au geôlier.

— Hélas ! monsieur, où est votre fille ?

le geôlier.

Pourquoi cette question ?

le galant.

— Ah ! monsieur, quand l’avez-vous vue ?

deuxième ami.

Quelle mine il a !

le geôlier.

Ce matin.

le galant.

— Était-elle bien ? Était-elle en bonne santé, monsieur ?— Quand a-t-elle dormi ?

premier ami.

Voilà d’étranges questions.

le geôlier.

— Je ne crois pas qu’elle fût très-bien ; car, maintenant— que vous m’y faites penser, aujourd’hui même — je luiai adressé diverses questions, et elle m’a répondu — d’unefaçon si inusitée, si puérile, — si niaise, qu’on eût dit unefolle, — une innocente ! et j’étais fort en colère. — Maisqu’avez-vous à dire d’elle, monsieur ?

le galant.

Rien, sinon que je la plains ; — mais il faudra bien quevous l’appreniez, et autant vaut que ce soit par moi — quepar un autre moins attaché à elle.

le geôlier.

— Eh bien, monsieur ?

premier ami.

Elle n’est donc pas parfaitement ?

deuxième ami.

Pas bien ?

le galant.

Non, monsieur ; pas bien ; — il n’est que trop vrai ; elleest folle !

premier ami.

Cela ne se peut pas.

le galant.

— Croyez-moi, vous le verrez bien.

le geôlier.

Je soupçonnais à demi — ce que vous me dites. Que lesdieux l’assistent ! — La cause, c’est son amour pour Palémon,— ou son inquiétude pour ma sûreté à la suite decette évasion ; — peut-être l’un et l’autre.

le galant.

C’est probable.

le geôlier.

Mais pourquoi toute cette précipitation, monsieur ?

le galant.

— Je vais vite vous le dire. Tout à l’heure, comme jejetais ma ligne — dans le grand lac qui est derrière lepalais, — tout patiemment occupé que j’étais de ma pêche,— d’une rive éloignée, encombrée de roseaux et de joncs,— j’ai entendu partir une voix, une voix perçante ; j’ai écoutéattentivement, j’ai pu alors facilement reconnaître — quec’était quelqu’un qui chantait ; à en juger par la délicatesse dela voix, — un enfant ou une femme. J’ai alors abandonné maligne — à ses propres forces, je me suis approché, mais jen’apercevais pas encore — la personne qui faisait ce bruit,tant elle était enveloppée — par les joncs et les roseaux. Jeme suis étendu à terre, — écoutant les paroles qu’ellechantait ; et alors, — à travers une petite éclaircie tailléepar les pêcheurs, — j’ai reconnu votre fille.

le geôlier.

De grâce, poursuivez, monsieur.

le galant.

— Elle chantait beaucoup, mais sans suite ; seulementje l’ai entendu — répéter souvent : Palémon est parti.Il est allé au bois cueillir des mûres, — je le retrouverai demain.

premier ami.

Jolie âme !

le galant.

Ses chaînes vont le trahir ; il sera pris, — et que ferai-jealors ? J’amènerai un essaim — de cent jeunes filles auxyeux noirs, amoureuses comme moi, — ayant sur la têtedes guirlandes d’asphodèles, — les lèvres cerises et les jouesroses comme les roses de Damas, — et toutes nous danseronsune bacchanale devant le duc, — et nous demanderonssa grâce. Puis, elle parlait de vous ; — elle disait que vousperdriez la vie demain matin, — et qu’elle allait cueillirdes fleurs pour vous ensevelir — et faire belle la maison.Puis, elle ne chantait plus — que ce refrain : Saule ! saule !saule ! entrecoupé — sans cesse de Palémon ! beau Palémon !— ou de Palémon était un grand jeune homme ! À laplace — où elle était assise, elle avait de l’eau jusqu’augenou ; ses tresses en désordre — étaient ceintes d’uneguirlande de joncs ; autour d’elle étaient attachées — millefleurs aquatiques de diverses couleurs ; — si bien qu’ellen’avait l’air de la belle nymphe — qui fournit l’eau du lac,ou d’Iris — nouvellement tombée du ciel ! Elle faisait desanneaux — avec les roseaux qui croissaient près d’elle, etelle leur appliquait — les plus jolies devises : « Ainsi estlié notre amour fidèle, » — « Vous pouvez détacher cela, maispas moi, » et bien d’autres ; — et alors elle pleurait, et chantaitde nouveau, et soupirait, — et, au milieu de ce soupir,souriait et de sa main envoyait des baisers.

deuxième ami.

— Hélas ! quel malheur !

le galant.

Je me suis dirigé vers elle ; — elle m’a vu, et immédiatements’est jetée à l’eau ; je l’ai rattrapée, — et je l’ai déposéeà terre saine et sauve ; aussitôt — elle s’est échappée,et a couru vers la ville, — en criant, et d’une telle vitesseque, ma foi, — elle m’a laissé loin derrière elle ; j’ai vu deloin — trois ou quatre personnes lui barrer le chemin,une entre autres — que j’ai reconnue pour votre frère ; làelle a été arrêtée, — elle est tombée, et c’est à grand’peinequ’elle a été emmenée ; je les ai laissés avec elle, — et jesuis venu tout vous dire. Les voici !

Entrent la fille du geôlier, le frère du geôlier et autres.
la fille du geôlier, chantant.
Puissiez-vous ne plus jamais jouir de la lumière, etc.

— N’est-ce pas là une belle chanson ?

le frère du geôlier.

Oh ! une bien belle !

la fille du geôlier.

— Je puis en chanter vingt autres.

le frère du geôlier.

Je le crois.

la fille du geôlier.

— Oui, vraiment, je le puis ; je peux chanter le Balai— et Bon Robin. N’êtes-vous pas un tailleur ?

le frère du geôlier.

Oui.

la fille du geôlier.

— Où est ma robe de noce ?

le frère du geôlier.

Je l’apporterai demain.

la fille du geôlier.

— Apportez-la de très-bonne heure ; autrement, je serais sortie — pour appeler les filles et payer les ménestrels ; — car je dois perdre ma virginité au chant du coq ; — autrement elle ne fructifiera jamais.

Fredonnant.
Oh ! charmant ! oh ! bien-aimé, etc.
le frère du geôlier, au geôlier.

— Il faut que vous preniez la chose en patience.

le geôlier.

C’est vrai.

la fille du geôlier.

— Bonsoir, bonnes gens ! Dites-moi, avez-vous jamaisouï parler — d’un jeune Palémon ?

le geôlier.

Oui, fillette, nous le connaissons.

la fille du geôlier.

— N’est-ce pas un beau jeune homme ?

le geôlier, à son frère.

C’est l’amour !

le frère du geôlier.

— Ne la contrariez à aucun prix ; son délire alors — empirerait.

premier ami.

Oui, c’est un bel homme.

la fille du geôlier.

— Oh ! certes !… Vous avez une sœur ?

premier ami.

Oui.

la fille du geôlier.

— Eh bien, elle ne l’aura jamais, dites-le-lui, — à caused’un tour que je sais… Vous ferez bien de veiller sur elle ;— car si elle le voit une fois, elle est perdue ; elle serafaite — et défaite en une heure. Toutes les jeunes filles —de notre ville sont amoureuses de lui ; mais je ris d’elles,— et je les laisse faire ; n’est-ce pas un sage parti-pris ?

premier ami.

Oui.

la fille du geôlier.

— Il y en a maintenant deux cents au moins qui sontgrosses de lui ; — il y en aura quatre cents ; pourtant jelui reste attachée, — attachée comme une coquille ; et tousces enfants-là seront des garçons ; — il connaît le secretpour ça ; et à l’âge de dix ans, — ils seront tous châtréspour faire des chanteurs, — et ils chanteront les guerresde Thésée.

deuxième ami.

— C’est étrange.

la fille du geôlier.

Vous n’avez rien ouï de plus étrange ; mais n’en ditesrien.

premier ami.

Non.

la fille du geôlier.

— Elles viennent à lui de toutes les parties du duché ;— la nuit dernière, je vous assure, il n’en avait pas moins— de vingt à expédier ; il caressera tout ça — en deuxheures, une fois en train.

le geôlier.

Elle est perdue ! — incurable !

le frère du geôlier.

Le ciel nous en préserve, mon cher !

la fille du geôlier, à son père.

— Approchez ; vous êtes un homme sage, vous.

premier ami.

Est-ce qu’elle le reconnaît ?

deuxième ami.

Non. Plût à Dieu qu’elle le reconnût !

la fille du geôlier.

— Vous êtes capitaine de navire ?

le geôlier.

Oui.

la fille du geôlier.

— Où est votre compas ?

le geôlier.

Le voici.

la fille du geôlier.

Mettez-le sur le nord ; — et puis dirigez votre coursevers le bois où Palémon — brûle de me retrouver. Pourla manœuvre, — laissez-moi faire. Allons, levez l’ancre,mes petits cœurs, gaîment !

tous.

— Haou ! haou ! haou ! l’ancre est levée ! le vent est bon !— En haut la bouline ! dehors la grande voile ! — Où estvotre sifflet, maître ?

le frère du geôlier.

Emmenons-la.

le geôlier.

Au haut du mât, mousse !

le frère du geôlier.

Où est le pilote ?

premier ami.

Ici.

la fille du geôlier.

Qu’aperçois-tu ?

deuxième ami.

Un beau bois.

la fille du geôlier.

Mets le cap dessus, maître, vire de bord.

Chantant.
Quand Cynthia avec sa lumière empruntée…
Ils sortent.

SCÈNE II.
[Dans le palais.]
Entre Émilie, tenant deux portraits.
émilie.

— Pourtant je pourrais fermer ces blessures ; sans cela,elles vont s’ouvrir — et saigner à mort… Je vais choisir, —et terminer leur querelle ; deux jeunes gens si beaux — nedoivent pas succomber pour moi. Il ne faut pas que leursmères éplorées, — suivant les cendres mortellement froidesde leurs fils, — maudissent ma cruauté.

Elle regarde le portrait d’Arcite.

Ciel bon ! — quel doux visage que celui d’Arcite ! Si lasage nature, — avec ses dons les plus précieux, avec toutesles beautés — qu’elle prodigue à la naissance des noblespersonnes, — se faisait ici-bas femme mortelle, eût-elle enelle — toutes les pudiques réserves des jeunes vierges, certes— elle s’éprendrait follement de cet homme ! Quels yeux —a ce jeune prince ! de quelle ardente étincelle, — et dequelle énergique douceur ! Ici l’amour lui-même trônesouriant ! — Tel, cet autre mignon, Ganimède, — enflammaJupiter et força le dieu — à enlever le bel enfant et à leplacer près de lui, — radieuse constellation ! quel sourcilil a ! — de quelle ample majesté ! — arqué comme celui deJunon aux grands yeux, mais bien plus suave, — bien plusdoux que l’épaule de Pallas ! Il semble — que de là, commed’un promontoire — élancé dans le ciel, la Renommée etl’Honneur devraient secouer leurs ailes et chanter — àtout le monde inférieur les amours et les combats — desdieux et des hommes les plus divins. Palémon — n’estque son repoussoir ; près d’Arcite, il n’est qu’une ombreterne, — il est basané et chétif, il a l’œil aussi morne — que s’il avait perdu sa mère ; un tempérament inerte ; —en lui pas de mouvement, pas de vivacité ; — il n’a riende cette pénétrante animation, pas même un sourire.

Elle regarde le portrait de Palémon.

— Pourtant ce que nous appelons imperfection peut plairechez lui : — Narcisse était un triste enfant, mais il était céleste…— Oh ! qui pourrait connaître les détours du capriceféminin ?… — Je suis une folle, ma raison s’est égarée enmoi… — Je n’ai pas fait de choix, et j’ai menti si impudemment— que toutes les femmes devraient me battre. Àgenoux — je te demande pardon, Palémon ! Tu es seul —beau, et d’une beauté unique… Voilà bien tes yeux, — ceslampes éclatantes de beauté, qui imposent — et fulminentl’amour, et quelle jeune fille oserait leur résister ? —Quelle gravité hardie, et attrayante pourtant, — à cettebrune et virile figure ! Ô amour ! voici — désormais l’uniquecarnation !… Arrière, Arcite ! — Près de lui tu es unenfant perdu, un pur bohémien… — Et voilà la noble personne !…Je suis affolée, — complètement égarée ! Ma virginalevéracité m’a fuie. — Car, si mon frère m’avait tout àl’heure demandé — qui j’aimais, j’aurais nommé frénétiquementArcite ; — et si ma sœur me faisait la même demandemaintenant, je préférerais Palémon.

Elle compare les deux portraits.

— Mettons-les tous les deux l’un près de l’autre… Maintenant,mon frère, faites-moi la demande… — Hélas ! je nesais que dire… Maintenant faites-la-moi, chère sœur…— Que je regarde encore ! Quel enfant gâté que cet amour,— qui, entre deux hochets d’un charme égal, — ne peutfaire de choix, mais crie pour les avoir tous deux !

Entre un gentilhomme.

— Eh bien, monsieur ?

le gentilhomme.

De la part du noble duc votre frère, — madame, je vousapporte des nouvelles. Les chevaliers sont arrivés.

émilie.

— Pour finir la querelle ?

le gentilhomme.

Oui.

émilie.

Que ne puis-je finir auparavant… — Quels péchés ai-jecommis, chaste Diane, — pour que ma jeunesse immaculéesoit aujourd’hui souillée — du sang de ces princes ?pour que ma chasteté — devienne l’autel où la vie de cesamants, — les plus nobles, les meilleurs qui aient jamais— fait la joie d’une mère, soit sacrifiée — à ma malheureusebeauté !

Entrent Thésée, Hippolyte, Pirithoüs et leur suite.
THÈSÊE, s’avançant.

Introduisez-les — au plus vite ! Il me tarde de les voir.

À Émilie.

— Vos deux amants rivaux sont revenus, — accompagnésde leurs beaux chevaliers. Maintenant, ma charmante sœur,— il va falloir aimer l’un des deux.

émilie.

Je préférerais tous les deux, — pourvu que ni l’un nil’autre ne succombât prématurément à cause de moi.

thésée.

— Qui les a vus ?

pirithoüs.

Moi, tout à l’heure.

le gentilhomme.

Et moi.

Entre un messager.
thésée, au messager.

— D’où venez-vous, monsieur ?

le messager.

Je viens de voir les chevaliers.

thésée.

Veuillez nous dire, — vous qui les avez vus, ce qu’ilssont.

le messager.

Je vais, seigneur, — vous dire vraiment ce que j’en pense.S’il faut en juger par l’extérieur, — je n’ai jamais vu, de mesyeux ni dans l’histoire, six cœurs plus braves — que ceuxqu’ils portent. Celui qui se tient — au premier rang avecArcite, a la prestance — d’un vaillant, le visage d’un prince,— (son seul regard le dit) ; il a le teint — plutôt brun que noir,une mine farouche, et pourtant noble, — qui annonce unhomme hardi, intrépide, et fier du danger. — Les cerclesde ses yeux sont profonds, — et il a l’air d’un lion courroucé ;— sa chevelure flotte longue derrière lui, noire etlustrée — comme l’aile du corbeau ; ses épaules sontlarges et fortes ; — ses bras longs et ronds ; sur sa cuisse,une épée — pend à un baudrier curieux, prête, sur unfroncement de sourcil, — à mettre le sceau à sa volonté ;jamais, sur ma conscience, — on ne vit meilleur compagnond’armes.

thésée.

— Tu l’as bien décrit.

pirithoüs.

Il n’en est pas moins inférieur, — ce me semble, à celuiqui s’avance de front avec Palémon.

thésée.

— De grâce, décris-nous-le, ami.

pirithoüs.

Je soupçonne qu’il est prince aussi, — et plus grand quel’autre, s’il est possible ; car son extérieur — a tout le prestigede la noblesse. — Il a un peu plus de corpulence quele chevalier dont on vient de parler, — mais le visage bienplus doux ; son teint — est empourpré, comme une grappemûre ; il a sans doute conscience — de tout ce qu’il va défendre,et il n’en est que plus apte — à faire de cette causela sienne ; son visage laisse paraître — toutes les belles espérancesqu’il conçoit de son entreprise. — Et, quand ilest en colère, une calme vaillance, — pure de toute exagération,pénètre toute sa personne — et guide son bras auxbraves actions. Craindre lui est impossible, — il n’est pasd’une trempe assez molle. Sa tête est blonde ; — sa chevelureépaisse, bouclée et emmêlée comme la cime du lierre, —inextricable à la foudre même ; sa face — porte la livrée de lavierge guerrière, — toute rose et toute blanche, car la barbene l’a pas encore parée ; — dans ses yeux qui roulent laVictoire trône, — comme si elle comptait à jamais couronnersa valeur ; — son nez est proéminent, signe de noblesse ; —ses lèvres rouges, après les combats, sont faites pour lesfemmes.

émilie.

— Et il faut aussi que ces hommes meurent !

pirithoüs.

Quand il parle, sa voix — résonne comme une trompette,tous ses traits — sont comme un homme doit les souhaiter,vigoureux et nets. — Il porte une hache de belacier, dont le manche est d’or. — Son âge, environ vingt-cinqans.

le messager.

Il y en a un autre, — un petit homme, mais qui, parl’énergie de l’âme, semble — aussi grand qu’aucun. Je n’aijamais vu — un tel extérieur tant promettre.

pirithoüs.

— Oh ! celui qui a ces taches de rousseur ?

le messager.

Lui-même, monseigneur. — Ne sont-elles pas gracieuses ?

pirithoüs.

Oui, elles sont bien.

le messager.

Il me semble — qu’étant si peu nombreuses et si biendisposées, elles attestent — l’art exquis et grand de la nature.Il a les cheveux blonds, — non d’un blond efféminé,mais de cette nuance virile — voisine du châtain ; robusteet agile, — ce qui indique une âme active ; ses bras sontcharnus, — doublés de muscles vigoureux ; vers l’épaule— ils se gonflent doucement, comme une femme quivient de concevoir ; — ce qui montre qu’il est apte au travailet qu’il ne fléchit jamais — sous le poids des armes ;intrépide, calme, — mais, quand il s’émeut, un tigre ! Il al’œil azuré, — ce qui implique la compassion après qu’il avaincu ; habile — à apercevoir les avantages, et, dès qu’illes découvre, — prompt à en profiter ; il ne fait pas d’offense,— mais n’en accepte pas. Il a le visage ovale ; s’ilsourit, — c’est un amant ; s’il fronce le sourcil, un guerrier.— Sur la tête il porte une triomphale couronne dechêne, — à laquelle sont fixées les faveurs de sa dame. —Son âge, environ trente-six ans. À la main — il porte unbâton de combat, rehaussé d’argent.

thésée.

— Sont-ils tous ainsi ?

pirithoüs.

Ils sont tous les fils de l’honneur.

thésée.

— Ah ! sur mon âme, il me tarde de les voir !… — Madame,vous allez voir combattre des hommes.

hippolyte.

J’en suis bien aise, — mais j’en regrette la cause, monseigneur.Il ferait beau — les voir se disputer les titres dedeux royaumes. — C’est dommage que l’amour soit si tyrannique.— Oh ! ma tendre sœur, à quoi pensez-vous ? —Ne pleurez pas, fillette, avant qu’ils aient pleuré du sang !…Il le faut.

thésée, à Émilie.

— Vous avez acéré leur bravoure avec votre beauté.

À Pirithoüs.

Honorable ami, — je vous livre le champ clos ; veuillezl’ordonner, — en disposant les personnes qui doivent l’occuper.

pirithoüs.

Oui, seigneur.

thésée.

— Allons, je vais les visiter ; je ne puis attendre — qu’ilsparaissent, tant leur renommée m’a enflammé. — Cher ami,soyez royal.

pirithoüs.

Toutes les magnificences seront déployées.

émilie.

— Va, pauvre fille, pleure. Quel que soit le vainqueur, —il perdra un noble cousin pour tes péchés.

Ils sortent.

SCÈNE III.
[La prison.]
Entrent le geôlier, le galant et le docteur.
le docteur.

Son égarement est plus grand à certaines époques de lalune qu’à d’autres, n’est-ce pas ?

le geôlier.

Elle est toujours dans un délire inoffensif ; elle dort peu,n’a pas le moindre appétit, mais boit souvent ; songeant àun autre monde, à un monde meilleur ; quel que soit l’objetincohérent qui l’occupe, elle le larde de ce nom :Palémon ! Elle en farcit toute chose, l’assaisonne de toutefaçon.

Entre la fille du geôlier.

Tenez, la voici qui vient ! Vous allez voir son état.

la fille du geôlier.

Je l’ai tout à fait oubliée. Le refrain est : À bas ! À bas !L’auteur n’est ni plus ni moins que Giraldo, le précepteurd’Émilie. C’est un homme qui sera fantasque tant qu’ilmarchera sur ses pieds ; car dans l’autre monde Didonverra Palémon, et alors elle désaimera Énée.

le docteur.

Qu’est-ce que cela veut dire ?… Pauvre âme !

le geôlier.

C’est comme ça tout le long du jour.

la fille du geôlier.

Quant au charme dont je vous ai parlé, voici : vous devezporter une pièce d’argent au bout de votre langue ; sinon,pas de bac ! Alors si vous avez la chance d’aller où sont lesâmes bienheureuses, quel spectacle !… Nous autres, fillesqui avons eu le cœur broyé, mis en lambeaux par l’amour,nous irons là, et tout le jour nous ne ferons que cueillirdes fleurs avec Proserpine ; alors je ferai un bouquet pourPalémon ; alors, qu’il… vous comprenez… qu’il…

le docteur.

Quelle gracieuse aberration ! Écoutons-la encore un peu.

la fille du geôlier.

Ma foi, je vais vous dire ; parfois nous jouons à la courte-paille, nous les bienheureuses… Hélas ! c’est une cruelleexistence qu’on a dans l’autre endroit : brûler, frire, bouillir,siffler, hurler, déblatérer, jurer ! Oh ! on y fait un vilainconcert ! Prenez-y garde ! si l’on devient fou furieux,si l’on se pend ou si l’on se noie, c’est là qu’on va. Jupiternous bénisse ! et là on est mis dans une chaudière de graissed’usurier et de plomb fondu, en compagnie d’un millionde coupe-bourse, pour y bouillir sans rémission commeune couenne de lard.

le docteur.

Comme sa cervelle travaille !

la fille du geôlier.

Les seigneurs et les courtisans qui ont fait des enfants àdes filles sont dans cet endroit ; ils y restent dans le feujusqu’au nombril, et dans la glace jusqu’au cœur, et là lapartie coupable brûle, et la partie trompeuse gèle. En vérité,on pourrait trouver la punition bien cruelle pour unepareille vétille ! Croyez-moi, je vous assure que, pour en êtrequitte, on épouserait volontiers une sorcière lépreuse.

le docteur.

Comme elle poursuit cette idée ! Ce n’est pas une démencesuperficielle, mais une mélancolie bien épaisse etbien profonde.

la fille du geôlier.

Entendre là une fière grande dame et une fière bourgeoisehurler ensemble ! Je serais une brute d’appeler çaune bonne plaisanterie. L’une crie : Oh ! quelle fumée !L’autre : Quel feu ! Celle-ci crie : Oh ! pourquoi ai-je faitça derrière la tapisserie ? et alors elle pousse un hurlement ;celle-là maudit son galant et le pavillon de son jardin.

Chantant.
Je serai fidèle, mon étoile, ma destinée, etc.
le geôlier.

Que pensez-vous d’elle, monsieur ?

le docteur.

Je pense qu’elle a une perturbation d’esprit à laquelle jene puis remédier.

le geôlier.

Hélas ! que faire alors ?

le docteur.

Savez-vous si elle a jamais aimé quelqu’un, avant d’avoirvu Palémon ?

le geôlier, montrant le galant.

J’ai eu naguère, monsieur, la pleine espérance qu’elleavait fixé son affection sur ce gentleman, mon ami.

le galant.

Je l’ai cru aussi, et je penserais faire une bonne aubaineen donnant la moitié de ma fortune pour qu’elle et moinous fussions encore sans conteste dans les mêmes termes.

le docteur.

C’est le trouble de ses yeux enivrés qui a troublé sesautres sens ; il peuvent se rétablir et se remettre suffisammentpour remplir leurs fonctions prédestinées ; maisils sont maintenant dans le plus extravagant délire. Voicice que vous devez faire : vous la confinerez en un lieu oùla lumière semble se faufiler plutôt qu’être admise. Vous,jeune homme, son ami, assumez le nom de Palémon ; ditesque vous êtes venu souper avec elle et faire la communiond’amour ; cela fixera son attention, car c’est la pensée dontelle a le cerveau frappé ; les autres objets qui s’interposententre son regard et son esprit ne sont que les caprices fantasquesde sa clémence. Chantez-lui de ces vertes chansons d’amourqu’elle prétend que Palémon chantait dans sa prison.Arrivez à elle, paré des fleurs les plus embaumées que possèdela saison, et parfumé en outre de quelque autre odeurartificielle qui soit agréable aux sens : tout cela fera un Palémonaccompli, car Palémon sait chanter, et Palémon estembaumé, et tout ce qu’il y a de bon. Demandez à souper avec elle, découpez pour elle, buvez à elle, et insistez sanscesse à travers tout cela pour obtenir ses bonnes grâces etl’accès de sa faveur. Sachez quelles jeunes filles Ont été sescompagnes et ses camarades de jeux ; et faites-les venir àelle avec le nom de Palémon à la bouche, et chargées decadeaux qu’elles seront censées offrir en son nom. C’est unmensonge qui la trouble, et c’est par des mensonges qu’ilfaut le combattre. Ceci pourra l’induire à manger, à dormir,et remettre en ordre et en équilibre ce qui est faussé enelle. J’ai vu cela réussir je ne sais combien de fois ; et j’aigrand espoir de voir ce cas s’ajouter au nombre. Je viendrai,entre les diverses phases de ce projet, donner messoins. Mettons-le à exécution ; et hâtons-en le succès qui,n’en doutez pas, ramènera le bien-être.

Ils sortent.

ACTE V
SCÈNE I.
[Une place sur laquelle sont disposés les autels de Mars, de Vénus et Diane.]
Fanfares. Entrent Thésée, Pirithoüs, Hippolyte et leur suite.
thésée.

— Maintenant, qu’ils entrent, et qu’ils offrent — auxdieux leurs saintes prières ! Que les temples — resplendissentde feux sacrés, et que les autels — fassent monterleur encens en nuées pieuses, — jusqu’à ceux qui nousdominent ! N’omettons rien de ce qui est dû. — Ils ont unenoble tâche à remplir, ceux qui veulent honorer — lespuissances dont ils sont aimés.

Fanfares de cors. Entrent Palémon, Arcite et leurs chevaliers.
pirithoüs.

Seigneur, ils arrivent.

thésée.

— Vaillants et magnanimes adversaires, — cousins royalementennemis, venus aujourd’hui — pour éteindre cetteparenté qui flamboie entre vous, — laissez de côté pourune heure votre colère, et, comme des colombes, — devantles saints autels de vos protecteurs, — les dieux redoutables,inclinez vos têtes inflexibles. — Votre courrouxest surhumain ; que tel soit votre appui ! — Et, avec la faveurdes dieux, combattez pour la justice ! — Je vous laisseà vos prières, et entre vous — je partage mes vœux.

pirithoüs.

Que l’honneur couronne le plus digne !

Tous sortent, excepté Palémon, Arcite et leurs chevaliers.
palémon.

— Le sablier d’où le gravier s’échappe en ce moment,ne sera pas encore vide, — qu’un de nous aura expiré.Songez seulement à ceci : — s’il y avait en moi quelquechose qui prétendît — me faire obstacle en cette affaire,un de mes yeux — se tournant contre l’autre, un brasluttant contre l’autre bras, — je détruirais le rebelle ;oui, cousin, je le détruirais, bien que faisant partiede moi-même. D’après cela jugez donc — comment je vaisvous traiter.

arcite.

Je travaille — à chasser de ma mémoire votre nom,votre vieille amitié, — notre parenté, et à substituer à toutcela — quelque chose que je désire anéantir. Hissons donc— les voiles qui doivent mener nos vaisseaux au port même— que désignera le divin nautonier.

palémon.

Vous parlez bien. — Avant que je m’éloigne, laisse-moit’embrasser, cousin ! — C’est pour la dernière fois.

arcite.

— Un adieu suprême !

palémon.

Eh bien, soit, Adieu, cousin !

arcite.

Adieu, monsieur.

Sortent Palémon et ses chevaliers,

— Chevaliers, parents, amis, vous qui vous sacrifiez pourmoi, — vrais adorateurs de Mars dont l’esprit — dissipe envous les germes de la frayeur et l’appréhension même — quien est la mère, présentez-vous avec moi — devant le dieu denotre profession. — Allons lui demander le cœur des lions,— le souffle des tigres, et leur furie, — et leur élan, pouraller en avant, veux-je dire ; — car, pour faire retraite, noussouhaiterions être des limaçons… Vous savez que la palme— doit être ramassée dans le sang. Il faut que la force et laprouesse — me confèrent la couronne à laquelle est attachée— la reine des fleurs ! Nos invocations — doivent donc êtreadressées à celui qui fait du champ de bataille une cuve —d’où déborde le sang humain ; secondez-moi, — et inclinezvos âmes vers lui.

Ils se prosternent devant la statue de Mars.

— Ô puissant, qui par ton pouvoir as changé — en pourprele vert Neptune, toi dont l’approche — est annoncéepar des comètes, toi dont les dévastations dans les plaines— sont proclamées par des crânes hors de terre, toi dontle souffle abat — la féconde moisson de Cérès, toi dont lamain irrésistible — arrache du haut de la nue bleue — lesdonjons maçonnés, toi qui édifies et brises — les ceinturesde pierre des cités, initie-moi, moi, ton élève, — moi, le plusjeune de ceux qui suivent ton tambour, — initie-moi à l’art de la guerre, que je puisse — arborer mon étendard pourta gloire et être, grâce à toi, — salué vainqueur de la journée !Donne-moi, grand Mars, — quelque gage de ta faveur !

Ici, ils se prosternent de nouveau la face contre terre ; on entend un cliquetis d’armures, accompagné d’un rapide coup de tonnerre, ressemblant au fracas d’une bataille ; sur quoi tous se lèvent et s’inclinent devant l’autel.

Ô grand correcteur des énormités des temps, — qui précipitesles états pourris, suprême arbitre — des titres poudreuxet surannés, qui avec des saignées soulages — laterre malade, et guéris le monde — de sa pléthore de peuples,j’accepte — tes signes comme un heureux augure, eten ton nom — je marche hardiment à mon dessein. Partons !

Ils sortent.
Entrent Palémon et ses chevaliers. Ils se prestement devant l’autel de Vénus, puis se relèvent.
palémon.

— Nos étoiles doivent briller d’un nouveau feu, ou —s’éteindre aujourd’hui. Notre argument est l’amour ; — sila déesse d’amour l’adopte, elle nous donne — la victoire.Unissez donc vos esprits aux miens, — vous tous dont lamagnanime noblesse fait de ma cause — votre hasard personnel !À la déesse Vénus — recommandons notre entreprise,et implorons — sa protection pour notre parti.

Ils s’agenouillent.

— Salut, reine souveraine des secrets, toi qui as le pouvoir— d’arracher à sa furie le plus farouche tyran — pour lejeter pleurant aux pieds d’une fille, toi qui peux — avec unesimple œillade amortir le tambour de Mars — et dissiper lafanfare d’alarme en murmures, toi qui permets — au boiteuxde jeter en l’air sa béquille, en le guérissant — plus vite qu’Apollon, toi qui peux forcer le roi — à être le vassalde sa sujette, et induire — la gravité surannée à danser !…Le vieux garçon chauve, — dont la jeunesse, comme unenfant espiègle traversant un feu de joie, — a échappéà tes flammes, tu l’attrapes à soixante-dix ans — et tului fais écorcher au hoquet de sa voix chevrotante —de jeunes chansons d’amour. Quel est le divin pouvoir —sur qui tu n’aies pas de pouvoir ? À Phébus tu — ajoutesdes flammes, plus ardentes que les siennes ; les feux duciel — ont brûlé son fils mortel, les tiens l’ont brûlé, lui !La Chasseresse, — humide et froide, fut surprise, dit-on, àjeter — son arc et à soupirer ! Admets-moi dans tes grâces,— moi, ton soldat dévoué, moi qui porte ton joug — commeune couronne de roses, bien qu’il soit plus lourd — que leplomb même et plus piquant que l’ortie ! — Je n’ai jamaisrécriminé contre ta loi ; — je n’ai jamais révélé de secrets,n’en connaissant aucun, et j’eusse fait — de même, lesconnaissant tous ; je n’ai jamais entrepris — la femme d’unautre, ni lu les libelles — des beaux esprits ; je n’ai jamais,à de grands festins, — cherché à séduire une beauté, maisj’ai rougi — au sourire des petits-maîtres qui le faisaient ;j’ai été dur — envers les libertins bavards, et leur ai demandévivement : — s’ils avaient des mères ; j’en avais une,moi ! une femme ! — et c’étaient toutes les femmes qu’ilsoutrageaient ! J’ai connu un homme — de quatre-vingts hivers,leur disais-je, qui — épousa une fille de quatorzeans… Déesse, tu as le pouvoir — de donner vie à lapoussière !… Les crampes séniles — avaient tordu en cercleson pied carré ; — la goutte avait noué ses doigts ; —d’atroces convulsions avaient presque soustrait — aux globesde ses yeux leurs orbites ; en sorte que tout ce qui était vie— en lui semblait une torture. Ce squelette — eut de cettejeune et belle compagne un garçon, et moi, — j’affirmaisqu’il était bien son fils, car elle jurait qu’il l’était, — et comment se refuser à la croire ? Bref, — pour ceux qui jasentayant réussi, je ne suis pas un camarade ; — pour ceux qui,n’ayant pas réussi, se vantent, je suis un ennemi ; — pourceux qui voudraient réussir et n’y parviennent pas, je n’aique des applaudissements. — Non, je n’aime pas celui quiraconte de secrètes intrigues — de la plus sale manière, nicelui qui trahit des mystères — dans le plus impudent langage.Tel je suis, — et je jure que jamais amant n’a jamaissoupiré — plus sincèrement que moi. Donc, ô souverainementtendre déesse, — donne-moi la victoire danscette lutte où se débat — le mérite (lu véritable amour, ethonore-moi d’un signe — de ta haute faveur.

Ici on entend une musique, et l’on voit voltiger des colombes. Tous se prestement la face contre terre, puis se mettent à genoux.

— Ô toi qui règnes sur les cœurs mortels — de onze àquatre-vingt-dix ans, toi qui as pour parc ce monde — etnos hordes pour gibier, je te remercie — de ce gage propice !En fortifiant — mon cœur innocent et loyal, il m’armetout entier d’assurance — pour cette entreprise. Relevons-nous,et — inclinons-nous devant la déesse ! Le tempsmarche.

Ils s’inclinent et sortent.
Doux accords de flageolets. Entre Émilie, les cheveux sur les épaules ; sur la tête une guirlande d’épis ; une jeune fille en blanc, ayant des fleurs dans les cheveux, tient la queue de sa robe ; une autre porte devant elle un encensoir d’argent, en forme de biche, remplie d’encens et de parfums, qu’elle dépose sur l’autel ; elle se retire ; Émilie y met te feu ; puis toutes s’inclinent et s’agenouillent.
émilie.

— Ô reine sacrée, mystérieuse, froide et constante, —ennemie des orgies, muette, contemplative, — suave, solitaire,blanche autant que chaste, pure — comme la neigetamisée au vent, toi qui à tes chevaliers femelles — nelaisses que le sang nécessaire à la rongeur, — cette robe de leur ordre, moi, ta prêtresse, — je n’humilie ici devantton autel. Oh ! daigne — abaisser sur ta vierge cemerveilleux œil vert — qui n’a jamais regardé une chosemaculée ! — Oh ! sainte et argentine maîtresse, prête tonoreille, — (qui n’a jamais entendu un terme impur, où —n’a jamais pénétré un voluptueux murmure), à ma supplication— que trouble une sainte frayeur. Voici la fin — dema fonction de vestale ; j’ai la robe nuptiale, — mais lecœur vierge. Un mari m’est destiné, — mais je ne le connaispas. De deux, j’en dois — choisir un, et prier pourson succès, mais — mes yeux ne sont complices d’aucuneélection. — Tous deux sont également précieux ; j’auraisà en sacrifier un, — que je ne pourrais condamner ni l’unni l’autre ; celui qui périrait — disparaîtrait sans jugement.Ainsi donc, ô ma pudique reine, — que celui des deux prétendantsqui m’aime le mieux — et qui a le plus de titres,que celui-la — m’enlève ma couronne d’épis ; sinon, permets— que je conserve dans ta légion — mon rang et ma dignité.

Ici l’encensoir disparaît sous l’autel, et à la place s’élève un rosierportant une seule rose.

— Voyez ce que la souveraine du flux et du reflux — faitsurgir par sa sainte puissance — des entrailles même de sonautel sacré ! Rien qu’une rose ! — Si je suis bien inspirée,ce combat sera la ruine — de ces deux braves chevaliers,et moi, fleur vierge, — je croîtrai solitaire sur ma tige.

Ici des instruments font entendre un son aigu, et la rose tombede l’arbre.

— La fleur est tombée ; — l’arbre descend ! Ô maîtresse, —voilà que tu me congédies ; je serai cueillie, — je le crois ;je ne connais pas ton intime volonté ; — démasque tonmystère !… J’espère qu’elle est satisfaite ; — ses signesétaient favorables.

Elles saluent et sortent.

SCÈNE II.
[La prison.]
Entrent le docteur, le geôlier. et le galant, habillé comme Palémon.
le docteur.

— Le conseil que je vous ai donné lui a-t-il fait dubien ?

le galant.

— Oh ! beaucoup. Les jeunes filles qui lui tenaient compagnie— l’ont à demi convaincue que je suis Palémon. — Ily a une demi-heure, elle est venue à moi souriante, — etm’a demandé ce que je voulais manger, et quand je l’embrasserais ;— je lui ai dit : immédiatement, et je l’ai embrasséedeux fois.

le docteur.

— C’était bien. Vingt fois eût été mieux encore ; — carc’est de là surtout que dépend la cure.

le galant.

Alors elle m’a dit — qu’elle veillerait avec moi cettenuit, car elle savait bien — à quelle heure mon accès meprendrait.

le docteur.

Laissez-la faire ; — et, dès que l’accès vous arrivera,accommodez-la bien et tout de suite.

le galant.

— Elle a voulu me faire chanter.

le docteur.

Et vous avez chanté ?

le galant.

Non.

le docteur.

Vous avez fort mal fait alors ; — vous devriez lui complaireen tout.

le galant.

Hélas ! — je n’ai pas de voix, monsieur, pour la satisfairesur ce point.

le docteur.

— Peu importe, pourvu que vous fassiez du bruit ; — sielle vous redemande, faites n’importe quoi. — Couchezavec elle, si elle vous en prie.

le geôlier.

Halte-là, docteur !

le docteur.

— Oui, par manière de guérison.

le geôlier.

Gardons, d’abord, si vous le permettez, — les manièresde l’honnêteté.

le docteur.

Ce n’est là qu’une subtilité. — N’allez pas perdre votreenfant par honnêteté. — Guérissez-la de la bonne manière ;alors, si elle veut être honnête, — elle aura le droit chemindevant elle.

le geôlier.

Merci, docteur.

le docteur.

Veuillez l’amener, — et voyons comment elle est.

le geôlier.

Je vais lui dire — que son Palémon l’attend. Mais, docteur,— il me semble que vous avez tort pourtant.

Il sort.
le docteur.

— Allez, allez ! vous autres pères, vous êtes de jolisfous !… Son honnêteté ! — Si nous lui donnions de la médecinejusqu’à ce que nous trouvions ça !…

le galant.

— Quoi ! est-ce que vous ne la croyez pas honnête,monsieur ?

le docteur.

— Quel âge a-t-elle ?

le galant.

Dix-huit ans.

le docteur.

Elle peut l’être ; — mais n’importe ! ça ne fait rien à notre affaire. — Quoi que dise son père, si vous vous apercevez — que son humeur incline du côté que je disais, videlicet du côté de la chair… Vous me comprenez ?

le galant.

— Oui, très-bien, monsieur.

le docteur.

Satisfaites son désir — et largement ; ça la guérira, ipsofacto — de l’humeur mélancolique qui l’empoisonne.

le galant.

— Je suis de votre avis, docteur.

le docteur.

— Vous verrez. La voici ; je vous en prie, accommodez-la.

Entrent le geôlier, la fille du geôlier et une compagne.
le geôlier, à sa fille.

— Venez ; votre amoureux Palémon vous attend, monenfant ; — et voilà déjà une grande heure qu’il est ici pourvous voir.

la fille du geôlier.

— Je le remercie de son aimable patience ; — c’est unbon jeune homme, et je lui suis grandement obligée. —Vous n’avez jamais vu le cheval qu’il m’a donné ?

le geôlier.

Si fait.

la fille du geôlier.

— Comment le trouvez-vous ?

le geôlier.

C’est un très-beau cheval.

la fille du geôlier.

— Vous ne l’avez jamais vu danser ?

le geôlier.

Non.

la fille du geôlier.

Moi, je l’ai vu souvent ; — il danse très-bien, très-élégamment ;— et, pour une gigue, il peut défier toutes lesqueues longues et courtes ! — Il tourne comme une toupie.

le geôlier.

Ça doit être bien beau.

la fille du geôlier.

— Il dansera la morisque en faisant vingt milles àl’heure ; — et il enfoncera le meilleur cheval de bois — detoute la paroisse, si je m’y connais bien ; — et il galopesur l’air de Léger amour. — Que pensez-vous de cecheval ?

le geôlier.

Avec ces vertus-là, — je pense qu’on pourrait l’amenerà jouer à la paume.

la fille du geôlier.

— Bah ! ça ne serait rien.

le geôlier.

Sait-il lire et écrire ?

la fille du geôlier.

— Il a une très-belle main ; et il dresse lui-même lecompte — de son foin et de sa provende ; le palefrenier— qui voudrait l’attraper devrait se lever de bien bonneheure. Vous connaissez — la jument marron qu’a le duc ?

le geôlier.

Fort bien.

la fille du geôlier.

— Elle est terriblement amoureuse de lui, pauvre bête !— Mais lui, il est comme son maître, froid et dédaigneux.

le geôlier.

— Quelle dot a-t-elle ?

la fille du geôlier.

Environ deux cents bottes de foin — et vingt boisseauxd’avoine. Mais il ne voudra jamais d’elle ; — il zézaie si bienen hennissant qu’il serait capable de séduire — la jumentd’un meunier ; il causera sa mort.

le docteur.

Quelles niaiseries elle dit là !

le geôlier, à sa fille.

— Faites la révérence ; voici votre amoureux qui s’avance.

le galant.

Jolie âme, — comment vous portez-vous ? La belle demoiselle !voilà une révérence.

la fille du geôlier.

— À vos ordres, en tout honneur. — Quelle distance y a-t-ild’ici au bout du monde, mes maîtres ?

le docteur.

— Eh bien, une journée de voyage, fillette.

la fille du geôlier, au galant.

Voulez-vous y aller avec moi ?

le galant.

— Que ferons-nous là, fillette ?

la fille du geôlier.

Eh bien, nous y jouerons au trou-madame : — y a-t-ilautre chose à faire ?

le galant.

Je veux bien, — si nous y célébrons notre noce.

la fille du geôlier.

C’est juste ; — je vous assure en effet que nous trouverons là — tout exprès quelque prêtre aveugle qui s’aventurera— à nous marier, car ici ils sont bêtement scrupuleux.— En outre, mon père doit être pendu demain, —et ça ferait tache à l’affaire. — N’êtes-vous pas Palémon ?

le galant.

Est-ce que vous ne me reconnaissez pas ?

la fille du geôlier.

— Si fait ; mais vous ne vous souciez pas de moi ! Jen’ai rien — que cette pauvre jupe et deux grosses chemises.

le galant.

— N’importe ; je veux vous avoir.

la fille du geôlier.

Voulez-vous ? bien sûr ?

le galant.

— Oui, par cette loyale main ! je le veux.

la fille du geôlier.

Alors nous irons au lit.

le galant.

Quand vous voudrez.

Il l’embrasse.
le geôlier, au galant.

— Ah ! messire, vous êtes bien gourmand.

le galant, à la fille du geôlier.

— Pourquoi essuyez-vous mon baiser ?

la fille du geôlier.

C’est un baiser embaumé ; — il va me parfumer jolimentpour la noce… — N’est-ce pas là votre cousin Arcite ?

lh docteur.

Oui, cher cœur ; — et je suis bien aise que mon cousinPalémon — ait fait un si bon choix.

la fille du geôlier.

Croyez-vous qu’il voudra de moi ?

le docteur.

— Oui, sans doute.

la fille du geôlier, au geôlier.

Et vous, le croyez-vous aussi ?

le geôlier.

Oui.

la fille du geôlier.

— Nous aurons beaucoup d’enfants. Seigneur ! commevous avez engraissé ! — Mon Palémon va engraisser aussi,j’espère, et joliment, — maintenant qu’il est en liberté.Hélas ! pauvre poulet, — on l’a bien fait pâlir avec la maigrechère et le mauvais logement, — mais je le rétablirai à forcede baisers.

Entre un messager.
le messager.

Que faites-vous ici ? — Vous allez perdre le plus noblespectacle qu’on ait jamais vu.

le geôlier.

— Sont-ils dans le champ-clos ?

le messager.

Oui. — Vous remplissez une charge là aussi.

le geôlier.

J’y vais de ce pas… — Il faut que je vous laisse ici.

le docteur.

Non, nous irons avec vous. — Je ne veux pas manquercette joute.

le geôlier, montrant sa fille au docteur.

Comment l’avez-vous trouvée ?

le docteur.

— Je vous garantis que dans trois ou quatre jours — jel’aurai rétablie.

Au galant.

Vous, vous ne devez pas la quitter ; — entretenez-latoujours dans ce sens-là.

le galant.

Je le ferai.

le docteur.

Faisons-la rentrer.

la galant, à la fille du geôlier.

— Venez, mignonne, nous allons dîner ; — et puis nousjouerons aux cartes.

la fille du geôlier.

Et nous embrasserons-nous ?

le galant.

— Cent fois.

la fille du geôlier.

Et vingt fois encore ?

le galant.

Et vingt fois encore.

la fille du geôlier.

— Et puis nous coucherons ensemble ?

le docteur, au galant.

Acceptez son offre.

le galant, à la fille du geôlier.

— Oui, certes.

la fille du geôlier.

Mais vous ne me ferez pas de mal ?

le galant.

— Je ne le voudrais pas, mignonne.

la fille du geôlier.

Si vous me faites mal, amour, je crierai.

Ils sortent.

SCÈNE III.
[Le vestibule du palais ducal.]
Entrent Thésée, Hippolyte, Émilie, Pirithoüs et leur suite.
émilie.

— Je n’irai pas plus loin.

pirithoüs.

Voulez-vous perdre ce spectacle ?

émilie.

— J’aimerais mieux voir un roitelet fondre sur une mouche— que voir ce débat. Chaque horion qui tombe — menaceune brave existence… Chaque coup gémit — sur laplace où il frappe, et a le son — d’un glas plus que d’uneestocade. Je resterai ici. — C’est assez que mon oreille soittorturée — par l’événement fatal auquel il m’est impossible— d’être sourde ; c’est assez que j’entende, sans souillermes regards — du terrible spectacle qu’ils peuvent éviter.

PIRITHOÜS, à Thésée.

Sire, mon bon seigneur, — votre sœur ne veut pas allerplus loin.

thésée.

Oh ! elle le doit. — Elle verra dans leur réalité des exploitsglorieux — qui feront merveille un jour, rien qu’en peinture.

À Émilie.

En présence de ce drame — que la nature elle-mêmeva composer et jouer, la conviction — doit être scellée à lafois de la vue et de l’ouïe. Il faut que vous soyez présente.— Vous êtes la récompense du vainqueur, le prix et la couronne— destinée à sacrer le mérite triomphant.

émilie.

Excusez-moi. — Si j’étais là, je fermerais les yeux.

thésée.

Il faut que vous soyez là. — Cette épreuve a lieu, pourainsi dire, dans la nuit, et vous êtes — le seul astre quipuisse l’éclairer.

émilie.

Je suis éteinte. — Elle ne peut être que perfide, la lumièrequi les montrera — l’un à l’autre. La nuit, cette éternelle— mère de l’horreur, sur laquelle pèse la malédiction — de tant de millions de mortels, n’aurait en ce moment— qu’à jeter son noir manteau sur ces deux hommes — età les empêcher de se retrouver, et peut-être réparerait-elle— un peu sa réputation, et ferait-elle oublier — bien desmeurtres dont elle est coupable.

hippolyte.

— Il faut que vous veniez.

émilie.

En vérité, je n’irai pas.

thésée.

— Mais il faut que les chevaliers allument — leur vaillanceà votre regard. Sachez que de cette guerre — vousêtes le trésor, et qu’il faut que vous soyez là — pour payerle service.

émilie.

Seigneur, excusez-moi. — La couronne d’un royaumepeut se disputer — loin de lui.

thésée.

Bien, bien, à votre guise ! — Les personnes qui resterontprès de vous pourraient souhaiter leur office — à quelqu’unde leurs ennemis.

hippolyte.

Adieu, sœur ! — Il est probable que je connaîtrai votremari avant vous-même, — dans l’éclair d’un instant. Celuides deux que les dieux — reconnaissent pour le plus digne,je les prie — de vous l’accorder.

Sortent Thésée, Hippolyte, Pirithoüs, etc.
èmilie.

— Arcite a le visage doux ; mais son regard — est commeun engin de guerre braqué, ou comme une lame aiguë —dans un fourreau soyeux ; la clémence et le courage viril— se marient sur son visage. Palémon — a l’aspect très-menaçant ;son front — se creuse et semble ouvrir unetombe à ce qui l’assombrit. — Pourtant il n’est pas toujours ainsi, mais il se modifie suivant — la nature de sespensées ; longtemps son regard — s’arrêtera sur son objet.La mélancolie — lui sied aussi noblement que l’enjouementà Arcite ; — mais la tristesse de Palémon est unesorte de joie — tempérée, comme si la gaîté le rendaittriste — et la tristesse gai. Ces humeurs sombres qui —s’attachent si fâcheusement à d’autres, en lui — demeurentgracieuses.

Fanfares de cors. Les trompettes sonnent la charge.

— Écoutez comme ces éperons de la vaillance excitent— les princes à l’épreuve ! Arcite peut m’obtenir ; — etpourtant Palémon peut blesser Arcite jusqu’à — déparerson visage. Oh ! quels regrets — seraient suffisants pourun pareil désastre !… Si j’étais là, — je pourrais être nuisible ;car ils détourneraient leurs regards — de mon côté,et dans ce mouvement ils pourraient — manquer une paradeou omettre une attaque — réclamée par le momentmême ; il vaut beaucoup mieux — que je ne sois pas là.Oh ! mieux vaudrait n’être jamais née — qu’être la caused’un pareil malheur.

Fanfares. On crie : Vive Palémon !
Entre un serviteur.

Qui à l’avantage ?

le serviteur.

On acclame Palémon.

émilie.

— Il a donc vaincu. Cela était probable : — sa mine respiraitle triomphe et le succès, et il est — sans aucundoute le premier des hommes… Je t’en prie, cours — etrapporte-moi ce qui se passe.

Fanfares. Cris de : Vive Palémon !
le serviteur.

Toujours Palémon !

émilie.

— Cours et informe-toi.

Le serviteur sort.
Elle tire de son sein le portrait d’Arcite et le regarde.

Tu as donc perdu, mon pauvre serviteur ! — J’ai constammentporté ton portrait à ma droite, — celui de Palémonà gauche. Pourquoi ? Je ne sais pas ; — je n’avais pasde but en les plaçant ainsi ; c’est le hasard qui l’a voulu.— Du côté gauche est le cœur : Palémon — avait la meilleurechance.

Acclamations et cris. Fanfare de cors.

Cette explosion de clameurs — est assurément la fin ducombat.

Rentre le serviteur.
le serviteur.

— On dit que Palémon avait acculé Arcite — à un poucede la colonne, et le cri — général était : « Vive Palémon ! »Mais aussitôt, — les seconds d’Arcite l’ont bravement dégagé,et les deux hardis jouteurs sont en ce moment — auxprises.

émilie.

S’ils pouvaient tous deux se métamorphoser — en unseul !… Oh ! pourquoi ? Il n’y aurait pas une femme — digned’un homme ainsi composé ! Leur mérite respectif,la noblesse spéciale à chacun d’eux donne déjà — le désavantagede l’infériorité et de l’insuffisance — à toute femmeexistante.

Fanfare. Cris de : Vive Arcite !

Nouvelle ovation ! — Est-ce toujours Palémon ?

le serviteur.

Non, maintenant on acclame Arcite.

émilie.

— Je t’en prie, fais attention aux cris. — Tiens les deuxoreilles aux écoutes.

Fanfare. Acclamations. Cris de : Arcite ! Victoire !
le serviteur.

On crie : — Arcite ! Victoire ! Écoutez ! Arcite ! Victoire !— L’achèvement du combat est proclamé — par les instrumentsà vent.

émilie.

Les moins clairvoyants voyaient — qu’Arcite n’était pasun enfant. Dieu du ciel ! l’éclat, — la splendeur même de lavaillance rayonnait à travers lui ! Elle ne pouvait — pas plusse dissimuler en lui que le feu ne peut se cacher dans laflamme, — que l’humble rive ne peut chercher chicaneaux flots — que l’ouragan force à se déchaîner. Je croyaisbien — qu’il arriverait malheur au bon Palémon, mais jene savais pas — pourquoi je croyais cela. Notre raisonnementn’est pas prophète, — tandis que notre fantaisie l’estsouvent. Les voici qui arrivent… — Hélas ! pauvre Palémon !

Fanfare. Entrent Thésée, Hippolyte, Pirithoüs, Arcite vainqueur,et la suite.
thésée.

— Là ! voici notre sœur qui attend — frémissante et inquiète.Charmante Émilie, — les cieux, par leur divin arbitrage,— vous ont donné ce chevalier. Jamais plus braveque lui — ne frappa sur un cimier. Donnez-moi vos mains.— Recevez-la, vous ; et vous, recevez-le. Soyez fiancés parun amour — qui croîtra à mesure que vous vieillirez.

arcite.

Émilie, — pour vous acquérir, j’ai perdu ce qui m’étaitle plus cher — après vous, mon trésor ; et pourtant je vousobtiens à vil prix, — si je vous estime à votre valeur.

thésée.

Oh ! sœur aimée, — il parle d’un des plus braves chevaliersqui aient jamais — éperonné un noble destrier ; assurémentles dieux — ont voulu qu’il mourût célibataire, depeur que sa race — ne parut au monde trop divine. Saconduite — m’a tellement charmé qu’il m’a semblé qu’Arciten’était — auprès de lui qu’une masse de plomb. Si jepuis justement faire — de toutes ses qualités un si completéloge, votre Arcite — n’y perd rien ; car l’homme qui s’estmontré si grand — a pourtant trouvé son supérieur. J’aientendu — deux Philomèles émules rebattre les oreilles dela nuit — de leurs chants rivaux ; tantôt l’une dominait,— tantôt l’autre ; puis la première reprenait le dessus —pour être à son tour dépassée, en sorte que l’ouïe — nepouvait être juge entre les deux. Longtemps — il en a étéde même entre ces cousins, et c’est à grand’peine qu’enfinles cieux — ont fait de l’un d’eux le vainqueur.

À Arcite.

Portez avec joie — la couronne que vous avez gagnée.Quant aux vaincus, — appliquez-leur immédiatement notresentence, car je sais — que la vie leur est à charge ; que l’arrêtsoit exécuté ici ; — cette scène n’est pas faite pour nosregards. Partons donc, — joyeux, avec quelque tristesse !Prenez à votre bras votre conquête, — je sais que vous nevoudriez pas la perdre… Hippolyte, — je vois vos yeuxconcevoir une larme, — dont ils vont être délivrés.

émilie.

Est-ce là un triomphe ? — Ô puissances célestes, où estvotre miséricorde ? — Si vos volontés n’avaient pas décidéqu’il en doit être ainsi — et ne me commandaient pas devivre pour consoler cet ami esseulé, — ce misérable princequi vient de rejeter — loin de lui une vie plus précieuse quetoutes les femmes, — je devrais, et je voudrais mourir.

hippolyte.

Ô malheur infini ! — Ces quatre beaux yeux ne devaient-ilsse fixer sur un seul objet — que pour qu’il y en eût deuxd’aveuglés !

thésée.

Il en doit être ainsi.

Ils sortent.

SCÈNE IV.
[La place de l’exécution. Un billot préparé.]
Entrent Palémon et ses chevaliers garrottés, le geôlier, le bourreau et des gardes.
palémon.

— Il y a bien des hommes vivants qui ont survécu — àl’amour de leurs contemporains ; bien des pères — en sontlà au milieu de leurs enfants. Nous trouvons — quelque consolationdans cette réflexion. Nous expirons, nous, — maisnon sans la pitié des hommes ; ils souhaiteraient de toutcœur — que la vie nous fût laissée ; nous prévenons — la misèrerévulsive de la vieillesse, nous esquivons — la goutteet les cathares qui, dans les derniers jours, s’attachent —aux traînards grisonnants ; nous allons vers les dieux, —jeunes, droits, sans trébucher sous le poids — de maintsvieux crimes ; assurément les dieux — nous admettrontd’autant plus volontiers à goûter avec eux le nectar, — quenous sommes des âmes plus pures. Mes chers parents, —vous dont l’existence est ainsi sacrifiée pour cet uniqueespoir, — vous ne l’aurez certes pas vendue assez cher.

premier chevalier.

Quelle fin pourrait être — plus satisfaisante ? Les vainqueurs— ont sur nous la supériorité de la fortune, faveur aussi incertaine — que la mort pour nous est sûre. Ils nel’emportent pas sur nous — d’un atome d’honneur.

deuxième chevalier.

Disons-nous adieu ; — et insultons par notre résignationà la fortune vacillante — qui chancelle à sa plus ferme allure.

TROISIÈME CHEVALIER, désignant le billot.

Allons, qui commence ?

palémon.

— Celui-là même qui vous a conduits à ce banquet, doit— y goûter avant vous tous.

Au geôlier.

Ah ! ah ! mon ami, mon ami, — votre charmante fillem’a donné un jour la liberté ; — vous allez me la voir perdrepour toujours… Comment va-t-elle, je vous prie ? —J’ai ouï dire qu’elle n’était pas bien ; la nature de son mal— m’a fait de la peine.

le geôlier.

Monsieur, elle est parfaitement rétablie, — et elle va semarier bientôt.

palémon.

Par ma courte existence, — j’en suis on ne peut plusaise. Ce sera le dernier bonheur — dont je me serai réjoui ;je t’en prie, dis-lui cela ; — recommande-moi à elle, et,pour arrondir sa dot, — offre-lui ceci.

Il lui donne sa bourse.
premier chevalier.

— Ah ! donnons tous !

deuxième chevalier.

Est-ce une vierge ?

palémon.

Vraiment, je le crois ; — une bien bonne créature, quim’a rendu des services — que je ne puis payer ni apprécierà leur valeur.

tous les chevaliers.

— Faites-lui nos compliments.

Ils donnent leurs bourses au geôlier.
le geôlier.

Que les dieux vous récompensent tous, — et la rendentreconnaissante !

palémon.

Adieu ! et puisse ma vie être maintenant aussi courte —que ce salut suprême !

Il se place sur le billot.
premier chevalier.

— Ouvrez la marche, courageux cousin.

deuxième chevalier.

Nous vous suivrons avec joie.

Cris derrière le théâtre.

Vite !… Sauvez-les !… Arrêtez !

Entre en hâte un messager.
le messager.

Arrêtez, arrêtez ! Oh ! arrêtez, arrêtez, arrêtez !

Entre en hâte Pirithoüs.
pirithoüs.

— Arrêtez ! holà ! maudite soit votre précipitation, — sivous avez si vite fait votre besogne !… Noble Palémon, —les dieux vont manifester leur gloire dans l’existence nouvelle— que vous êtes appelé à mener.

palémon.

Cela peut-il être, quand — j’ai dit que Vénus m’avaittrahi ? Que se passe-t-il ?

pirithoüs.

— Relevez-vous, noble sire, et prêtez l’oreille à des nouvelles— qui sont bien profondément douces et amères !

palémon.

Qu’est-ce donc — qui nous a réveillés de notre songe ?

pirithoüs.

Écoutez donc ! Votre cousin — montait le cheval qu’Émilie— lui avait donné naguère, un cheval noir, n’ayant pas —un poil blanc ; singularité qui, prétend-on, — diminue sonprix et qui l’empêcherait, — malgré son excellence, d’êtreacheté par bien des gens, en raison d’une superstition —fort répandue ici. Ainsi chevauchait Arcite, — trottant surles pavés d’Athènes, que les paturons de la bête — semblaientcompter plutôt que fouler ; car ce cheval — feraitun mille d’un bond, pour peu qu’il plût à son cavalier —de le stimuler. Comme il allait ainsi comptant — les dallesde pierre, dansant pour ainsi dire sur la musique — quefaisaient ses sabots (c’est du fer, dit-on, — que la musiquetire son origine), un caillou perfide, — froid comme le vieuxSaturne et, comme lui, recelant — un feu funeste, lança uneétincelle — ou je ne sais quel brusque et fatal éclair. Le cheval,ardent comme la flamme, — prit ombrage et s’abandonnaà tout l’emportement — que ses forces donnaient àson instinct ; il bondit, il se cabre, — il oublie la règled’école à laquelle il a été dressé, — lui si facile à manier ;il geint comme un porc, — sous l’éperon aigu qui l’exaspère— sans le faire obéir, et emploie toutes les vilainesruses — d’une rosse furieuse et violente pour désarçonner —son cavalier qui le domine bravement. Tout est inutile, —le mors ne voulant pas se briser, ni la sangle se rompre ;les plus brusques soubresauts — n’ont pas déraciné le cavalierqui — l’étreint, toujours entre ses genoux ; alorssur ses sabots de derrière — il se dresse tout debout,de telle sorte que les jambes d’Arcite, plus hautes que satête, — semblaient suspendues par un art étrange. La couronnedu vainqueur — lui tombe alors de la tête, et immédiatement— l’animal se renverse en arrière, s’affaissant— de tout son poids sur le cavalier. Pourtant Arcite vitencore, — mais il est comme le vaisseau qui ne flotte que pour être englouti — par la prochaine lame. Il désire beaucoupéchanger avec vous quelques mots. Tenez, le voici !

Entrent Thésée, Hippolyte, Émilie, Arcite, porté dans une chaise.
palémon.

— Ô misérable fin de notre alliance ! — Les dieux sontpuissant !… Arcite, si ton cœur, — ton noble et vaillantcœur n’est pas encore brisé, — donne-moi tes dernièresparoles ! Je suis Palémon, — Palémon qui t’aime encore àton agonie.

arcite.

Prends Émilie — et avec elle toutes les joies du monde.Tends-moi la main ; — adieu ! J’ai compté ma dernièreheure. J’ai été infidèle, — mais jamais traître. Pardonne-moi,cousin ! — Un baiser de la belle Émilie !

Il l’embrasse.

C’est fait. — Prends-la, je meurs.

Il expire.
palémon.

Que ta belle âme aille vers l’Élysée !

émilie.

— Je vais fermer tes yeux, prince ; que les âmes bienheureusessoient avec toi ! — Tu fus un homme accompli ;et, tant que je vivrai, — je consacrerai ce jour à te pleurer.

palémon.

Et moi à t’honorer.

thésée.

— C’est en ces lieux que vous avez combattu pour lapremière fois ; c’est ici même — que je vous ai séparés.Rendons grâces — aux dieux de ce que vous vivez.

Montrant Arcite.

— Il a joué son rôle, et, bien que trop court, — il l’abien rempli. Votre existence est prolongée, et — la rosée desbénédictions du ciel vous inonde. — La puissante Vénusa rehaussé son autel, — en vous donnant celle que vous aimez. Mars, notre maître, — a justifié son oracle en accordantà Arcite — les honneurs de la lutte. Ainsi les divinités— ont manifesté leur stricte justice… Emportez ce corps d’ici !

palémon.

Ô cousin ! — Pourquoi faut-il que nous ayons des sympathiesqui nous coûtent — le sacrifice de nos sympathies ?Pourquoi faut-il que le prix — d’une affection chère soit laperte d’une chère affection ?

thésée.

Jamais la fortune — n’a joué un jeu plus subtil. Levaincu triomphe ; — le vainqueur est le sacrifié ; pourtant danscet événement — les dieux ont été souverainement équitables.Palémon, — votre cousin a avoué que vous avieztous les titres — à l’amour de cette dame ; car vous l’aviezvue le premier, et — vous aviez dès lors proclamé votrepassion. Il vous l’a restituée, — comme un bijou volé, ensouhaitant que votre conscience — le renvoie d’ici amnistié.Les dieux retirent — la justice de mes mains, et se fonteux-mêmes — les exécuteurs… Emmenez votre dame, —et éloignez de cette scène de mort vos partisans — quej’adopte pour mes amis ! Manifestons de la tristesse — unjour ou deux, et faisons honneur — aux funérailles d’Arcite !Puis — nous reprendrons nos visages de noces, — etnous sourirons avec Palémon. Il y a une heure, une heureà peine, — j’étais aussi affligé pour Palémon — que joyeuxpour Arcite ; et maintenant je suis aussi joyeux pour Palémon— qu’afflige pour Arcite. Ô célestes charmeurs, —que faites-vous de nous ? Après un échec, — nous nousprenons à rire ; après un succès, à pleurer ; et toujours— nous sommes des enfants de façon ou d’autre. Soyonsreconnaissants — de ce qui est, et abandonnons à votrearbitrage — ce qui est au-dessus de nos discussions ! Partons,— et conformons-nous aux circonstances.

Fanfare. Ils sortent.

ÉPILOGUE.


— Je voudrais maintenant vous demander commentvous trouvez la pièce. — Mais, ainsi qu’un écolier qui nesait que dire, — j’ai une cruelle frayeur. De grâce pourtant,demeurez une minute, — que je vous regarde ! Personnene sourit ? — Alors ça va mal, je le vois. Que celuiqui — a aimé une belle jeune fille, montre son visage !…— (Il serait étrange que nul ici ne fût dans ce cas…) Et,s’il veut agir — contre sa conscience, qu’il siffle et ruine— notre marché !… C’est en vain, je le vois, qu’on essayeraitde vous retenir. — Eh bien, tant pis ! à votre guise !… Quedites-vous maintenant ?… — Ah ! ne vous méprenez pas surma pensée, je ne suis pas un insolent. — Nous n’avonsnulle raison d’être outrecuidants. Si le conte que nousvous avons conté, — (car ce n’est qu’un conte), vous satisfaitaucunement, — (comme il vous est présenté dans cettehonnête intention), — nous avons atteint notre but ; et avantpeu nous vous en conterons, — j’ose le dire, de meilleursencore pour prolonger — vos vieilles sympathies pour nous.Nous et tout notre zèle — nous restons à votre service. Messieurs,bonne nuit !

Fanfares.


fin des deux nobles parents (15).


Notes sur Les Deux Nobles Parents

(13)C’est la jalousie de Junon, on se le rappelle, qui provoquala guerre de Troie.

(14)La situation de Palémon et d’Arcite qui, de leur prison, peuvent observer et commenter ce qui passe dans le jardin, après l’entrée d’Émilie, implique une double action qui nécessite l’emploi d’une scène secondaire. Voir au cinquième volume decette traduction (p. 313-14), les explications que j’ai données surla distribution de l’ancien théâtre anglais.

(15)La légende de Palémon et Arcite avait été transportéesur la scène anglaise, longtemps avant l’apparition du dramesigné de Shakespeare et de Fletcher. Les manuscrits de Woodnous apprennent que, « quand la reine Élisabeth visita Oxford en1566, elle entendit un soir la première partie d’une pièce intituléePalámon ou Palémon et Arcite, composée par M. RichardEdwards, gentleman de la chapelle royale, et jouée avec grandsuccès à Christ Church Hall. » Un accident arriva au commencementde la représentation ; un tréteau, chargé de monde, s’effondra,et trois personnes furent tuées — un étudiant de Mary’s-Hall,un brasseur et un cuisinier. Malgré cette catastrophe, lareine n’en fit pas moins continuer la représentation ; sa majestémanifesta même une hilarité inaccoutumée, en riant de tout cœurjusqu’à la fin de la pièce qui pourtant n’était pas comique.— Plus tard, en septembre 1594, un autre ouvrage égalementintitulé Palémon et Arcite fut joué quatre fois à NewingtonButts par les troupes réunies du lord chambellan et du lordamiral.

Une tragédie dans l’YorkshireLe Conte du Chevalier
Les Deux Nobles Parents