Les Batteuses d’hommes (éd. Dorn)/La Dame blanche de Machow

La Dame Blanche de Machow




C’était pendant la dernière révolution polonaise.Le baron Greiseneck, capitaine de hussardsdont le régiment était en garnison à Tarnopol,reçut l’ordre de quitter cette ville, à la tête deson escadron, pour se rendre à Machow, afin desurveiller la frontière et empêcher les insurgésde passer de Galicie en Russie. Le capitainearriva à destination par une belle et calme soiréed’été. La pleine lune émergeait des bords de laprairie avec un éclat sombre et rougeâtre, etl’étoile du soir étincelait, grande et sereine,derrière la tour ronde du château, situé sur uneverte colline aux pentes douces.

Greiseneck disposa ses vedettes le long de lafrontière, sur une ligne suffisamment étenduepour se tenir constamment en rapport avecun détachement voisin dont la mission était lamême. Il salua ensuite l’officier commandant lescosaques de l’autre côté de la frontière, logea seshommes dans le village le plus rapproché ; puis, accompagné du vieux sergent Madorassi et d’undemi-peloton de hussards, il gravit la collinecouronnée par le vieux château des starostes deMachow.

Ce château était un vaste édifice aux muraillesélevées, grises, couvertes de mousse, et flanquéesde plusieurs tours rondes et massives. Ilrappelait plutôt ainsi les châteaux-forts des Dardanellesque les châteaux allemands des bordsdu Rhin. La lune, qui l’inondait à ce momentd’une lueur de plomb, lui donnait un aspect singulièrementfantastique et triste. L’entrée en étaitsoigneusement fermée. Aucun bruit ne parvenaitde l’intérieur, ou tout paraissait morne et désert.De temps à autre, seulement, le cri plaintif etmélancolique de la chouette.

Le capitaine donna l’ordre à son trompette desonner un appel. Les premières notes, claires etjoyeuses, se multipliaient dans le silence de lanuit, ne semblant éveiller, dans la vieille masurecroulante, que de nombreuses chauves-souris quise mirent à tourbillonner au-dessus de la tête dessoldats. À l’intérieur, rien ne bougeait.

Ce ne fut qu’au troisième appel qu’on entenditdes pas s’approcher lentement, puis le cliquetisd’un trousseau de clefs, et, enfin, le grincementenroué d’une porte qui s’ouvrait. Un vieillarddans le costume polonais du siècle passé, et dont la figure, ornée de longues moustaches blanches,portait l’empreinte d’une longue suite d’années,se montra devant le commandant et le saluarespectueusement. Greiseneck lui demanda lelogement pour lui et son escorte.

— Le château, avec tout ce qu’il contient, està votre disposition, monsieur, dit le vieux d’unair solennel ; mais je vous prierai de ne pas m’envouloir si votre repos et celui de vos hommesviennent à être troublés pendant la nuit.

Puis, s’approchant du capitaine, il ajouta àvoix basse :

— Il vient des revenants dans le château.

— Comment !

— Oui, quelquefois, la dame blanche de Machowy apparaît.

— Des soldats ne connaissent pas la peur !s’écria Greiseneck avec un rire joyeux, et nouscraignons moins encore les belles femmes. Caril faut que la dame blanche de Machow ait ététrès belle, puisqu’elle n’a pas encore fini d’expierses péchés. En avant !

Les hussards entrèrent dans la cour et conduisirentleurs chevaux à l’écurie. Le domestique s’empressaen même temps de refermer la porte. Lesfenêtres et les couloirs du château n’étaient éclairésque par la lune, si ce n’est au rez-de-chausséeoù l’on n’apercevait qu’une seule lumière.

— Le château n’est donc pas habité ? demandale capitaine, tandis que le vieux Polonais, munid’une lanterne, le guidait par le large escalierde pierre.

— Les maîtres : M. Krosnowski, madame etleur demoiselle, habitent Lemberg. Le jeunemonsieur, je crois, est à Paris.

— Ou avec les insurgés, de l’autre côté.

— Peut-être, mais je suis seul ici. Il n’y a pasd’autre châtelain que moi.

Arrivé au premier étage, le vieillard ouvritune haute et sombre porte revêtue de riches ornementsen métal. Puis, à travers une file de chambresvides, dont les murs étaient garnis de vieuxportraits, il conduisit le capitaine dans unegrande salle, d’où un escalier en colimaçon menaità une galerie ouverte qui occupait entièrementun des côtés de la vaste pièce. Là, les mursétaient également ornés de portraits de grandeurnaturelle, de tableaux représentant des sujetsmythologiques, des fruits, des animaux. Il y avaitaussi des trophées d’armes de la vieille Pologneet des armes mongoles, turques et suédoises,provenant de différentes guerres. Enfin, cettepièce était meublée en damas d’une grande valeur.Au milieu, sur une grande table, un couvert était mis pour une seule personne. Dansun coin, un lit à rideaux et à baldaquin invitaitau repos de la nuit.

Tous ces préparatifs semblaient indiquer qu’ons’attendait à recevoir et à loger des soldats.

Greiseneck s’était mis à son aise. Il buvait etmangeait avec beaucoup d’appétit, et il admiraittout haut le talent culinaire du brave homme quile servait avec une attention respectueuse :

— J’ai passé quatre ans à Paris avec monmaître, dit le vieillard ; c’est là que j’ai apprisà faire la cuisine.

— Si j’en juge par ce souper, dit Greisenecken lui-même, il y a tout lieu de croire que lechâteau n’est pas aussi inhabité qu’il en à l’air.C’est probablement qu’on ne veut pas avoir affaireà un officier impérial. Soit !

Puis, s’adressant au vieux serviteur :

— Maintenant, dit-il, va pour l’histoire de ladame blanche !

Le vieillard prit un candélabre et conduisit lecapitaine devant le portrait d’une femme d’unerare beauté, dont la haute taille était enveloppée,jusqu’aux talons, d’une pelisse sombre. Sur le fond,noirci par le temps, s’accusait une physionomieclaire, aux yeux bleus impérieux, et aux lèvrespleines et souriantes. Des cheveux abondants,d’un blond roux, s’échappaient, pareils à des serpents de feu, d’une toque carrée, de fourruresombre comme la pelisse, et garnie d’une magnifiqueaigrette.

— C’est elle ! dit-il à l’officier, c’est BarbaraKrasnowska, la wojwoda. Elle vivait à l’époquedu roi Sigismond-Auguste, et c’était une femmepécheresse, belle, cruelle comme le diable.Dieu ait pitié de son âme !

Quand il se fut éloigné, Greiseneck se mit àexaminer avec attention la salle, ainsi que lagalerie, dans tous leurs coins et recoins, et danstous leurs détails. Rien ne lui parut suspect. Ilferma alors les deux portes à clef et s’étenditsur le lit, après avoir eu soin de placer à sonchevet les pistolets chargés.

À minuit, il s’éveilla aux coups sinistres del’horloge du château, se dressa brusquement surson lit et regarda, tout surpris, autour de lui.La salle entière était comme illuminée par leclair de lune. Les fenêtres se dessinaient sur leparquet avec une netteté extraordinaire, lespanoplies rendaient un éclat mystérieux, lestableaux paraissaient s’animer, Barbara Krasnowska,la telle wojwoda, regardait l’officieravec ses grands yeux bleus, ses lèvres pleinesétaient à la fois souriantes et dédaigneuses, et son regard était comme rempli de menaces.Tout à coup, un courant d’air vif envahit toutela salle, et vint frapper les yeux ardents deBarbara. Le jeune officier crut voir s’agiternettement les poils de sa fourrure.

Au même instant, il vit, tout en haut, à unbout de la galerie, le mur s’ouvrir, et une apparitionblanche, en longs vêtements traînants,s’avancer vers lui comme supportée par desailes. Il se leva rapidement, moitié effrayé,moitié curieux. L’apparition s’arrêta dans lapleine lueur bleuâtre de la lune. Alors il reconnutparfaitement la haute taille de la wojwoda,sa belle tête encadrée de tresses blondes, avecses grands yeux bleus au regard hautain ; seulement,sur ses lèvres aux voluptueux contours,une douce gravité avait succédé au sourire duportrait.

Greiseneck saisit instinctivement un pistoletet l’arma ; mais la dame blanche fit un signepacifique de la main et disparut aussitôt parl’autre extrémité de la galerie, dont le mur s’ouvritmystérieusement et sans bruit, comme lapremière fois, et se referma de même.

Le capitaine fut longtemps avant de pouvoirse rendormir. Le lendemain, en s’éveillant, il se demanda s’il avait rêvé, ou si l’apparitionmerveilleuse dont il conservait le souvenir etl’impression s’était réellement produite. Lespistolets étaient à côté de lui, il y en avait und’armé, et il n’avait pu l’être que pendant lanuit ; il avait donc été sur le point de s’en servir.Mais il était possible que la clarté de la lune,envahissant si complètement sa chambre, l’eutjeté dans une sorte de somnambulisme compliquéd’hallucination. Il venait d’achever sa toilette,lorsque son vieux sergent entra pour luicommuniquer un rapport qui allait mettre fin àses doutes.

— Mon capitaine, commença-t-il, j’ai à vous faireconnaître que pendant toute la nuit, les gardesont été relevées régulièrement sur la frontière,et la surveillance exercée conformément auxordres que vous aviez donnés. Il n’a été remarquérien de suspect, et je n’ai de ce côté aucunincident à vous signaler, mais, en revanche,mon capitaine, je dois vois dire qu’ici, dans lechâteau même, il y a des revenants !

— Comment ! Est-ce que tu as vu aussiquelque chose ?

— Je n’ai rien vu, mon capitaine ; maisFerenz, qui était de garde à l’écurie, m’a rapportéqu’une dame blanche s’est promenée dansles couloirs du château, qu’on a entendu des pas et des voix dans la cour et dans les jardins, etque les chevaux étaient devenus inquiets aupoint, mon capitaine, que votre alezan s’estdétaché de sa chaîne. Ce dernier fait me paraîttrès significatif, car j’ai toujours entendu direque les chevaux flairent les revenants.

Lorsque Greiseneck sortit à cheval pour allerinspecter ses vedettes, il rencontra le vieux domestiquesous la voûte qui conduisait à lasortie.

— Eh bien ! mon vieux, s’écria-t-il gaiement ;je l’ai vue, en effet.

— Qui donc, monsieur ?

— Comment ! qui donc ? mais la dame blanchede Machow, parbleu !

Le vieillard fit le signe de la croix, en soupirantdouloureusement.

— Cela ne signifie rien de bon, monsieur,murmura-t-il ; Dieu veuille qu’il ne nous arriveun malheur !

— Bast ! je vous ai déjà dit que nous ne craignonsrien.

La nuit suivante, l’apparition eut lieu commela veille. À minuit sonnant, la dame blanche semontra sur la galerie, leva la main, fit commeun geste d’avertissement et disparut.

La troisième nuit, il y eut une alerte. Depetits détachements d’insurgés venaient de se montrer au delà de la frontière. Les cosaquesse retirèrent, et l’on échangea quelques coups defusil. À l’horizon, du côté de l’Orient, s’étaitélevée une immense rougeur, comme celles queproduisent de grands incendies.

Greiseneck rentra au château un peu avantminuit, prit une petite collation, et se jeta touthabillé sur le lit. Tout à coup, il prit la résolutiond’attendre cette fois l’apparition et de l’appréhenderbravement, afin de savoir à quoi s’en tenir.Il ferma la porte à clef, éteignit les bougies, s’assuraque ses pistolets étaient en ordre, les mitdans sa poche, et monta doucement l’escalier encolimaçon. Arrivé sur la galerie, il se cachaderrière une colonne, et attendit courageusement,mais non sans une certaine agitation,l’arrivée de la dame blanche.

Au premier coup de minuit, le mur s’ouvritcomme à l’ordinaire, et le beau revenant fit sonentrée. À deux pas de l’officier, la dame blanches’arrêta, regarda dans la salle, et leva la main.Sans hésiter, Greiseneck s’élança de sa cachetteet, au même instant, ses bras enlaçaient unetaille svelte, pleine de vie, chaude et palpitante.

— Jésus, Marie ! murmura une voix harmonieusede femme. Et deux grands yeux bleus se fixèrent sur ceux du capitaine, avec une expressiond’effroi et de supplication.

— Mademoiselle Krosnowska ! dit en s’inclinantgracieusement le galant capitaine.

— Vous me connaissez ?

— La ressemblance de la dame blanche avecson aïeule est tellement frappante, qu’on nesaurait s’y tromper.

— Je vous en conjure, monsieur, ne me trahissezpas, supplia la jeune fille les mainsjointes. Je suis fiancée à un homme dont mesparents ne veulent pas pour gendre, et qu’ilsrefusent, pour cette raison, de recevoir chezeux. Pour le voir et l’entretenir quelques minutesseulement, je n’ai pas d’autre ressourceque ce rôle de la dame blanche, que je joue depuisun an. Et me voilà, avec mon secret, àvotre discrétion.

— Ah ! mademoiselle, ne vous méprenez passur mes intentions, répliqua doucement Greiseneck ;croyez que je suis incapable d’abuser devotre situation et de jamais trahir votre confiance ;car, si je possède votre secret, je le doisautant à la confiance que vous venez de me témoignerqu’au hasard qui vous a fait tomberentre mes mains. Continuez donc votre route,mademoiselle, et soyez toute rassurée. Permettez-moiseulement de vous dire que j’enviebeaucoup celui qui vous attend !

La belle fille sourit tout en rougissant.

Au même instant, un bruit inaccoutumé à pareilleheure s’éleva de la cour.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda le capitaineavec une sorte d’inquiétude.

— Ce n’est rien, répondit Mlle Krosnowska,c’est notre vieux serviteur, mon fidèle Wojcech,qui, de connivence avec moi et pour détournerl’attention de vos hussards, joue aussi un rôlede revenant, afin que je puisse atteindre le jardinsans être aperçue… Bonne nuit, monsieur.

— Ne vous reverrai-je jamais, mademoiselle ?

La jeune fille réfléchit un instant.

— Oui, dit-elle en tendant la main au capitaine,si vous me promettez de ne pas me suivre,et de ne pas quitter cette salle avant l’aube. Àcette condition, vous me reverrez.

— Je vous en donne ma parole d’honneur.

— Alors, au revoir !

Elle disparut, et Greiseneck retourna s’étendresur son lit. De bonne heure, il fut réveillé parson sergent. Celui-ci entra, accompagné d’unindividu assurant que, dans la nuit, un détachementnombreux d’insurgés s’était rassemblédans le château même de Machow et, de là,avait réussi à passer la frontière. Le capitainefut comme étourdi par cette révélation. Puis ilse frappa le front : il comprenait, mais trop tard, que la dame blanche lui avait tendu unpiège, où il était tombé en plein.

Informé du fait, son colonel le rappela aussitôtet lui infligea un mois d’arrêts forcés.

Un jour, il trouva sur sa fenêtre une pierreenveloppée dans un papier. Il ouvrit ce papieret lut ce qui suit :

« Monsieur le baron,

« Je regrette bien vivement que vous soyezdans l’obligation d’expier ma faute ; mais, peut-être,la pensée de souffrir pour moi vous consolera-t-elleun peu.

« Vous avez tenu parole, je tiendrai égalementma promesse.

« La Dame blanche de Machow ».

Le capitaine venait de quitter les arrêts. Lemême jour, un juif se présentait chez lui et luiannonçait, d’un air mystérieux, qu’un de sesmeilleurs amis l’attendait, à huit heures du soir,au château de Bakowza.

Une telle invitation n’avait rien d’invraisemblable,car on savait qu’il y avait plusieurs officiersautrichiens dans les rangs des insurgés,et celui qui faisait appel à Greiseneck pouvaitêtre blessé et, se fiant à la protection de ses anciens camarades, s’être fait transporter de cecôté-ci de la frontière.

Greiseneck se rendit donc seul, à cheval, àBakowza, à une distance d’une heure à peinede sa garnison. Il descendit devant la porte duchâteau à l’heure indiquée, et vit un garçonaccourir aussitôt pour recevoir son cheval.

C’était par une belle mais froide soirée d’automne.Au ciel, sans nuages, brillaient des milliersd’étoiles. Tout alentour du château un calmeprofond régnait.

Au moment où le capitaine allait entrer, unejeune femme, à la taille élancée et svelte, quittala rampe de la terrasse, où elle se tenait appuyée,et s’avança vers lui, souriante. C’était Mlle deKrosnowska, la dame blanche de Machow.Avec une touchante expression de cordialité,elle lui tendit une petite main, toute frémissante,qui émergeait à peine de la manche d’une superbepelisse de fourrure foncée.

— Est-ce que vous m’en voulez ? demanda-t-elled’une voix tremblante d’émotion.

— Oui, mademoiselle, je vous en veux, etbeaucoup, c’est d’être déjà fiancée.

Il baisa, avec une ardeur contenue, la mainde la jeune fille et ajouta :

— J’aurais aimé de tout mon cœur à êtrevotre esclave.

— Mais je ne suis pas fiancée du tout ! serécria-t-elle en riant.

— Est-il possible ? Et d’un mouvement rapidele capitaine l’attira à lui, dans un élan depassion, et la serra dans ses bras.

Cette fois les lèvres fraîches et roses de Mllede Krosnowska ne crièrent plus : « Jésus,Marie ! » Elles s’attachèrent tendrement à cellesde l’homme aimé.

Quelques mois plus tard, la dame blanche deMachow était devenue Mme la baronne deGreiseneck !