Société d’éditions publications et industries annexes (p. 92-107).

CHAPITRE VIII


Quelques jours s’écoulèrent pour Jean dans une morne insensibilité. Il avait la conscience d’accomplir correctement son travail. Mais l’esprit n’y était plus…

Ce soir-là, il venait d’achever sa lourde journée, et sortait de la librairie. Il marchait, plongé dans ses pensées qui n’étaient pas toutes couleur de rose… Soudain, il sentit une main se poser sur son épaule. Il se retourna et jeta une exclamation de joie et de surprise :

— Oh !… Monsieur l’abbé !

C’était en effet l’abbé Murillet, toujours aussi souriant, l’œil vif et malicieux et le teint fleuri.

— Alors, mon petit Jean, comment ça va ?

— Pour une surprise, voilà une surprise ! Vous êtes à Paris pour longtemps ?

— Non, ma foi ! Je repars demain matin et je suis bien content… Et toi, que deviens-tu ?

Il l’inspecta discrètement, d’un rapide coup d’œil, et ce coup d’œil dut lui en apprendre long, car il poursuivit gaiement :

— Écoute… On ne peut pas causer ici… Quel tintamarre ! J’en ai les oreilles cassées, et nous attraperions tous les deux une extinction de voix. Viensdîner avec moi.

— Mais, monsieur l’abbé, c’est à moi de…

— Ta ! ta ! ta ! Je t’invite. Je suis difficile…Tu sais que j’aime les bons plats, poursuivit-il enriant. J’ai déniché un excellent petit coin et tu m’endiras des nouvelles. Puis, une fois à table, nous bavarderons…Personne ne t’attend, je pense, ce soir ?

Jean secoua la tête.

— Non, personne…

— Tu n’as pas l’air de trouver ça bien gai, monpauvre gamin ! C’est vrai, la solitude est une tristechose… Mais, viens : en ton honneur, je vais mepayer un taxi !

Il fit signe à un chauffeur et lui donna une adresse.Puis, se calant confortablement sur les coussins, ilreprit :

— J’avoue que je ne pensais guère te trouver dansce quartier… Je suis passé chez toi ce matin pourte voir… Tu étais déjà parti et ta concierge n’a passu me dire où tu travaillais…

— Je vous expliquerai, monsieur l’abbé, fit-il, rapidement.Comment vont papa et maman ?

— Ils vont bien, mon garçon… Mais ils commencentà se faire vieux, évidemment… Tu penses, unegrosse propriété comme celle de ton père demanderaitdes bras jeunes et solides… Il fait ce qu’il peut… Maisl’âge est là…

L’auto s’arrêta devant un petit restaurant propret,Ils descendirent, l’abbé régla et ils pénétrèrent dansla salle.

— Tiens ! fit celui-ci en montrant une petite tableau fond. Nous serons très bien, là.

Ils s’attablèrent. Le menu était simple, mais bienpréparé. La salle, avec son linge de couleur et sesrideaux rouges, était gaie et accueillante. Jean pensaqu’il y avait une fameuse différence avec la gargoteoù il prenait habituellement ses repas, et sentit lebel appétit de sa jeunesse revenir. L’abbé, d’ailleurs,ne lui cédait en rien : c’était une excellente fourchette. À eux deux, ils firent de la bonne besogne etse chargèrent d’apprécier la cuisine de la maison,arrosée par un petit vin clair qui se laissait boire,mais qui réchauffait après.

Lorsqu’ils en furent au dessert l’abbé campa sesdeux coudes sur la table et commença :

— Ce n’est pas tout ça… Parlons un peu de toi,mon petit. Que fais-tu au juste, ici ? Ton père m’adit qu’il ne t’envoyait plus la pension, parce quetu lui avais écrit que tu gagnais largement ta vie…Je ne voudrais pas te froisser, mais laisse-moi te direque tu n’en as pas du tout l’air…

Jean baissa le nez.

— Couci-couça…

— Je m’en doute… Pourquoi as-tu laissé tes études ?Le médecin le tes a défendues ? Qu’est-ce quec’est que cette blague-là ?

Et comme le jeune homme hésitait, l’abbé Murillotlui prit une de ses mains dans la sienne à lui,et la serra amicalement.

— Allons, mon petit Jean ! Tu sais bien que cen’est pas la curiosité qui me fait t’interroger… Je mesuis toujours beaucoup intéressé à toi, parce que tues le plus brave garçon que je connaisse et que tu espétri de qualités… Mais je crains que justement, tesqualités ne t’aient pas porté la chance… N’as-tu doncplus confiance en moi ?

Ces paroles affectueuses furent un baume sur lecœur ulcéré de l’ancien étudiant. Brusquement, ilsentit un grand besoin d’épanchement le saisir… Seconfier à quelqu’un qui le comprendrait… le consolerait…le remonterait… quel soulagement ! Décidément,c’était la providence qui avait mis l’abbé Murillotsur son chemin.

— Je vais vous dire, monsieur l’abbé, commença-t-il.J’ai été très malheureux…

— Ça se voit sur ta figure, tu sais, gamin !

— J’ai volontairement abandonné mes études…

— Pourquoi ça ?

— J’étais désespéré…

— Désespéré ? Pour quelle cause ?

Le jeune homme baissa la tête. Il fallait parler d’Arlette.

— Je suis allé voir les Fousseret, monsieur l’abbé, ils ont une fille… Arlette…

— Ah ! ah ! fit l’abbé Murillot qui commençait à comprendre.

— Je suis sorti avec elle, quelquefois… Elle semblait me trouver sympathique… Les parents m’invitaient constamment…

— N’insiste pas ! fit l’ecclésiastique en hochant la tête. Je vois très bien ce qui est arrivé… La jeune fille devait être coquette, aimait à badiner, à recevoir des compliments… Et toi, gros dindon, tu t’es laissé prendre à son jeu…

— Oh ! monsieur l’abbé !

— Quoi, quoi ? Évidemment ! C’est bien ce dont je t’avais prévenu… Tu arrivais tout neuf de ta province… n’ayant jamais rien vu. Et ingénument, tu t’es imaginé que les Fousseret, dix fois millionnaires, allaient l’offrir leur fille en mariage, hein ? Ni plus ni moins…

— Je l’aimais ! soupira-t-il.

— Tu l’aimais… Ah ! jeunesse ! Et lu crois que ça suffit d’aimer une jeune fille pour pouvoir l’épouser ? Tu n’as pas réfléchi que même si elle avait répondu à tes sentiments, jamais sa famille n’aurait donné son consentement, voyons ! Il y a des distances qu’on ne peut pus combler…

— Je le sais bien… maintenant…

— Et alors, au lieu d’agir en homme, tu as fermé les yeux, tu t’es dit : « Pourquoi pas ? » et tu as continué à courir chez eux, hein ?

— Oui…

— Comment le pot-aux-roses s’est-il découvert…

— J’ai été malade… J’ai eu la fièvre typhoïde, cet hiver.

— Tu ne l’as pas écrit chez toi ?

— Non… Je ne voulais pas les inquiéter…

L’abbé Murillot haussa les épaulés avec pitié.

— Ah ! poverot ! Enfin, continue…

— Pendant tout mon séjour à l’hôpital, je n’ai rien reçu d’elle…

— Et ça ne t’a pas ouvert les yeux ? Si elle t’avait aimé, elle aurait été pendue chaque jour au cordon de sonnette de l’hôpital…

— Je pensais qu’elle était en voyage… qu’elle ne savait pas…

— Ouais ! Enfin, de mauvaises excuses ! Je vois ça d’ici. Ensuite ? Tu es sorti, et tu t’es précipité chez elle ?

— Oui…

— Alors, l’explication ?

— Oui, monsieur l’abbé… Elle m’a appris ses fiançailles…

— Qu’as-tu fait ?

— Je crois que je me suis évanoui…

L’abbé haussa encore les épaules et sourit :

— Ah ! niquedouille, va ! Ça ne l’a pas attendrie.

— Oh ! non ! Elle m’a fait comprendre, en termes très durs, que je n’avais été pour elle qu’un passe-temps…

— Ça ne prouve pas son bon cœur… Mais, hélas ! bien souvent la fortune vous rend égoïste et méchant… Tu ne t’es pas trouvé encore guéri ?

— Je suis rentré chez moi et j’ai brûlé mes livres… mes cahiers…

— Pourquoi donc ?

— Je travaillais pour elle… pour devenir un grand avocat.

— Et du moment que tu n’avais plus d’espoir, tu renonçais à tes études… Oui, oui, je comprends… Bah ! tu vivras sans la gloire et tu n’en seras que plus heureux, crois-moi… Pour vivre heureux, vivons caché… La gloire, a dit quelqu’un, est la rançon dorée du bonheur… Bref, que fais-tu, présentement ?

— Je suis garçon livreur… Je n’ai rien trouvé d’autre. Pourtant, j’ai bien cherché, je vous jure !

— Ça ne m’étonne pas ! Mon pauvre enfant, Paris est la ville-pieuvre par excellence… Elle suce toutes les énergies, désespère tous les courages… Il faut être solidement armé pour l’affronter et le conquérir ! Tout le monde ne peut pas le faire… Tu vois bien que le bon Dieu t’a nettement montré, en t’envoyant tous ces avatars, que ta voie n’était pas là… Tu possèdes une bonne instruction, c’est très bien, mais comparée à celle qu’il faut avoir pour réussir dans cette ville du diable… où d’ailleurs le succès est lié à des compromissions, des coups de chance qui n’ont rien à voir avec la valeur personnelle, des recommandations éhontées… elle est zéro ! Ah ! mon petit Jean, crois-moi : retourne à la terre, à la bonne terre maternelle et nourricière, qui ne trompe pas et ne déçoit pas ! Elle t’attend, là-bas, au pays… dans notre vieux village où le soleil brille si gaiement, où l’air est parfumé, où l’on se sent vivre et respirer, enfin ! Tues l’héritier d’un beau patrimoine, ton vieux père use ses derniers jours à l’entretenir, ton retour serait pour lui le repos, la tranquillité, la consolation… Il pourrait mourir en paix… Il laisserait la ferre en de bonnes mains… Les vignes commencent à avoir besoin d’un sérieux coup de bêchage ; une aide jeune, comme la tienne, ferait là-bas de bonne besogne, je t’en réponds… Quant à ta brave femme de mère, elle serait bien heureuse d’avoir une bru vaillante et gentille, qui lui donnerait de beaux petits enfants à bercer… Ce n’est pas une de ces poupées parisiennes qu’il tefaut, mon garçon… C’est au pays, là-bas, que tu trouveras celle qui te convient… une enfant courageuse qui ne renâclera pas devant la besogne, et qui t’apportera, en dot, à défaut des millions de Mlle Fousseret, un cœur sincère et deux bras vaillants.

— Je ne peux pas retourner là-bas, monsieur l’abbé…

— Pourquoi, sapristi ? Aurais-tu honte de nous ?

— Le Ciel m’en garde ! Mais que dirait-on, après m’avoir vu partir si plein d’espérance, revenir de la sorte… en vaincu ?

— Ta ! ta ! ta ! quelle idée ! Ça, c’est de l’orgueil, mon petiot… Il ne faut pas de ça… Il faut sarcler cette mauvaise herbe… Les gens diront : « Té ! Il a préféré le village à la grand’ville… et il a eu richement raison ! »

Mais le jeune homme secoua la tête, obstiné :

— Non, monsieur l’abbé… Je vous remercie de vos bons conseils… Je sais bien que c’est l’amitié que vous avez pour moi qui vous les dicte… Mais, laissez-moi ici, voyez-vous… Ma vie est finie…

L’abbé Murillot se mit à rire et posa sur l’épaule de l’entêté une main affectueuse.

— À dix-huit ans ! Allons ! Heureusement que tu ne sais pas ce que tu dis ! Mais, regarde-la donc, la vie, mauvaise tête ! Et en face, encore ! Tu la verras alléchante, pleine de promesses, de surprises… Ta vie finie, pour une désillusion ! Ah ! mon pauvre petit ! Dans ce cas, il n’y en a pas beaucoup qui vivraient encore, va ! Oublie-la, elle est mariée maintenant. C’est ton devoir. Agis en homme, sapristi ! Je t’avais jugé plus courageux ! Tu vois bien qu’elle t’aurait rendu malheureux !

Il soupira :

— C’est plus fort que moi… Je pense toujours à elle…

— Elle s’est bien moquée de toi ! répliqua brusquement l’abbé. Et toi, tu… Allons, allons, Jean ! La vie de Paris t’a donc rendu bien lâche !

Ce dernier mot fouetta le jeune homme. Il releva la tête qu’il avait tenue baissée jusque là.

— Ne me jugez pas comme ça, monsieur l’abbé… Ça me fait de la peine… Je vous promets que je vais tâcher de l’oublier. Je sais bien que vous avez raison ! Mais si vous saviez comme j’ai souffert !

— Raison de plus pour chercher à te guérir !

— J’essaierai…

Le prêtre se leva.

— Il faut que je rentre… Mon train part à six heures neuf, demain matin, et je ne tiens pas à le manquer…

Il ajouta malicieusement :

— Je ne suis pas comme toi, moi. La grand’ville ne m’offre rien de séduisant et dès que je perds de vue mon clocher, je me sens tout chose…

Ils sortirent dehors.

— Nous allons rentrer ensemble… reprit l’abbé Murillot, car je descends aussi à la station Saint-Placide. Je suis à l’hôtel des Pays Bas… Tu connais peut-être ?

— C’est tout près de chez moi…

Ils prirent le métro, en bavardant de choses indifférentes. Jean tint à accompagner l’abbé jusque devant l’hôtel. Puis, les deux hommes se firent leurs adieux.

— Ne reviendrez-vous pas, monsieur l’abbé ? demanda Jean d’une voix implorante.

— Je ne le pense pas… Mais c’est toi qui retourneras à Gréoux, mon petit… J’ai confiance !

Il secoua la tête :

— Je ne le crois pas.

— Bah ! bah ! un jour, tu comprendras que c’est là qu’est le bonheur… ton bonheur… Crois-tu que tu ne serais pas mieux au grand air des champs qu’à pousser ta charrette ? Mais je ne veux pas insister : tu y viendras de toi-même… Tu verras… Allons, à bientôt !

— Au revoir, monsieur l’abbé ! Ne manquez pas d’aller faire une petite visite à mes vieux, au pays !

— J’y avais déjà pensé.

— Mais… ajouta-t-il, avec un peu d’embarras, ne leur dites pas tout ce que je vous ai raconté…

— Eh bien ? dis-donc ! tu as une jolie opinion de ma discrétion !…

— Ni ce que je fais à Paris…

— Compte sur moi, mon garçon… J’ai des trésors de diplomatie en réserve…

Il secoua une dernière fois la main du jeune homme en riant, lui lapa affectueusement sur l’épaule, puis, de son grand pas brusque, entra dans l’hôtel.

Jean le suivit des yeux. Enfin, lorsqu’il eut disparu, il tourna les talons et revint pensivement chez lui.

Mille images se levaient dans son souvenir. Le prêtrelui avait rappelé toute la douceur du pays natal,et l’écho de ses paroles résonnait encore en lui… Ilrevoyait la clarté du ciel bleu, l’éclat des rayons, quidoraient les ceps et les blés, les trois vieux peupliersprès de la rivière qu’il comparait toujours étant petit,à trois vieux géants condamnés à rester éternellementlà… Et la fontaine sculptée de la place, la cour dela ferme entourée d’une haie vive, d’où l’on dominaitle plus ravissant panorama… Là-bas, tout là-bas, lescimes de mousseline violette des monts du Lubéron…qui se perdaient dans l’azur… La mère Dolorette, lasorcière… le père Bardou, sa bêche sur l’épaule… Mme Escobar,l’épicière… Et le vieux Rognol, le garde-champêtre,qu’on surnommait Tapamort, grâce à lavigueur qu’il mettait dans ses roulades de tambour…Des camarades, des figures connues défilaient devantses yeux… Chacun semblait, d’un air joyeux, lui dire :« Reviens donc, reviens donc poverot ! Ici, lavie est large et facile, et on a le cœur content… Onsera tous heureux de te revoir ! Laisse tes idées de« monsieur… ».

La farandole des filles du village, en fichu clair eten jupe vive, passa ensuite dans sa mémoire. Il croyaitentendre les cris de joie, le bruit du grand tambourinque tapait un des garçons menant la danse, tandisque les autres, dans la ronde, faisaient sauter lesjeunesses qui riaient aux éclats.

Tout entier perdu dans ses pensées, il avait escaladésans s’en apercevoir les sept étages de l’escalier deservice qui le conduisaient à sa chambrette solitaire… Unpapier blanc qui traînait près de la table attirason attention…

L’évocation du pays continuait… C’était l’adressede Marcelle…

Dans sa mémoire, ce fut le tour de l’image de lapetite compagne des jours de souffrance et d’ennuiqui vint se préciser… Il revit la blanche figure, auréoléede la mousse des cheveux blonds… les yeuxclairs, couleur de châtaigne… le sourire à fossettes…

— Je ne suis pas allé la voir… pensa-t-il. Ce n’est pas chic… J’irai dès demain…

Le lendemain, sa journée lui parut encore plus triste et plus pénible qu’à l’habitude. Une petite pluie fine, qui transperçait tout, s’était mise à tomber. Et sous ce manteau de grisaille, Paris paraissait encore plus morose au pauvre déshérité.

Enfin, le soir vint. Il alla se changer, fit un brin de toilette, comme lorsqu’il se rendait avenue Hoche… Il poussa un soupir. Mais, courageusement, il refoula les idées sombres. Il avait promis à l’abbé Murillot de ne plus y penser…

Il gagna la rue Olivier-Noyer et découvrit sans peine l’immeuble où s’était réfugiée la jeune fille.

— Elle doit être là, pensa-t-il. À cette heure-ci, elle est sûrement rentrée de son travail.

Il s’informa près de la concierge. Celle-ci, une grande femme maigre et sèche comme son balai, le regarda d’un air soupçonneux, puis répondit enfin :

— Septième étage… chambre No 10…

— Merci !

Il commença l’escalade. L’escalier ressemblait étrangement au sien : même obscurité, à peine trouée par une ampoule accrochée çà et là, mêmes marches, raides et gluantes, même odeur de soupe aigre et de latrines… Au-delà des fenêtres, aux vitres sales, il devinait la même cour étroite et sombre, profonde comme un puits…

Enfin, il arriva dans un long couloir, sur lequel des portes s’alignaient avec un numéro… Mentalement, il compta :

— Quinze…, quatorze… treize… douze… onze… dix… Ça doit être ici.

Il frappa.

Un rai de lumière passait sous le battant. Un pas léger se fit entendre, et la porte s’ouvrit. En même temps, une exclamation heureuse jaillit.

— Quoi ! c’est vous, Jean ?

— Bonsoir, Marcelle ! fit-il en entrant et en repoussant le loquet. Comment allez-vous ?

— Mieux, merci… Vous voyez, je marche comme une grande fille… Comme vous êtes gentil d’être venu ! Mais, entrez donc…

Il traversa le minuscule vestibule noir, et entra dans la chambrette.

C’était une bien modeste mansarde, qui s’ouvrait sur tes toits. Un lit de fer étroit, une table sur laquelle il y avait une cuvette et un pot-à-eau, un porte-manteau accroché au mur… Une petite table au milieu, deux chaises, un fourneau à pétrole dans un coin sur une étagère, avec deux ou trois assiettes… composaient l’ameublement misérable. Mais on sentait qu’avec ces ressources si piètres, la jeune fille avait voulu quand même faire quelque chose de coquet. La plus méticuleuse propreté y régnait : une cretonne fleurie drapait le petit lit et recouvrait la penderie ; un petit pot de bégonia fleurissait la table et du papier de couleur gaie garnissait les étagères.

— Que je suis contente de vous voir ! répétait Marcelle. Asseyez-vous. J’espère que vous, vous allez tout à fait bien ?

— Tout à fait, merci.

Ils s’étaient assis l’un en face de l’autre, de chaque côté de la table, et, brusquement, restèrent silencieux, ne sachant trop comment commencer la conversation. Enfin, Marcelle rompît le silence :

— Avez-vous repris vos études ? Êtes-vous satisfait ?

Jean secoua la tête.

— Non, fit-il, amèrement. Je n’ai rien repris du tout.

Elle ouvrit de grands veux.

— Non ?

— Si. J’ai renoncé à tout.

— Vous ne voulez plus être avocat ?

— Non.

— Pourquoi ?

— J’étais trop en retard… J’ai vu qu’il me serait impossible de me rattraper… Et j’ai compris que je ne pouvais imposer à mes parents tant de sacrifices pendant si longtemps.

— Bah ! il ne faut pas vous désoler, fit-elle gentiment. Ou gagne très bien sa vie sans avoir tous ces diplômes, vous savez !

— Je la gagne…

— Bien ?

Il eut un sourire amer :

— Cinq cents francs par mois ! Pas même ce que vous recevez, vous !

Elle baissa la tête, tandis que ses yeux se remplissaient de larmes.

— Vous pouvez parler au passé, murmura-t-elle. Je ne suis plus employée chez Corbin.

— Comment ? Vous avez perdu votre place ?

Elle hocha affirmativement la tête. L’émotion l’empêchait de parler.

— Voyons, ma petite Marcelle ! s’écria l’ancien étudiant en se rapprochant d’elle, tout ému par ce chagrin. Il ne faut pas pleurer… Vous retrouverez une autre place…

— Vous savez, c’est si difficile ! sanglota-t-elle. J’ai couru depuis que je suis sortie de l’hôpital…

— Je sais que c’est difficile ! fit-il, pensant aux démarches pénibles qu’il avait effectuées lui-même. Mais pourquoi ne vous a-t-on pas gardée ?

— Ils ont prétendu que je suis restée trop longtemps absente. Bref, quand j’ai voulu retourner, j’ai trouvé la place prise et on m’a dit tout simplement qu’on n’avait plus besoin de moi.

— C’est monstrueux ! c’est lâche ! s’exclama le jeune homme. On ne met pas quelqu’un à la porte pendant qu’il est malade !

— C’est cependant ce qui est arrivé. Pensez, quel coup pour moi ! Je me suis brouillée complètement avec mes cousins, car ils ont eu grand peur que je revienne sur ma décision de vivre seule et que je tombe à leur charge… J’aurais préféré aller mendier, sur la route ! s’écria-t-elle violemment.

— Je vous comprends !

— On m’a donné cent francs de gratification… Mais j’ai eu des frais et j’ai beau économiser, je vois le moment où je serai au bout de mon rouleau… et aucune situation ! C’est affreux ! Je vous assure que je ne dors guère la nuit !

— Il ne faut pas, ma petite Marcelle… ou vous tomberez malade tout à fait…

— Que voulez-vous que je devienne ? Je suis seule… Je n’ai plus de parents… plus d’amis…

— Vous vous trompez, dit le jeune homme, très ému. Je suis là, moi !

Elle leva sur lui ses yeux tout trempés de larmes et esquissa un faible sourire.

— Vous êtes bon, Jean, je vous remercie… Mais vous devez songer à vous, aussi… Allez, la vie est suffisamment difficile pour chacun. On ne peut s’occuper des autres…

— On peut toujours s’occuper des autres…

Il jeta les yeux autour de lui et reprit :

— Mais, dites-moi : avez-vous dîné ?

Elle rougit jusqu’aux oreilles…

— C’est-à-dire que…

— C’est-à-dire que je comprends que non.

— Je vais vous expliquer : je ne fais qu’un seul repas par jour… C’est plus économique… Le soir, on peut très bien se passer de manger…

— Vous croyez ça, vous ?

Il se leva, alla vers la porte.

— Où allez-vous, Jean ?

— Ma petite Marcelle, je n’ai pas dîné moi non plus… Je vais chercher quelques provisions…

— Mais non ! Voyons ! Jean !

L’appel venait trop tard. Il avait déjà ouvert et dégringolait les marches quatre à quatre.

Un quart d’heure après, il revenait, l’air radieux avec quelques paquets.

— Tenez ! fit-il gaiement. Nous allons faire la dînette ! Voilà du pain, une bouteille de vin, du pâté, du saucisson, du boudin… Avec cela, nous ferons un repas de roi !

— Merci ! murmura-t-elle, avec un sourire reconnaissant. Mais il ne fallait pas…

— Comment, il ne fallait pas ? Votre régime d’eau fraîche ne me convient pas du tout, moi ! Tenez : voulez-vous faire frire le boudin ? Pendant ce temps, je mettrai le couvert.

Tandis que la jeune fille s’affairait pour faire cuire leur modeste dîner, Jean, plein de zèle, disposait sur la petite table, deux assiettes, deux fourchettes et deuxverres. Il arrangea le pâté d’un côté, le saucisson de l’autre, le pain et le vin. Mais il lui semblait qu’il manquait quelque chose… Il jeta les yeux autour de lui. Parbleu ! il avait trouvé. Pendant que Marcelle faisait rissoler le boudin et tournait le dos, il saisit le pot de bégonia et le déposa au milieu de la table. Puis, il se recula pour juger de l’effet. Cela lui parut très bien.

— Regardez, Marcelle ! s’écria-t-il. N’est-ce pas que j’ai de grandes dispositions pour être maître d’hôtel ?

La jeune fille se détourna et ne put s’empêcher de rire.

— C’est charmant ! Mais croyez-moi : maintenant que nous avons bien admiré le tableau, enlevez-le, car il va nous gêner terriblement et j’apporte le boudin tout chaud !

— C’est dommage ! remarqua Jean. Il faisait un effet délicieux. Mais les ventres affamés préféreront toujours des jouissances plus matérielles aux purs plaisirs de l’œil !

Il enleva le pot et l’assiette qu’apportait Marcelle vînt prendre sa place.

— À table ! s’écria-t-il. Je me sens de taille à dévorer des kilomètres de boudin !

Le caractère joyeux du jeune homme triompha vite des mines soucieuses de sa petite compagne. Pour ce soir, ils mirent de côté leurs préoccupations, et savourèrent sans arrière-pensée leur modeste dîner.

Enfin, vers neuf heures, il fallut se séparer.

— Je reviendrai vous voir, promit Jean. Mais vous, vous ne devez pas jeter le manche après la cognée.

Elle sourit.

— Je tâcherai… Vous m’avez donné beaucoup de courage…

— Tant mieux ! J’en suis heureux…

— Quand reviendrez-vous ?

— Dans deux ou trois jours, peut-être… Il ne faut pas qu’on me voie trop souvent ici, car je vous compromettrais aux yeux de votre concierge…

— Ça m’est bien égal !

— Non, il ne le faut pas… Soyez patiente, petite amie. Tenez… vous allez me permettre de partager ça avec vous…

Il avait tiré son porte-monnaie. Elle fit un geste offusqué.

— Ah ! non ! Jean ! Ça, jamais !

— Tranquillisez-vous ! Ce ne sera pas un billet de mille, fit-il en riant. Mais vous allez être gentille et accepter la moitié de ce que j’ai…

— Non, non, vous dis-je ! Merci mille fois encore, vous êtes trop bon, mais…

— Il n’y a pas de « mais », ou je prends ma grosse voix. D’ailleurs, c’est bien simple : si vous n’acceptez pas, je vous promets que je ne reviens plus !

— Vous ne feriez pas ça ?

— Je ne ferai pas ça ? Vous le croyez, vous ? Eh bien ! vous verrez !

— Jean, je vous en prie…

— Oh ! Marcelle ! Taisez-vous, et regardez de l’autre côté !

— Vous êtes terrible ! Mais…

— Laissez ce mot-là de côté ! Je le déteste ! C’est toujours un empêcheur de faire ce qui vous plaît !

Tout en parlant, il avait vidé sa monnaie sur la table et l’avait comptée.

— Trente-et-un francs quarante-cinq ! La moitié fait combien, jeune fille ?

— Quinze francs… heu… et… et… attendez…

— Bah ! c’est trop difficile ! Je garde quinze francs ; le reste, ce sera pour vous…

— Mais j’ai seize francs quarante-cinq, alors ! Ce n’est pas juste !

— Oh ! pour un franc et neuf sous ! Vous vous achèterez des bonbons avec, bébé !

Il remit son porte-monnaie dans sa poche, puis lui tendit la main.

— Au revoir, Marcelle !

— Au revoir, Jean ! Et merc…

— Ah ! non ! voilà la dixième fois que vous me le répétez ce soir. C’est assez comme ça. Voilà encore un mot à rayer de votre vocabulaire !

— Je ne peux plus rien dire alors ? demanda-t-elle en riant.

— Si ! si ! Mais dites des choses sensées !

— Par exemple ?

— Eh bien : « Je vous promets d’être très brave, de ne pas me laisser décourager, de ne pas avoir des papillons noirs ! »

— C’est entendu !

Ils se serrèrent une dernière fois la main, puis le jeune homme sortit, tandis que Marcelle, au-dessus de la rampe, le suivait du regard…