L’homme qui veut connoître toutes choses ne se connoît pas lui-même


L’homme qui veut connoître toutes choses ne se connoit pas lui-même


L’HOMME QUI VEUT CONNOÎTRE TOUTES CHOSES
NE SE CONNOÎT PAS LUI-MÊME1.
À Monsieur ***.
(1647.)

Vous n’êtes plus si sociable que vous l’étiez. L’étude a je ne sais quoi de sombre qui gâte vos agréments naturels : qui vous ôte la facilité du génie, la liberté d’esprit que demande la conversation des honnêtes gens. La méditation produit encore de plus méchants effets pour le commerce ; et il est à craindre que vous ne perdiez, avec vos amis, en méditant, ce que vous pensez gagner avec vous-même.

Je sais que votre occupation est importante et sérieuse. Vous voulez savoir ce que vous êtes et ce que vous serez un jour, quand vous cesserez d’être ici. Mais, dites-moi, je vous prie, vous peut-il tomber dans l’esprit que ces philosophes, dont vous lisez les écrits avec tantde soin, aient trouvé ce que vous cherchez ? Ils l’ont cherché comme vous, Monsieur, et ils l’ont cherché vainement. Votre curiosité a été de tous les siècles, aussi bien que vos réflexions et l’incertitude de vos connoissances. Le plus dévot ne peut venir à bout de croire toujours, ni le plus impie de ne croire jamais ; et c’est un des malheurs de notre vie de ne pouvoir naturellement nous assurer s’il y en a une autre, ou s’il n’y en a point.

L’auteur de la nature n’a pas voulu que nous pussions bien connoître ce que nous sommes ; et parmi des désirs trop curieux de savoir tout, il nous a réduits à la nécessité de nous ignorer nous-mêmes. Il anime les ressorts de notre âme, mais il nous cache le secret admirable qui les fait mouvoir ; et ce savant ouvrier se réserve à lui seul l’intelligence de son ouvrage. Il nous a mis au milieu d’une infinité d’objets, avec des sens capables d’en être touchés : il nous a donné un esprit qui fait des efforts continuels pour les connoître. Les cieux, le soleil, les astres, les éléments, toute la nature, celui même dont elle dépend, tout est assujetti à sa spéculation, s’il ne l’est pas à sa connoissance. Mais avons-nous les moindres douleurs ? Nos belles spéculations s’évanouissent. Sommes-nous en danger de mourir ? il y a peu de gens qui ne donnassent les avantages et les prétentions de l’esprit, pour conserver cette partie basse et grossière, ce corps terrestre, dont les spéculatifs font si peu de cas.

Je reviens à l’opinion que vous n’approuverez point, et que je crois pourtant assez véritable : c’est que jamais homme n’a été bien persuadé par sa raison, ou que l’âme fût certainement immortelle, ou qu’elle s’anéantit effectivement avec le corps.

On ne doute point que Socrate n’ait cru l’immortalité de l’âme : son histoire le dit ; et les sentiments que Platon lui attribue, semblent nous en assurer. Mais Socrate ne nous en assure pas lui-même ; car, quand il est devant ses juges, il en parle comme un homme qui la souhaite, et traite l’anéantissement comme un philosophe qui ne le craint point.

Voilà, Monsieur, la belle assurance que nous donne Socrate de l’éternité de nos esprits. Voyons quelle certitude nous donnera Épicure de leur anéantissement.

Tout est corps pour Épicure : âme, esprit, intelligence, tout est matière, tout se corrompt, tout finit. Mais ne dément-il pas, à sa mort, les maximes qu’il a enseignées durant sa vie ? La postérité le touche ; sa mémoire lui devient chère ; il se flatte de la réputation de ses écrits, qu’il recommande à son disciple Hermachus. Son esprit, qui s’étoit si fort engagé dans l’opinion de l’anéantissement, est touché de quelque tendresse pour lui-même, se réservant des honneurs et des plaisirs, pour un autre état que pour celui qu’il va quitter.

D’où pensez-vous que viennent les contradictions d’Aristote et de Sénèque, sur ce sujet, que de l’incertitude d’une opinion qu’ils ne pouvoient fixer, dans la matière la plus importante pour l’intérêt, et la plus obscure pour la connoissance ? D’où vient cette variation ordinaire ? C’est qu’ils sont troublés par les différentes idées de la mort présente et de la vie future. Leur âme, incertaine d’elle-même, établit ou renverse ses opinions, à mesure qu’elle est séduite par les diverses apparences de la vérité.

Salomon, qui fut le plus grand des rois et le plus sage des hommes, fournit aux impies de quoi soutenir leurs erreurs, et instruit les gens de bien à demeurer fermes dans l’amour de la vérité. Si quelqu’un a dû être exempt d’erreur, de doute, de changement, ç’a été Salomon. Cependant nous voyons, dans l’inégalité de sa conduite, qu’il s’est lassé de sa sagesse, qu’il s’est lassé de sa folie ; que ses vertus et ses vices lui ont donné tour à tour de nouveaux dégoûts ; qu’il a pensé, quelquefois, que toutes choses alloient à l’aventure ; qu’il a tout rapporté, quelquefois, à la Providence.

Que les philosophes, que les savants s’étudient ; ils trouveront non-seulement de l’altération, mais de la contrariété même, dans leurs sentiments. À moins que la foi n’assujettisse notre raison, nous passons la vie à croire, et à ne croire point : à nous vouloir persuader, et à ne pouvoir nous convaincre.

Je sais bien qu’on peut apporter des exemples, qui paroissent contraires à ce que je dis. Un discours de l’immortalité de l’âme a poussé des hommes à chercher la mort, pour jouir plus tôt des félicités dont on leur parloit2. Mais quand on en vient à ces termes, ce n’est plus la raison qui nous conduit, c’est la passion qui nous entraîne : ce n’est plus le discours qui agit en nous, c’est la vanité d’une belle mort, qu’on aime sottement plus que la vie ; c’est la lassitude des maux présents, c’est l’espérance des biens futurs, c’est un amour aveugle de la gloire ; une maladie, enfin, une fureur quiviolente l’instinct naturel, et qui nous transporte hors de nous-mêmes.

Croyez-moi, Monsieur, une âme qui est bien tranquillement dans son assiette, n’en sort guère par la lecture de Platon.

Il n’appartient qu’à Dieu de faire des martyrs, et de nous obliger, sur sa parole, à quitter la vie dont nous jouissons, pour en trouver une que nous ne connoissons point. Vouloir se persuader l’immortalité de l’âme, par la raison, c’est entrer en défiance de la parole que Dieu nous a donnée, et renoncer, en quelque façon, à la seule chose par qui nous pouvons en être assurés3.

Qu’a fait Descartes, par sa démonstration prétendue d’une substance purement spirituelle, d’une substance qui doit penser éternellement ? Qu’a-t-il fait par des spéculations si épurées ? Il a fait croire que la religion ne le persuadoit pas, sans pouvoir persuader ni lui, ni les autres, par ses raisons.

Lisez, Monsieur, pensez, méditez : vous trouverez au bout de votre lecture, de vos pensées, de vos méditations, que c’est à lareligion d’en décider, et à la raison de se soumettre.


NOTES DE L’ÉDITEUR

1. Le texte de ce fragment est bien plus altéré que le précédent, dans les anciennes éditions françoises. Je suis, ici, la leçon de Des Maizeaux, fixée par Saint-Évremond même. Pour le précédent, j’ai suivi le texte de Barbin.

2. Le philosophe Cléombrote se précipita dans la mer, après la lecture du Phédon de Platon : ce qui a fourni à Callimaque le sujet de sa 24e Épigramme ; — et Cicéron nous apprend que le roi Ptolémée défendit à Hégésias le Cyrénaïque de traiter cette matière, dans ses leçons publiques, parce que ce philosophe y faisoit une peinture si vive des misères de la vie, qu’il avoit porté plusieurs personnes à se donner la mort ; d’où lui étoit venu le surnom de Pisithanate. Valère Maxime rapporte l’histoire d’Hégésias, liv. VIII, ch. ix, § 3.

3. Voy. l’analyse que donne Bayle de la controverse ouverte, entre Locke et Stillingfleet, sur cette question, dans les Nouvelles de la répub. des lettres, octobre et novembre 1699 (Œuvres diverses de Bayle, La Haye, 1727, 4 vol. in-fol.).