Traduction par M. Raulin.
Nourse (Partie 1p. 172-221).

LETTRE IV.



IL me reſte à préſent à vous inſtruire de ce qui s’eſt paſſé de plus remarquable dans cette iſle depuis qu’elle eſt dans nos mains : c’eſt ce que je vais faire.

Dès qu’une fois nous eûmes chaſſé les Eſpagnols, nous mîmes tous nos ſoins à nous y établir : le Gouvernement en Europe nous envoya toutes ſortes de ſecours à cet effet : & notre induſtrie s’y employant tous les jours de plus en plus, cette Colonie devint dans peu de tems très-puiſſante.

Colonie Angloiſe dans l’iſle.Les portraits avantageux qu’on en fit, peut-être en repréſentant à deſſein les choſes dans un plus beau point de vue qu’elles n’étoient en effet, y attirerent bientôt des Anglois qui ayant ſouffert des déſordres de la guerre civile, eſpéroient rencontrer loin de chez eux un repos qu’ils ne pouvoient trouver dans le ſein de leur patrie. Cromwel favoriſa ce deſſein : il étoit bien aiſe de pouvoir par ce moyen ſe débaraſſer de beaucoup de gens qui n’approuvoient point ſon uſurpation ; & d’un autre côté il ſçavoit bien que jamais ils ne pourroient devenir aſſez puiſſans dans cette iſle, pour lui faire ombrage, ayant pris ſurtout, comme il avoit fait, la précaution d’y nommer pour Gouverneur un homme entiérement dévoué à ſes intérêts, & ſur qui il pouvoir compter.

Tandis que tout paroiſſoit arrangé le mieux du monde, tout penſa tomber dans la plus grande confuſion, par une dangereuſe mutinerie qui s’éleva Cabale des Colonels Raymund & Tyſon.parmi la ſoldateſque. Les Colonels Raymund & Tyſon étoient entièrement attachés au Protecteur, & ils avoient beaucoup de crédit ſur l’eſprit des ſoldats. D’un autre côté, le brave Doyley avoit été de tout tems du parti du Roi, & par conſéquent, ne pouvoit jamais être agréable à cette milice qui avoit combattu & triomphé ſous les drapeaux de l’ambitieux Cromwell. Ils le regardoient toujours de mauvais œil ; & quoiqu’ils ne puſſent diſconvenir que Doyley les avoit toujours commandés avec honneur & avec ſuccès, ils ne pouvoient ſimpatiſer avec un homme qu’ils connoiſſoient au fonds du cœur ennemi de celui qu’ils cheriſſoient ſi particuliérement. C’eſt pourquoi en toute occaſion, ils marquoient un attachement extrême pour les deux Colonels. Ceux-ci s’en apperçurent, & croyant dans cette favorable diſpoſition trouver de la facilité pour leurs projets ambitieux, ils réſolurent de rendre ces vétérans affectionnés, les inſtrumens de leur élevation & de la ruine de Doyley. Le bon accueil qu’il fit à des Royaliſtes déclarés qui vinrent pour s’établir dans l’iſle, fournit à ces deux eſprits turbulens le moyen de perſuader aux ſoldats qu’il avoit quelque mauvais deſſein ; qu’il n’attiroit tant de Royaliſtes que dans la vûe, lorſqu’il ſe ſentiroit aſſez fort, de les chaſſer comme Républicains, & de ſe déclarer pour le Roi.

Ces diſcours joints à d’autres circonſtances enflammerent bientôt ces eſprits inquiets. On convint qu’on arrêteroit Doyley, & que le Colonel Raymund prendroit en main le Gouvernement de l’iſle. Tout étoit diſpoſé pour Elle eſt découverte.l’exécution,quand cette conſpiration vint à ſe découvrir. Doyley commença par ſe précautionner pour ce qui le regardoit perſonnellement, & pour la ſureté de l’iſle. Il étoit Les deux Colonels ſont arrêtés & mis à mort.d’ailleurs trop ferme pour laiſſer un pareil complot impuni. Ainſi, bien réſolu de ne point épargner quiconque ſeroit d’intelligence avec les mutins, il s’aſſure dela perſonne des deux Colonels, les fait juger au Conſeil de guerre qui les condamne à mort, & en conſéquence de cette ſentence, les fait tous deux paſſer par les armes. Raymund ne parut pas craindre la mort, & conſerva juſqu’au bout ſon arrogance & ſon inimitié. Tyſon ne l’imita point & témoigna au contraire bien du regret du complot où il avoit trempé.

Cette démarche vigoureuſe de la part de Doyley ſuffit pour convaincre les mutins qu’ils avoient affaire à un homme, dont le courage & la réſolution ne ſe démentoient pas aiſément dans l’occaſion. Se voyant donc ſans Chefs, ils étoient tous conſternés & ne ſçavoient comment ſe conduire. Ils craignoient avec raiſon ſon reſſentiment ; mais ils ne voyoient aucun moyen de s’en garantir : uſer de force ouverte, cela n’étoit pas poſſible : employer quelque fraude ſecrette, il n’étoit plus tems d’y penſer. Ils ſe tinrent donc en repos dans l’attente de ce qui arriveroit.

Doyley de ſon côté ſe contenta d’en flétrir quelques-uns, & de punir légèrement les autres : alors toutes leurs craintes ceſſerent, & chaque choſe rentra dans l’ordre accoutumé.

Peu après cet événement, arriva le Major Sedgwick, qui, quelque tems auparavant, comme je vous l’ai mandé par ma derniere, avoit été nommé Gouverneur de la Jamaïque par Cromwell. Son arrivée fut autant agréable à nos ſactieux, que déſolante pour la plus grande partie des autres habitans, qui étoient extrémement contens de la conduite de ſon prédéceſſeur à leur égard. Effectivement dans l’état où étoient les choſes, il falloir dans l’iſle un Gouverneur ferme & actif, ſans quoi elle auroit toujours été en proie aux troubles, que ne manquent jamais de produire des factions différentes.

Sa mort.Le Major mourut au bout de peu de tems. Je n’ai point vû qu’il ait fait aucun réglement de Police. Sa vie fut trop courte pour lui permettre de rien exécuter de conſidérable. La chaleur du climat, la différente température de l’air, & la façon de vivre toute autre qu’en Europe, le firent périr peu de ſemaines après ſon arrivée.

Doyley reprend les rênes du Gouvernement.Doyley reprit la conduite des affaires, du conſentement de la plus nombreuſe partie de nos habitans ; & mêlant à propos la douceur & la fermeté, il parvint en même tems à ſe faire aimer & à ſe faire craindre, Cependant malgré ce talent ſi heureux qu’il avoit pour commander, & malgré l’avantage qui en réſultoit pour les habitans, Cromwell ne le regarda jamais de bon œil : ce ne pouvoit être que contre ſon contentement qu’un fidèle ſujet du Roi ſe vît à la tête d’une de nos Colonies. Auſſi, dès qu’il eut appris la Brayne nommé ſucceſſeur de Sedgwick.mort du Major Sedgwick, il envoya en Écoſſe au Colonel Brayne, qui étoit une de ſes créatures des plus affidées, ordre d’embarquer mille hommes à Port-Patrik, & de faire voile vers la Jamaïque, dont il lui donnoit le Gouvernement. Ce petit corps de troupes, fut jugé ſuffiſant pour balancer le nombre des partiſans du Roi, qui s’étoient réfugiés dans l’iſle, ſurtout étant, comme ils étoient, ſous le commandement & à la diſpoſition d’un homme dont l’Uſurpateur étoit aſſuré. Ce nouveau Gouverneur eut le même ſort que Sa mort.ſon prédéceſſeur. À peine fut-il débarqué, qu’il donna des preuves d’une extrême ſévérité : mais heureuſement qu’il fut bientôt enlevé de ce monde ; & ſa mort remit encore le gouvernement dans les mains de Doyley, & toutes choſes dans leur premier état.

Doyley fait encore les fonctions de Gouverneur.Celui-ci continua à ſe conduire à la ſatisfaction de toutLe Parlement l’y confirme.le monde, même de ceux qui auparavant étoient ſes ennemis. Olivier Cromwell mourut dans cet intervalle ; & le long Parlement ayant repris ſesſéances, confirma Doyley dans les fonctions qu’il exerçoit par interim, & qu’il exerça juſqu’au retour du Roi. Jamais Gouverneur depuis lui ne fit tant de bien à Son éloge.cette Colonie. Ce fut par ſon courage & par ſa bonne conduite que les Eſpagnols furent chaſſés, & les Nègres ſoumis. Ce fut par un effet de ſa prudence & de ſa politique, que notre petite armée fut diſperſée dans différens cantons, ſous prétexte de travailler à planter : précaution qui empêcha les mutineries. C’étoit auſſi à ſa magnanimité qu’on devoit la ruine des pernicieux projets de Raymund & de Tyſon. Son exemple excitoit tout le monde à aiguiſer ſon induſtrie : ſans établir d’impôts, il vivoit du produit de ſes plantations, paroiſſant dans le particulier, ſimple, & uni comme le moindre des habitans ; mais dans l’occaſion ſçachant ſe montrer, ſuivant le beſoin, intrépide guerrier, prudent politique, ou ferme Commandant.

Il avoit à conduire une populace indocile : il ſçut pourtant la contenir dans l’ordre, & l’aſſujettir à l’obéiſſance. Il étoit zélé partiſan du Roi, & en ſecouroit les fidèles ſujets qui venoient ſe mettre ſous ſa protection ; mais il ne fit jamais la moindre injuſtice à ceux du parti contraire, & ne les traita pas plus durement que les autres.

Gouvernement de l’iſle.Sa maniere de gouverner étoit purement militaire : il le falloit bien ainſi ; car la pluſpart de ceux qui étoient alors ſous ſes ordres, étoient des gens de guerre qu’une diſcipline exacte & ſévére pouvoit ſeule contenir. D’ailleurs nous n’étions pas hors de danger d’une nouvelle attaque de la part des Eſpagnols. On s’attendoit qu’ils combattroient pour regagner ce qu’ils avoient poſſédé. Eux-mêmes nous menaçoient d’une deſcente, & ſans doute qu’ils l’euſſent tentée, s’ils n’avoient pas connu le courage & la fermeté de celui à qui ils auroient eû affaire. Toutes ces raiſons rendoient la ſévérité d’une néceſſité indiſpenſable pour le bien public.

Le Roi rappelle Doyley.En un mot, Doyley fut un des plus dignes & des meilleurs Gouverneurs qu’on pût deſirer ; & jamais Colonie ne fut plus heureuſe que la Jamaïque ſous ſon gouvernement. Mais ce bonheur Windſor nommé en ſa place.dura peu ; car d’abord après le rétabliſſement du Roi, il fut rappellé, & le Lord Windſor fut envoyé pour le relever.

Loix & Juriſprudence de l’iſle.Tout ce tems-là ſe paſſa ſans événemens remarquables. Ce fut alors que les Loix civiles commencerent à être miſes en uſage, mais bien ſoiblement : car les premiers habitans entendaient bien mieux à manier leurs armes qu’à occuper comme il faut un Tribunal. À peine connoiſſoit-on les uſages ordinaires, & les actes du Parlement encore moins. Cependant le Gouverneur s’attacha à choiſir ceux qui avoient le plus d’acquit & de connoiſſances, & à établir des Cours de Juſtice pour connoître des différends des particuliers. Le bon ſens dictoit ſeul leurs Arrêts ; & s’il le rencontroit quelque cauſe au-deſſus de leur portée, on la renvoyoit à la déciſion du Gouverneur, qui prononçoit arbitrairement.

Quoique la juſtice ne s’y rendît pas exactement, & ſuivant les formes judiciaires ; on y vante encore cet heureux tems, & on le préfére au tems préſent où les procès ſe jugent ſuivant les loix d’Angleterre, ou ſuivant les décrets particuliers établis par les Tribunaux. C’étoit alors une néceſſité d’avoir égard à la ſituation des choſes ; & comme elle n’étoit pas la même qu’en Angleterre, il falloit bien imaginer des réglemens particuliers qui y euſſent rapport. Ils convenoient également, dit-on ici, aux partis différens dans leſquels la pluſpart des planteurs, ou nouveaux habitans étoient engagés ; & les Juges examinoient avec circonſpection & ménagement ce qu’il y avoit à faire. Ils n’avoient point encore établi alors de Repréſentans fixes, ni formé une Aſſemblée permanente de perſonnes choiſies. Cependant ils avoient le bonheur de voir que leurs arrangemens étoient ſi fort du goût de tout le monde, qu’on ne s’en plaignoit jamais. À la vérité le Gouverneur en ſupprima qu’il jugeoit peu convenables ; & peut-être en ſubſtitua d’autres qui n’étoient pas quelquefois fort au goût de ces Légiſlateurs : mais tout conſideré, on peut dire que cette iſle fut floriſſante ſous le Lord Windſor : car c’eſt de ſon tems que les Boucaniers commencerent la courſe, & gagnerent des ſommes conſidérables.

Accroiſſement de la Colonie.Ce qui contribua encore beaucoup à l’avancement de cette Colonie, fut l’arrivée de beaucoup de gens riches des iſles voiſines, qui s’y tranſporterent. Ils connoiſſoient que le terrein y étoit ſi fertile qu’il récompenſoit au centuple les peines que cauſoit ſa culture.Thomas Moddiford s’établit dans l’iſle.C’eſt ce qui les y attira, & en particulier Thomas Moddiford qui poſſédoit déjà de grands biens dans la Barbade, qu’il abandonna pour la Jamaïque, où il perfectionna bien des choſes, & montra aux planteurs par quel chemin on pouvoit acquérir de grandes richeſſes en peu de tems. Il Y fait fleurir la culture des cannes de ſucre.leur apprit la culture des cannes de ſucre, ce qu’ils ignoroient avant lui : & il leur donna tous les éclairciſſemens qu’il put ſur la façon de les planter, de les émonder, de les broyer, & de faire bouillir & rafiner le ſucre. Moddiford acquit bientôt du Roi des terreins fort étendus, & dans peu de tems il parvint à les rendre d’un ſi grand produit, que tout le monde, guidé par ſon exemple & par l’eſpoir du gain, s’appliqua à cultiver de la même façon les terres qu’il avoit en partage : en ſorte que par degrés on parvint d’abord à égaler, & enfin à ſurpaſſer les plantations des iſles voiſines, par l’abondance & la bonté des ſucres de la nôtre.

Au commencement les revenus des Gouverneurs étoient fort modiques ; mais dans les ſuites les impots mis ſur les biens & les poſſeſſions des planteurs, leur procurerent un revenu raiſonnable, & une vie aiſée.

Windſor rappellé.Le Lord Windſor n’en jouit pas longtems. Deux ans après ſon arrivée, il fut rappellé à la ſollicitation de la Cour d’Eſpagne, qui ſe plaignit qu’il favoriſoit le brigandage des Pirates.

Moddiford en ſa place.Thomas Moddiford lui ſuccéda. Celui-ci contribua beaucoup à la perfection de cette Colonie. On remarquoit de ſon tems, Excite l’émulation des planteurs.parmi les planteurs, une eſpéce d’émulation, & chacun s’efforçoit, à l’envi, de faire valoir ſon terrein. L’argent devenant de jour en jour plus commun à cauſe des priſes faites ſur les Eſpagnols, les habitans ſe virent bientôt en état d’acheter des eſclaves, & tout ce qui leur étoit néceſſaire pour leurs plantations ; en ſorte que l’iſle ne tarda point à changer entièrement de face.

Les richeſſes de la Jamaïque augmenterent auſſi le nombre de ſes habitans, qui devint bientôt aſſez grand, non ſeulement pour la défendre, mais auſſi pour faire Nombre des habitans.trembler les iſles voiſines. On voit dans les Greffes un ancien dénombrement des familles & des habitans de celle-ci, fait à l’occaſion du bruit qui courut pour lors d’une attaque prochaine des Eſpagnols.

On trouva dans la ParoiſſeFamilles.Habitans.
De Ste. Catherine..........658.6270.
De Port-Royal..........500.3500.
De S. Jean..........83.996.
De S. André..........194.1552.
De S. Thomas..........59.590.
De S. David..........80.960.
De Clarendon..........144.1430.
De S. George.........2000.
De Ste. Marie.
De Ste. Anne.
De S. Jacques.
De Ste. Eliſabeth.
 1718.17298.


C’étoit-là toutes les Paroiſſes ou Diſtricts dans leſquels l’iſle étoit alors partagée. Il eſt étonnant que cette Colonie ſe ſoit accruë ſitôt & ſi conſidérablement ; mais il ne l’eſt pas moins que depuis ce tems-là juſqu’aujourd’hui, elle n’ait été qu’à vingt mille ames.

L’abord des Pirates y attire bien des gens.La première raiſon de cette première augmentation ſemble avoir été le grand concours des Pirates, qui avoient fait en quelque ſorte leur demeure de notre iſle. On ne le ſçut pas plutôt en Angleterre, que tout ce qui s’y trouvoit de gens ſans fortune & ſans eſpérance, ou laſſés d’une vie trop tranquille, y accoururent en foule. La courſe fleurit.Quelques-uns charmés de la beauté du climat s’y établirent : d’autres coururent écumer les mers. Leurs ſuccès furent ſi ſurprenans qu’à peine la poſtérité les croira-t’elle. Si leur courage & leur conduite avoient eu un meilleur objet, leur renommée auroit égalé celle des héros les plus célébres de l’antiquité, ou de ces derniers ſiécles. Mais leurs belles actions étoient toutes ſouillées de la tache ineffaçable de Piraterie, & jamais on n’a dû les regarder que comme des deſtructeurs du genre humain, & des ſcélérats fameux par leurs brigandages.

Quelque juſte que ſoit cette façon de penſer à leur égard, je ne ſçaurois m’empêcher de m’étendre ici ſur ce qui les regarde, étant perſuadé que le récit de leurs exploits ſera pour vous la ſource de pluſieurs utiles réfléxions. Vous verrez juſqu’où une intrépidité naturelle peut conduire un homme ; quel puiſſant aiguillon eſt pour des gens de cette eſpéce l’eſpoir du gain, & à quels ravages la lâcheté & l’eſclavage expoſent les Pays où ils dominent : car ſi les Eſpagnols avoient auſſi bien ſçû manier une épée, que cajoller une maîtreſſe, ni Morgan, ni aucun autre de ſes confreres n’auroient remporté ſur eux d’auſſi grands avantages, ni acquis à leurs dépens une réputation ſi étendue.

La Jamaïque, ainſi que je viens de vous le dire, étoit l’abord de tous les Pirates. Ils étoient aſſurés d’y trouver de la protection & toute ſorte de proviſions. Les Gouverneurs & les habitans y favoriſoient leurs entrepriſes & prenoient plaiſir a approviſionner leurs bâtimens. En revanche c’étoit-là que ces pirates venoient diſſiper en débauche toutes leurs richeſſes mal acquiſes. Je ne vous dirai point ſi c’étoit une mauvaiſe politique de protéger ces déterminés, quoique certainement ce fut un procédé contraire à la ſaine morale.

Tandis que cette Colonie n’étoit encore pour ainſi dire qu’au berceau, elle étoit dans de continuelles appréhenſions des attaques des Eſpagnols : & en cas de deſcente de l’ennemi, la diſcorde dont elle étoit agitée, & le peu de gens ſur qui on pouvoit compter pour ſa défenſe, euſſent rendu ſa ruine preſque certaine.

L’ancienne animoſité ſubſiſtoit toujours entre les Royaliſtes & les partiſans de Cromwell. Elle étoit même redoublée plus que jamais depuis le rétabliſſement du Roi. Peu de nos conquérans avoient obtenu des poſtes honorables ou lucratifs : ce qui ne pouvoit manquer d’aigrir les eſprits de ces braves ſoldats, qui avoient expoſé leur vie pour cette conquête. Leur mécontentement parut. Les Gouverneurs ſentirent bien qu’ils ne pouvoient plus compter ſur eux. Cependant ils étoient les ſeuls qui ſçuſſent faire la guerre : ainſi ils étoient redoutables pour une poignée de gens ſans expérience & mal diſciplinés, qui étoient ſurvenus depuis l’expédition faite & qu’ils voyoient favoriſés trop ouvertement.

Raiſons politiques de cette protection.Cette conſidération rendoitnéceſſaire le bon accueil qu’on faiſoit aux Corſaires, & cela par deux raiſons. La premiere, que les forces & le courage de ces derniers pouvoient contrebalancer celui des autres ; & la ſeconde, que les riches priſes qu’ils ramenoient tous les jours pouvoient devenir un appas qui engageroit ces Républicains à porter toutes leurs vûes ſur les moyens qui ſe préſentoient d’acquerir des richeſſes. Cette politique réuſſit parfaitement ; car, dès qu’une fois ils eurent trouvé jour à s’aſſocier à la fortune de ces avanturiers, ils oublierent bientôt leurs anciens murmures : ils ſe ſoumirent volontiers au gouvernement établi ; & dans peu de tems il ne fut plus du tout queſtion de différence de parti.

Mais ſans vous fatiguer plus longtems par mes refléxions, je vais vous donner en peu de mots une idée des plus fameux de ces avanturiers, qui ſe couronnerent toujours par les plus glorieux ſuccès, & dont la mémoire eſt encore aujourd’hui célébre dans un lieu où ils répandoient avec profuſion les tréſors qu’ils avoient ſi injuſtement acquis.

Barthelemy fameux Corſaire.Le premier qui ſe rendit fameux dans cette iſle, fut unPortugais nommé Barthelemy, brave & déterminé Corſaire. Il partit de la Jamaïque avec une poignée de monde, 30 hommes ſeulement, mais tous gens de main & d’expédition. Il s’embarqua ſur une de ces petites chaloupes que nous nommons ici ſcooner, qui ſervent à transporter les ſucres des lieux reculés de l’iſle, à Port-Royal. Ce foible bâtiment étoit monté de quatre canons de fer. Il croiſa pluſieurs jours le long des côtes ; mais n’ayant point trouvé de priſe à faire, il fit route au cap de Corriente dans l’iſle de Cuba. Il y rencontra un vaiſſeau Eſpagnol de vingt piéces de canons & ſoixante-dix hommes d’équipage, chargé à Maracaraibo & Carthagêne, pour la Havane. Quoique la partie fût extrémement inégale, il réſolut d’attaquer. Quatre mots lui ſuffirent pour animer ſon petit équipage ; & auſſitôt il commença le combat ; mais malgré toute ſa bravoure, il lui fallut céder ſous le nombre & ſe retirer avec perte. Une ſeconde tentative conduite avec plus d’adreſſe apparemment, & une égale intrépidité, lui réuſſit à la fin, & le rendit maître du bord de ſon ennemi. Un pareil vaiſſeau étoit la plus heureuſe capture qu’il pût faire. Il abandonna ſa chaloupe & reſta dans ſa priſe ; mais les vents contraires l’empêchant de pouvoir retourner à la Jamaïque, il prit le parti de faire voile vers le cap Saint-Antoine, cap le plus occidental de Cuba, où il avoit deſſein de faire de l’eau : car il commençoit à en manquer tout-à-fait.

Le malheur voulut qu’en y allant il ſe trouvât tout d’un coup au milieu de trois Garde-côtes Eſpagnols, qui alloienf de la Nouvelle-Eſpagne à la Havane. Il ne lui fut pas poſſible d’échapper ; & après un combat de peu de durée, il fut forcé de ſe rendre priſonnier, lui & tout ſon monde.

Ce revers de fortune devoit renverſer toutes leurs eſpérances, & les conſterner étrangement : car la priſe contenoit cent vingt mille peſant de cacao, & 70 mille piéces de huit ; mais ils montrerent plus de dépit que d’abattement.

Cependant une tempête ſépara les vaiſſeaux. Ils deriverent pluſieurs jours ; & enfin ils arrivèrent à Campêche, où les pirates furent bientôt reconnus pour ce qu’ils étoient. La Juſtice s’en ſaiſit ; & ſans beaucoup de formalités, le pauvre Barthelemy fut condamné à être pendu. La ſentence devoit s’exécuter le lendemain ; & en attendant, on le fit garder à bord d’un vaiſſeau. Cette précaution fut pourtant ce qui le ſauva. Il n’y avoit point de tems à perdre : auſſi ſongea-t’il bientôt à ſe procurer la liberté. Voici comment il en vint à bout. La nuit même, tout étant tranquille, il coupe la gorge à celui qui le gardoit, prend deux groſſes bouteilles de terre, qui étoient vuides, ſe les attache autour du corps & s’élance dans la mer. Avec ce petit ſecours il parvint non ſans peine, à gagner le rivage. Il ſe refugia dans les bois, où il vécut pluſieurs jours d’herbes, & des fruits qu’il put trouver.

On envoya de tous côtés à ſa pourſuite, mais inutilement, parce qu’il ſe tenoit ſoigneuſement caché dans le creux d’un gros arbre, où l’on ne s’aviſa point de le chercher. Cependant voyant le riſque qu’il couroit d’être tôt ou tard découvert, il prit le parti de gagner pays. Son deſſein étoit d’aller vers le Golfe Trieſte, à quarante lieues de-là. Dans l’état où il ſe trouvoit, en riſque de ſa vie, abbatu par la faim, & ſans eſpoir de trouver des vivres, il ne falloit pas moins qu’une réſolution telle que la ſienne pour entreprendre cette traversée. Il le fit cependant, & il s’éloigna de ſa retraite. Mais à peine s’étoit-il mis en chemin, qu’il rencontra une large riviere qu’il falloit paſſer. Il nageoit fort mal, & n’avoit point de batteau. Heureuſement il apperçut ſur le rivage une vieille piéce de bois que les vagues y avoient pouſſée. Il en arracha les clouds, & en les aiguiſant, il parvint avec des peines infinies à les rendre un peu tranchans. Ce chetif inſtrument lui ſervit à couper beaucoup de petites branches d’arbres qu’il attacha enſemble le mieux qu’il pût ; & ce fut ſur cet eſpéce de radeau qu’il gagna le bord oppoſé. Peu de jours après, il arriva au Golfe Trieſte. Le bonheur voulut qu’il rencontra dans cette baye des Pirates de qui il fut bien reçu. Il leur raconta ſon avanture, leur demanda du ſecours, réſolu d’eſſayer à ſe vanger des Eſpagnols, s’ils vouloient ſeulement lui donner une chaloupe & vingt hommes. Les Pirates y conſentirent. Il prit avec lui les munitions néceſſaires ; & accompagné de vingt hommes réſolus & bien armés, il fit voile vers Campêche où il arriva en peu de tems. Voyant que tout étoit tranquille & qu’on ne ſe défioit de rien, il entreprit de s’emparer du même vaiſſeau où il avoit été priſonnier. Comme on ne pouvoit avoir le moindre ſoupçon de ſon deſſein, on le laiſſa monter à bord. Il ſe rendit d’abord maître de la perſonne du Capitaine. Les Matelots qui ne s’attendoient pas à ſe voir attaqués, ſe trouvant déſarmés, furent obligés de ſe rendre. On leva bien-vîte l’ancre, & l’on gagna promptement le large, crainte d’être pourſuivi par les autres Navires qui étoient dans la baye.

Cette réuſſite mit le Pirate au comble de ſa joie. Il étoit le maître du bâtiment où il s’étoit vû peu auparavant priſonnier & condamné à mort. C’étoit une riche capture, & il contenoit les mêmes effets qu’il avoit trouvés dans la premiere priſe qu’il avoit faite, outre quantité de riches marchandiſes. Dieu ſçait les beaux projets qu’il formoit pour la Jamaïque. Mais toutes ces idées riantes s’évanouirent encore bientôt. Une tempête furieuſe le jetta ſur les bancs des Jardins, près de l’iſle des Pins, au Sud de Cuba, & il y fit naufrage. L’équipage ſe ſauva avec des peines infinies, & il arriva à la fin à la Jamaïque, où après avoir fait de nouvelles recrues, il retourna encore chercher fortune. C’eſt-là tout ce que nous ſçavons de ſa vie & de ſes actions. Beaucoup d’autres avanturiers ayant depuis lui adopté ce genre de vie périlleuſe & déſeſperée, leur réputation a obſcurci la ſienne.

Le Breſilien.Le ſecond qui fit ici parler de lui fut le Breſilien. C’étoit un Hollandois de naiſſance, qui ayant quitté le Breſil, lorſque les Portugais reconquirent ce pays-là ſur la Compagnie des Indes-Occidentales de Hollande, vint ici comme beaucoup d’autres chercher fortune. Ils crurent que le meilleur moyen de réuſſir dans leur deſſein, étoit de faire la courſe. Le Breſilien ſe diſtingua bientôt parmi nous. Aucun peril ne l’arrêtoit, & ſon intrépidité lui faiſoit ſurmonter les plus grands obstacles. Jamais il ne ſe trouvoit d’aucune entrepriſe qu’il n’y acquît de l’honneur ; ce qui fit naître à ſes compagnons l’envie de le voir leur chef. Il lui fut donc facile d’en engager une partie à quitter leur commun Capitaine, & d’en prendre le titre & l’autorité.

Ils trouverent bientôt à ſe pourvoir d’un petit bâtiment ſur lequel ils commencerent à tenter les aventures. Peu après s’y être embarqués, ils rencontrerent un vaiſſeau qui venoit de la Nouvelle-Eſpagne. Ils l’attaquerent, & s’en rendirent maîtres ſans beaucoup de peine. Ce vaiſſeau étoit chargé de beaucoup de richeſſes, la plus grande partie en vaiſſelle & argent monnoyé. Ils conduiſirent cette priſe à la Jamaïque, où ils eurent bientôt diſſipé en débauches tous les tréſors qu’elle contenoit.

Ils ſe remirent donc en mer ; mais avec un ſuccès bien différent. Une tempête fit entrouvrir leur vaiſſeau ; & tout ce qu’ils purent faire fut de prendre terre auprès de Campêche par le moyen de leur canot. De Campêche, ils gagnerent le Golfe Trieſte, ſûrs d’y trouver bientôt du ſecours, parce que c’eſt toujours là que les Pirates viennent faire de l’eau. Ils avoient peu de proviſions ; mais ils les menagerent avec un ſoin & une économie néceſſaires dans la ſituation où ils ſe trouvoient. Après avoir marché quelque tems ils apperçurent un parti d’Eſpagnols qui venoit à eux. Les Eſpagnols étoient cent, bien armés & bienmontés, & nos Pirates n’étoient que trente. Malgré l’inégalité, le Breſilien diſpoſe & encourage ſon monde. Il laiſſe approcher les Eſpagnols à la portée du fuſil, & fait faire une décharge ſi à propos & ſi heureuſement, que chaque coup coûta un homme à l’ennemi. Le combat devint bientôt également animé de part & d’autre ; mais à la fin les Eſpagnols diminués de moitié, prirent la fuite, ſans que cette victoire coûtât aux Pirates plus de deux morts & dix bleſſés.

Après cette vigoureuſe eſcarmouche, ils attraperent pluſieurs chevaux dont ils avoient tué les maîtres, & continuèrent leur route le plus promptement qu’ils purent. Ils apperçurent à l’ancre un petit bâtiment de Campêche bien armé, qui ſervoit d’eſcorte à quelques canots qui chargeoient du bois. Ils envoyerent un détachement pour s’en rendre maîtres : ce qui ſe fit ſans beaucoup de peine. Les voilà donc en état de ſe tranſporter loin des terres de leurs ennemis ; mais il leur manquoit des proviſions pour la route. Leurs chevaux qu’ils tuerent & qu’ils ſalerent avec le ſel qu’ils trouvèrent dans le bâtiment, au défaut de vivres de meilleure qualité, les firent ſubſiſter pendant quelques jours. Mais ils ne furent pas longtems réduits à une ſi mauvaiſe nourriture. Leur bonne fortune leur fit rencontrer un vaiſſeau qui alloit de Maracaybo à la Nouvelle-Eſpagne. Ils l’attaquerent courageuſement, & le forcerent à ſe rendre, quoique ſon équipage fut le double plus fort qu’eux, & mieux armé de toute façon : mais rien ne pouvoit réſiſter à des Pirates déterminés à vaincre ou à mourir. Après avoir fait ſouffrir aux malheureux Eſpagnols les tourmens les plus cruels, & que je ne pourrois vous raconter ſans peine, ils examinerent leur priſe, qui ſe trouva très-riche, & qui conſiſtoit en beaucoup d’argent & de marchandiſes de valeur, qu’ils allerent diſſiper à la Jamaïque dans les cabarêts & les lieux de débauche. Le vin & les femmes en réduiſirent en peu de tems la plupart à la mendicité. On en vit quelques-uns dépenſer en une ſeule nuit deux ou trois mille pièces de huit. Un de leurs plaiſirs étoit d’acheter une pipe de vin, de la mettre au milieu d’une rue, & d’obliger les paſſans à boire. Une autre fois ils ſe divertiſſoient à les pourſuivre en les arroſant & les couvrant d’une pluie de vin, juſqu’à ce que leurs habits en dégoutaſſent de tout côté.

Après avoir ainſi dépenſé leurs richeſſes, la néceſſité les obligea d’entreprendre un autre voyage. Celui-ci ne fut pas ſi heureux que les précédens. Ils furent ſurpris comme ils reconnoiſſoient le fort de Campêche, & ils tomberent entre les mains des Eſpagnols. Le Gouverneur ravi d’une ſi bonne capture, les eut bientôt condamné à la potence ; & en attendant le moment de leur exécution, ils furent enfermés dans une tour. Le Breſilien profita de l’intervalle pour écrire & faire tenir au Gouverneur une lettre qui paroiſſoit venir de la part d’autres Pirates. On lui declaroit que s’il agiſſoit à la derniere rigueur avec ceux qu’il tenoit entre ſes mains, il pouvoit compter qu’on s’en vengeroit en ne faiſant quartier à aucun priſonnier Eſpagnol.

Cette lettre produiſit l’effet qu’on en attendoit. Le Gouverneur ſçavoit de quoi étoient capables ces furieux ; & qu’ils n’épargneroient rien pour tirer de lui une ſanglante vengeance. Il avoit éprouvé pluſieurs fois juſqu’où alloit le courage & la cruauté de pareils ſcélérats : & pour ne pas s’y expoſer encore, il réſolut, de l’avis de ſon conſeil, de ne pas faire mourir ceux-ci ; mais en même tems, pour empêcher qu’ils ne recommençaſſent leurs brigandages, il les fit partir ſur les gallions pour l’Eſpagne.

Le ſéjour de l’Eſpagne ne convenoit pas à des Pirates : ils ne tarderent guères à s’échapper des mains de leurs nouveaux maîtres, & revinrent dans notre iſle par la première occaſion qu’ils purent rencontrer. On les y reçut à bras ouverts. Ils équipérent un vaiſſeau, & ſe remirent à faire la courſe, exerçant ſur les Eſpagnols les plus horribles cruautés. Le Breſilien avoit une haine invétérée contre eux, & s’y livroit de la façon du monde la plus barbare. Pluſieurs Eſpagnols tombés entre ſes mains étoient rôtis tout vifs : d’autres périſſoient avec des douleurs inexprimables, conſumés par des méches enflammées qu’il leur paſſoit dans les aiſſelles. Eſtre né Eſpagnol étoit un crime qui méritoit la mort : heureux ceux qui expirant ſous ſes coups, n’avoient pas à eſſuier ſa brutale férocité dans de longs ſupplices. C’eſt ainſi qu’il en uſa pendant pluſieurs années, toujours favoriſé de la fortune dans toutes ſes entrepriſes, & redouté de ſes compagnons même, ſur qui il s’étoit acquis une ſi grande autorité, que jamais il n’eut à diſſiper la moindre mutinerie : choſe extrémement rare parmi des Corſaires.

Les Eſpagnols excédés de leurs brigandages, crurent y remédier en diminuant le nombre de leurs vaiſſeaux marchands. Ils ſe perſuadoient que la rareté de bonnes priſes pourroit dégoûter les Pirates de leur genre de vie ; mais ils ſe tromperent. Ceux-ci voulant de l’argent à quelque prix que ce fût, & ne trouvant plus ſur mer de captures conſidérables, ſe mirent à piller les côtes : & ils le firent pluſieurs fois avec ſuccès.

l’Écoſſois.Celui qui en donna l’exemple, fut Louis l’Écoſſois. Il ſe rendit maître de Campêche, qu’il ſaccagea, & ſe fit compter des ſommes exorbitantes pour le rachat de la ville qu’il abandonna enſuite. Dans le même tems, Mansfeld prit l’iſle Sainte-Catherine : il en emporta les plus riches marchandiſes, & ſe fit donner une groſſe ſomme pour la rançon des priſonniers.

Davis.Mais celui qui fit le plus de dégât, fut Jean Davis, né à la Jamaïque. Il forma une entrepriſe ſur Nicaragua. Ayant avec lui 80 hommes, il en laiſſa dix pour garder ſon vaiſſeau qu’il avoit caché dans une baye. Avec cette poignée de monde il remonta la riviere dans des canots, choiſiſſant le tems de la nuit, comme le plus favorable pour ſon deſſein, & pour l’empêcher d’être découvert. Après trois jours de navigation, il arriva à cette place. La ſentinelle qui étoit au bord de la riviere, les prit pour des Pêcheurs, & les laiſſa débarquer ſans leur rien dire : mais à peine furent-ils à terre qu’ils lui coupent la gorge, entrent hardiment dans la ville, guidés par un Indien fugitif, & frappent aux portes de quelques-uns des principaux habitans, qui, ſans ſe défier d’aucun danger, les introduiſent chez eux. Mais nos brigands n’y ſont pas plutôt entrés, qu’ils ſe font connoître par de ſanglantes exécutions. Ils égorgent pluſieurs de ces infortunés. Ils lient les autres, & leur mettent un bâillon dans la bouche. Après s’être ainſi aſſurés des propriétaires des maiſons, ils pillent à leur aiſe. Les Égliſes ne font pas épargnées : tout ce qu’elles renferment de précieux eſt enlevé. Chargés d’un riche butin, ils ſongerent à la retraite. Il étoit tems ; car quelques habitans échappés de leurs mains, avoient donné l’allarme, & le reſte de la ville en armes s’aſſembloit dans le grand marché, dans le deſſein de tomber ſur ces voleurs. Mais Davis, content de ſa capture, ne perd point de tems, regagne ſes canots, & retourne triomphant à ſon vaiſſeau ; avec ſes richeſſes, & pluſieurs priſonniers.

Après ces heureux commencemens, il ſe diſpoſa à remettre à la voile : mais auparavant il obligea ſes priſonniers d’employer leur crédit pour tirer des habitations voiſines les proviſions dont il pouvoit avoir beſoin juſqu’à la Jamaïque. À peine avoit-il commencé à les tranſporter dans ſon bord, qu’il apprit qu’un corps conſidérable d’Eſpagnols s’avançoit pour l’attaquer. Il uſa de la plus grande diligence pour gagner la mer ; & il ne faiſoit que mettre à la voile, lorſqu’il en parut 500 bien armés ſur le rivage. Il les ſalua de pluſieurs bordées qui mirent ce corps dans le plus grand déſordre, & gagna enſuite le large avec ſon butin. Cette expédition lui valut 50000 piéces de huit qu’il apporta à la Jamaïque, où le tout fut bientôt diſſipé, ſuivant l’uſage des Pirates.

Cet exploit rendit Davis fameux. Le bruit de ſa valeur ſe répandit par tout. On ne parloit à la Jamaïque que de ſon intrépidité & de ſa conduite ; & tous les habitans s’intéreſſerent tellement en ſa faveur, qu’il ſe vit bientôt en état de former une ſeconde entrepriſe. Il raſſembla une troupe de gens qui ſe préſenterent d’eux mêmes pour l’y accompagner ; & ayant, par le ſecours de ſes amis, trouvé ſept petits bâtimens, il les arma en courſe, & ſe mit en mer. On le choiſit pour Amiral de cette petite flotte, qui en conſéquence manœuvra ſuivant ſes idées. Après avoir tenu la mer pendant quelque tems ſans pouvoir rien entreprendre de conſidérable, il réſolut d’aller attaquer S. Auguſtin dans la Floride. Ce Port étoit défendu par un Château, & deux cens hommes de garniſon. Il y fit ſa deſcente, & s’en rendit maître l’épée à la main ; & après un horrible carnage, & le pillage de la ville, il ſe retira ſans avoir perdu un ſeul homme.

Vous voyez, Monſieur, que j’ai conduit l’Hiſtoire de l’Iſle juſqu’au tems où la Colonie fut dans ſon plus haut degré de gloire, & où l’argent étoit ſi abondant à Port-Royal, que cette ville paſſoit pour la plus riche de l’univers. Je vais à préſent me repoſer un peu, & vous laiſſer réfléchir ſur cette étrange révolution. Une Iſle conquiſe depuis peu, théâtre de la miſere & de la diſcorde, devient en peu d’années riche & puiſſante. Quel coup d’œil différent ! Occupez-vous de cette perſpective, en attendant que je vous entretienne du célébre Morgan, dont le nom eſt encore à préſent la terreur des Eſpagnols, & dont la réputation ne mourra jamais dans cette Iſle.

Je ſuis, &c.