Éditions du Devoir (p. -222).


ENTHOUSIASME
















Copyright by Michelle Le Normand
1947
Michelle Le Normand
ENTHOUSIASME
NOUVELLES
ÉDITIONS DU DEVOIR


I

ENTHOUSIASME


Quand on voit Mathilde de dos, et sans chapeau, on souhaite tout de suite qu’elle se détourne pour montrer le visage qu’encadre une pareille chevelure : une chevelure brun clair, assez courte, toute en reflets dorés, et bouclée et souple comme celle des enfants ; une chevelure qui mousse au dessus de vagues ondoyantes et longues, qui semblent naturelles et sont l’œuvre d’un bon coiffeur.

Mais l’œuvre de Mathilde, aussi. Car c’est Mathilde, en vérité, qui brosse, brosse, brosse à tour de bras et sans pitié ses fins cheveux, et les dégage de la mise en plis sévère et collée, et obtient ce merveilleux résultat. C’est d’ailleurs sa seule coquetterie, cette coupe qui donne à sa chevelure cet air heureux de flotter au vent, cet air de jeunesse et de santé, cet air de printemps !

Aussi, quand au concert, des gens derrière elle guettent, intéressés, le mouvement qui leur permettra de voir la figure que cache cette coiffure à la fois si naturelle et si artistique ; quand, dans la rue, les gens qui la suivent éprouvent pour sa tête nue la même curiosité, il arrive que, sentant sur sa nuque des yeux qui se fixent, elle se retournebrusquement. Et ces gens, au premier abord, sontun peu désappointés. Le nez est coupé trop court.Le teint n’a rien d’extraordinaire. Oh ! comme lesautres, elle pourrait l’améliorer, mais elle ne s’enpréoccupe pas tous les jours. Souvent même, seslèvres sont à peine rougies. Elle leur a bien passéle bâton, avant de quitter sa chambre, maisdepuis — comme elle le dit en riant — Mathildea eu le temps de manger tout ce qu’elle en avaitmis !

Non, de profil, surtout à cause de ce nez coupécourt, Mathilde n’est vraiment pas à son avantage.Il faut lui faire faire volte-face, et la voir parler ;là, elle reprend le dessus.

La boucle de cheveux mordorés sur le front,les yeux gris larges ouverts, les cils, les sourcilsnoirs, les dents très blanches, et l’expressionsurtout, achèvent n’importe quelle conquête.En somme, la beauté de Mathilde c’est un peucelle d’une Simone Simon. Intelligence, vivacité,enthousiasme logés sous un minois un peu tropchiffonné.

Mais Simone Simon sur l’écran, joue la candeur,la joie, l’élan. Mathilde ne joue pas, elle est ainsiet plus naturelle enfant ne vit jamais le jour !En elle, l’enthousiasme et l’ardeur dominent tout.Aussi, à la maison se moque-t-on généreusementd’elle. Un éclat de rire des trois frères arrête sonéloge dithyrambique du pianiste ou du chanteurqu’elle vient d’entendre. On accueille avec uneamicale ironie sa passion pour certains livres,certains tableaux, certains héros de roman, certains jeux même. Malgré les rires, cependant,tout le monde est bien forcé de reconnaître que sonardeur réchauffe l’atmosphère.

Et Mathilde la réchaufferait encore plus, sielle ne dissimulait pas certaines de ses exaltations !

Ainsi, elle n’a presque pas dit comment elletrouve cette année que le printemps est beau.

Mais l’avait-elle assez espéré ! Elle qui pourtant,adore l’hiver, elle s’était mise à rêver dès lepremier dégel, aux routes sans neige, parce qu’elleavait tant hâte d’étrenner cette bicyclette neuvequi attendait dans la maison depuis le jour de l’An.

Quand Mathilde était petite, elle refusait qu’onlui offrît ainsi au premier janvier, un cadeau quine pourrait servir qu’à l’été. Cette fois, elle avaitdemandé elle-même, pourtant, cette bécane quiétait en décembre la seule trouvable dans la grandeville. Il y avait disette. Il ne fallait pas laisseréchapper la chance. Depuis trop longtemps, ellepédalait sur les bicyclettes empruntées à ses frères,elle voulait enfin la sienne.

Elle l’avait eue. Au sous-sol, la bécane semblait attendre bien patiemment le bon état desroutes. Mathilde, elle, s’énervait un peu. À toutinstant, si l’amour-propre ne l’avait pas retenue,elle serait descendue voir sa bicyclette, la palper,l’admirer, même si elle n’avait rien d’admirable.Quand, par bonheur, tout le monde sortait, Mathilde laissait vite le travail en train, dégringolaitl’escalier. Ouvrant la porte du garage, pour enavoir plus grand où circuler, elle enfourchait sonPégase nouveau genre, et faisait quatre ou cinqfois le tour du sous-sol. Mais ce n’était guère satisfaisant. Ce n’était ni beau, ni agréable, carelle n’aimait pas à pédaler pour pédaler, mais pouravancer, respirer du bon air, voir du pays, admirer,découvrir.

Les tempêtes de neige semblaient enfin finies.Le printemps était en chemin. Le soir, parfois,quand Mathilde allait reconduire quelqu’un jusqu’à la porte, une gorgée d’air frais lui paraissaitsoudain parfumée comme une bouffée de lilas !Mais les lilas étaient encore loin et, dans sa rue,les bancs de neige gardaient leur formidable hauteur.

Le temps avait tout de même passé, et un bonmidi, rayonnante, elle avait annoncé :

— Tout à l’heure, je prends la route.

— Tu n’iras pas loin, par ce froid.

— Il ne fait pas froid. Le soleil est chaud.

— Hum ! il doit être brûlant en effet…, enmars…

— Mais oui, en mars, le soleil est chaud.

Le repas fini, elle avait couru s’habiller… enconséquence, pendant qu’un frère complaisantgonflait les pneus sous l’œil critique d’un autrefrère.

Quand Mathilde reparut devant eux, elle étaiten costume de skis, elle avait des chaussettes delaine et un foulard au cou, et elle tenait à la main…deux paires de mitaines. Mais elle était nu-tête.

C’était là que frapperait le printemps !

Elle fut accueillie par les habituels rires moqueurs.

— Ne prétendais-tu pas qu’il faisait chaud ?que le soleil brûlait ?

— Veux-tu ma paire de cache-oreilles en poil,pour compléter ton accoutrement ?

Et le troisième frère survenant dit à son tour :

— Est-ce que tu ne serais pas un tout petit peufolle ?

Elle acquiesça à cette juste remarque, parceque le ton n’avait rien de péjoratif, et qu’il décelait même une certaine admiration pour la petitesœur qui avait le courage d’aller à bicyclette,à un moment où tout le monde en était encore àpester contre l’hiver. Et ce bon frère ne pouvaitpas ne pas admirer le cran que Mathilde avait debraver l’opinion des autres qui diraient d’elle,mais d’un ton convaincu : « Non, mais elle estfolle vraiment ! »

Sage ou folle, que lui importait ? Elle partità la rencontre du printemps. Dans la ruelle elledut à son grand regret salir les pneus neufs desa rutilante bécane. Elle l’aurait bien portée, pourne pas risquer de l’abîmer ! Mais elle n’osa pas,elle monta, fit gicler l’eau boueuse qui restaitdans les mares, puis tout de suite fut au beaumilieu de la rue, sur l’asphalte et dans le soleil.

À partir de là, elle fila, fredonnant, et arborantun air de triomphe et d’orgueil que n’égalerait plustard que cette expression de fierté qu’elle aurait,devenue mère, poussant dans la rue pour la première fois, le carrosse de son premier bébé !

Enfin, elle avait pris la route. Et la bécaneaussi heureuse était douce et tendre et rapide.Mathilde, par les boulevards bien nettoyés, gagnaCôte-de-Liesse, où déjà c’était la campagne.Le soleil faisait fumer la terre et les bancs de neige qui bordaient encore le chemin baissaient à vued’œil. Les branches rousses des peupliers paraissaient en bourgeons. Mais en approchant, Mathilde était bien forcée de constater que ce n’étaitque leur écorce encore nue dont la couleur fauveressortait à côté du gros tronc rugueux et gris.

Mais le printemps était tout de même arrivé.En cela, personne ici n’aurait pu la contredire.Un mouvement d’eau s’entendait sous cette neigedéfraîchie qui couvrait encore la terre. La routeétait bien débarrassée ; et si les champs presquepartout restaient cachés, par ci, par là, se montrait quelque grande plaque de sol, ou tout desuite poussait un duvet vert.

Ah ! c’était bien le printemps, et grâce à sabécane, Mathilde pouvait ainsi venir à sa rencontre !

De plus en plus elle se sentait exaltée et heureuse. Son nez trop court n’avait plus aucuneimportance. Elle pédalait, détendant l’une aprèsl’autre ses jambes avec une vraie béatitude.Parfois, donnant des coups plus forts, elle pouvaitensuite se laisser aller… Ou bien, elle se levait,et dressée, se sentait soudain aussi grande que sielle eût monté un cheval… et son air, et sa tête,avec ses cheveux flottants, exprimait plus quetous les V du monde, la Victoire…

Mathilde était venue au devant du printemps,et prématurément, Mathilde fêtait la victoire duprintemps sur l’hiver définitivement condamné àmort… Un vent délicieux lui caressait les oreilles,faisant un bruit de coquillage ; des odeurs de verdure embaumaient, même si nul arbre n’était encore en fleurs. Mais un susurrement de source,de rigole permettait tous les espoirs. Sous lesbancs de neige qui bordaient la route, le ruisseau,aussi joyeux que Mathilde, chantait avec force.

Elle le suivit fredonnant, ne songeant qu’audoux présent, ne pensant pas à la fatigue qu’elleallait peut-être ressentir au retour. Elle s’en allajusqu’au bord du lac Saint-Louis, où elle retrouvasoudain, avec la glace qui n’était qu’entaméel’odeur de l’hiver.

Malgré le grand morceau de flot bien bleu quicoulait, miroitant, triomphant lui aussi, Mathildeeut froid et vite retourna vers la terre fumanteet plus chaude.

Elle dut tout de même finir par rentrer.Morte de fatigue, mais souriante et enthousiaste,elle remit en place d’un rude coup de brosse savivante chevelure, puis elle raconta ce qu’elleavait vu. Elle était transfigurée par la joie, maiselle croyait taire la profondeur de son enchantement.

Les jours suivants, il y eut des giboulées, dumauvais temps. Mais Mathilde, elle, savait quele printemps était arrivé et que sournoisement ilprogressait. Ne l’avait-elle pas vu, en personne,planer là-bas sur les champs ?

En effet, sous l’écran des giboulées, le printemps s’installait. Mathilde — comme on sorttous les jours beau temps, mauvais temps, le cheval de race qui a besoin d’exercice — Mathilde,maintenant que l’asphalte était nu, sortait sabécane chaque après-midi sous prétexte de commissions à faire. Elle vit ainsi reverdir les gazons, malgré les tenaces chutes de neige molle, etbientôt pousser au fond des parterres, les crocusbleus, jaunes, et les tulipes au grand cœur !Elle vit la montagne passer du blanc rayé par lesarbres, à une couleur noirâtre uniforme et triste.

Mais là aussi l’écran des giboulées trompaitl’œil et soudain, un matin, le soleil rosit en selevant la haute tour de l’Université, puis commeun réflecteur, promena ses rayons sur une montagnetoute tachée de la couleur différente des bourgeons.Chênes, érables, bouleaux mêlaient leur roux,leur vert pâle et tendre, leurs bruns légers. Peu àpeu commençait à se tisser la tapisserie quiserait achevée par l’été…

Au début de mai, Mathilde qui avaitpédalé jusqu’au boulevard Mont-Royal, aperçutsous bois les premiers trilles et attachant sa bicyclette à un arbre, elle s’enfonça dans les roncespour les cueillir.

Elle revint, le petit panier de métal accrochéau guidon de la bécane, disparaissant sous lesfleurs blanches. Enfin, il y aurait dans la maisonet dans sa chambre, des bouquets qui n’auraientpas coûté une fortune !

Désormais, pour courir les routes, elle n’avaitplus besoin de gros bas et de mitaines. En chandail,en jupe légère, elle allait, laissant le soleildorer sa figure et aérer ses cheveux. Elle buvaitle printemps. Elle n’en perdait pas une parcelle.Personne ne l’aurait mieux vu qu’elle ! Par lespetites routes dont les ramifications aboutissent àCôte-de-Liesse, elle allait même le soir, maintenantque le jour durait si longtemps. Elle connut bientôt tous les champs, tous les talus, toutes lesmaisons de la côte des Bois Francs, de celle deVertu, et aussi la jolie Montée des Sources et cellede Sainte-Geneviève. Elle vit chez les maraîchers,pousser dans les couches chaudes, les premièressalades, et sortir la désaltérante rhubarbe. Le petit panier de métal qui avait rapporté les précocesfleurs de mai, se garnissait maintenant de radis,de laitues que Mathilde pouvait se vanter d’avoireu pour une chanson. Plus tard, un gros bouquetde lilas cacha souvent un pot de vraie crèmeachetée à quelque cultivateur.

Que pédaler était amusant ! Que Mathildeaimait le printemps et le bon Dieu qui le faisaitsi beau ! Et sa bécane, qui lui avait fourni cemoyen de le voir si bien ! Parfois, une amie partageait avec elle les délices de la promenade dansl’air odorant et plein de promesse. Mais jamaisun instant Mathilde n’hésitait à partir seule sil’amie qu’elle demandait se faisait prier. Il n’étaittout de même pas normal à son âge de goûter sansmesure une pareille solitude. Un jour, pour rencontrer le printemps, elle ne serait plus seule,sans doute. Et tout en roulant, il était bien permisde se bercer de rêves, d’échafauder des projetsd’avenir… En attendant, pédaler même avec levent comme unique compagnon de route, pédalerétait un délice. Voir son élan déplacer tout lepaysage, voir les forêts lointaines qui paraissaientla suivre pendant que les arbres plus proches selaissaient dépasser et semblaient reculer. Pédaler,et regarder dans les yeux chaque maison ouvertesur la route. Pédaler et guetter amicalement les pousses des lilas, puis les feuilles, puis les grappesdes fleurs formées, puis leur épanouissement quiembaumait le monde, telle avait été sa joie depuisce jour, où, enfourchant la bécane neuve, elle étaitpartie au devant du printemps.

Repassant tant de félicité, elle se rappelaitsoudain les pépiements joyeux des moineaux à saporte, quand dès février, l’air s’était adouci.Ce qu’elle ressentait en aspirant à pleins poumonset en admirant de tous ses yeux, le doux printemps,et le beau, le joli mai, c’était ce que lespauvres gamins de moineaux essayaient ces jours-là d’exprimer à leur façon !

Parfois, la voyant revenir, et apprenant qu’ellearrivait de si loin, une voisine disait :

— Que vous êtes courageuse !

Mathilde n’osait pas répondre que le courageaurait été de rester enfermée et de laisser le printemps arriver dans le monde sans elle… Mais ellesaisissait ainsi à quel point on ne devinait rien decette exaltation qui l’envahissait lorsqu’elle prenait la route… Était-ce donc qu’elle devait particulièrement rendre gloire à Dieu, qui lui avaitfait cadeau d’un tel don de joie et d’enthousiasme.

— Que je le conserve toute ma vie, priait-elle…

Les voisines admiraient le courage qu’elle avaiteu d’aller jusqu’au lac Saint-Louis, …mais cen’était pas une seule fois qu’elle y était allée,depuis ce jour de mars, où elle avait reçu sonsouffle encore glacé par l’hiver !

Maintenant, le lac brillait à pleins bords etchaque fois qu’elle suivait la route sinueuse quile borde, malgré elle, elle pensait à la baie des Chaleurs. Moins l’air salin, il lui ressemblait,surtout avant que les grands arbres aient reprisleur feuillage, d’une luxuriance inconnue des boisde la Gaspésie : cette façon qu’avait le village dePointe-Claire de présenter son clocher, c’étaitcomme l’église à Saint-Siméon de Caplan, là-bas ;et le lac lui-même, quand un brouillard léger envoilait l’autre rive et que des vagues battaientsa plage, c’était comme la baie des Chaleurs,sur les dépliants qui l’annoncent ; tendres couleursde pastel, même bleu de l’eau, du ciel.

Mathilde s’arrêtait pour admirer et, appuyéeau guidon, regardait rêveuse filer l’aile blanched’un bateau. Des feuilles mortes que l’on brûlait,remplissaient la campagne de leur savoureuseodeur.

Dans les jardins, les gens travaillaient. Lesbourgeons commençaient partout à crever leurenveloppe. Mathilde arracha une tige d’orme,déplia une minuscule feuille exactement pareilleà ce qu’elle serait en grand dans quelques semaines,toute velue et finement dentelée, lilliputienne maisparfaite.

Tout était extraordinaire et beau. Mathildereprit la route. Qu’importait son nez trop court.Elle était ravie, ravie de notre printemps à nousqui n’est pas comme les autres, qui vient de loinavec ses contrastes, ses explosions soudaines deverdure ! On voyait vraiment pousser l’herbeet les rhubarbes, quand il faisait un pareil temps.Ce qui était haut d’un pouce à l’aller, l’était dedeux au retour.

— Parole d’honneur ! serait-elle obligée de dire,pour qu’on la prenne au sérieux, quand ce soir à latable de famille, elle aurait raconté ce qu’elleavait observé des touffes de pivoines. À deuxheures, elles étaient comme des pointes d’aspergesvieux rose, et maintenant, à quatre heures, ellesavaient la tête plus haute de quelques pouces etébouriffée d’une touffe de feuilles ouvertes !

L’air se réchauffait. Elle enleva son chandail,sans cesser de pédaler, et sans perdre son équilibre,et soudain, elle sursauta, parce qu’à côté d’elle,une voix masculine disait :

— Les enfants sont heureux aujourd’hui !

Encore un qui la prenait de dos pour unepetite fille !

Elle tourna la tête vers la voix, avant derépondre.

C’était un jeune homme d’au moins vingt-cinqans. Il avait une bicyclette de luxe chromée etbrillante, des roues jusqu’au guidon où rétroviseuret cloche rutilaient aussi à qui mieux mieux.Son coupe-vent, sa casquette étaient de vraigrenfell, cela se voyait tout de suite. Ses yeux trèsnoirs exprimèrent l’étonnement ordinaire quandelle le regarda. Une fois encore, les enfantins cheveux trop fins, avaient fait espérer un visage dechérubin ! Pour prouver qu’elle le savait, elle ditlégèrement ironique :

— Les grandes personnes aussi sont heureuses !

Puisqu’ils devaient continuer à pédaler defront, sur la bande d’asphalte réservée là auxcyclistes, comment ne pas maintenant continuerà se parler ? Il risqua une autre réflexion. Et puis, sans plus de préambule, Mathilde lui versa sonenthousiasme pour tout ; pivoines, lac, bourgeonsd’orme, couleur de l’eau, odeur des feuilles quibrûlaient, et description du lac tel qu’elle l’avaitvu à sa première promenade, le vingt mars, entreses bords enneigés.

— Vous aussi, vous y étiez le vingt mars, et jene vous ai pas rencontrée ! s’exclama-t-il.

— Y étiez-vous donc vraiment ?

— Mais oui. Je suis toujours le premier en villeà sortir ma bécane pour une excursion !

— Moi, je serai aussi toujours la première.Je dis : Je serai, parce que je n’ai ma bécane quedepuis le jour de l’an.

Plus tard, une occasion se présenta de luidemander son nom. Il venait de parler d’un étudiantqu’elle connaissait.

— François-Marie-Julien Saint-Laurent, surmon extrait de baptême. Domicilié en plus à VilleSaint-Laurent…

— Ah ! Marie Saint-Laurent, est-elle votresœur ? C’était ma compagne au couvent.

— Ma cousine. Mais, dites-moi aussi commentvous vous nommez pour que je lui parle de vous.

— Fait-elle aussi de la bicyclette ?

— Oh ! non, ma cousine suit toutes les modesexcepté celle-là. Parce qu’elle n’aime pas le ventqui déplace les ondulations, enlève la poudre,efface le rouge…

— Ah, c’est désappointant. Je cherche uneamie qui serait infatigable comme moi…

— Il y a moi. On pourrait former un club…

— Non, un homme n’est jamais libre de sepromener tous les après-midi…

— Ah ! pourquoi me faites vous penser à ceque vous étiez en train de me faire oublier ; à savoir,que je devrais être à ma chambre à potasser lesmatières de l’examen qui commence demain…

— Et si vous le manquez ?

— Je ne le manquerai pas. Ma mère va prierpour moi. Et puis, je l’ai préparé. Et vous aussi,vous prierez pour moi, si je vous le demande ?Et mes examens finis je prendrai la route avecvous l’après-midi, si cela ne vous déplaît pas…

— Beau temps, mauvais temps ?

— Beau temps, mauvais temps, jusqu’au dix-huit de juin, jour fatal, où je prendrai la routemoins belle de Farnham, pour mon service militaire…

Quand ils se quittèrent, Mathilde lui avait ditson âge, son nom, son numéro de téléphone et dansson exubérance, bien d’autres choses encore.Lui, avant de continuer, la regarda un instant s’enaller, pendant qu’elle traversait le rond-pointMonkland, où il prenait lui, une direction opposée.

Elle souriait parce que l’aventure l’amusait.Il était intelligent, et un peu emballé, lui aussi…Il l’avait prouvé en parlant de certaines rééditionsde livres… Elle souriait aussi à l’idée de faireavec lui des randonnées…

Seule, elle avait été heureuse d’aller à la rencontre du printemps… Irait-elle, à deux, au devantde l’été ?

Les fleurs des pommiers partaient au vent.Bientôt ce serait juin.

Elle regarda vers la ville, et elle vit que le printemps avait beaucoup travaillé à sa tapisserie ; des nuances de tous les verts couvraient à présent la montagne…




II

MOUSSELINE


Je me demande ce qu’est devenue Mousseline,Mousseline qui a délibérément refusé d’améliorerson sort, Mousseline qui a préféré l’amitié et unpré rasé et sec, à la solitude dorée d’un gras etvert pâturage.

C’est une assez longue histoire.

Habitant le banc de sable que l’eau lisse dubarachois sépare du village, nous étions, tous lesétés, dans une situation laitière misérable.

Un cheval maigre, tirant une voiture cahotante,nous apportait chaque jour autour de midi,des bouteilles à moitié remplies et qui se chauffaientau fort soleil de la Gaspésie depuis six heures dumatin. Le cheval avait parcouru une dizaine demilles, desservant sans se hâter deux villagesaccotés l’un sur l’autre. Il nous apportait ensuiteles restes.

Il faut dire que le vieil Irlandais, son maître,qui faisait la tournée, était pittoresque et amusant.Mais ses propos galants ou rosses n’empêchaientpas notre lait de surir aussitôt que sa haridelleavait tourné le dos. C’était, désastreux. Il nous aurait fallu manger à la journée du lait caillé.Par exception, une des bouteilles daignait,par-ci, par-là, se conserver jusqu’au soir. Maisordinairement le breuvage avait toujours un« petit goût ».

Tous nos enfants protestaient ; les ménagèresse plaignaient de ne pouvoir faire aucun dessert,et les grands buveurs de lait étaient bien malheureux. C’était plus que lamentable, vraiment,c’était intenable ! Et cela durait depuis desannées.

Notre amie Marie qui avait charge d’une grossemaisonnée, pouvait se croire la plus à plaindre.Elle se mit à parler d’acheter une vache pourl’été et de la prêter l’hiver à quelque fermier desenvirons. C’était une chose faisable. Une autresaison passa sur ce projet quand notre vieux laitiermourut. Ses fils négligèrent l’entreprise, et lasituation lamentable devint insupportable. Certains matins, la haridelle ne venait même plus…

L’hiver suivant, comme nous ressassions ensemble le trésor inépuisable de nos joies gaspésiennes,Marie dit :

— Mais l’été prochain, c’est le bout, j’achèteune vache. Je suis décidée. Je verrai à ça en mai,quand j’irai pour le jardin.

Elle partit le trente avril pour un voyage detrois jours à la mer. Elle revint enthousiasmée.Il faisait déjà beau là-bas. L’eau avait un peuplus rongé le banc de sable, mais elle n’avaitemporté aucune de nos maisons. Elles étaienttoutes là, attristées par leurs yeux clos, et ellesnous attendaient au plus vite. Marie avait donné des ordres très précis pour le jardin. Il y auraitbeaucoup de fraises. Mais ce qui était mieux quetout, c’est qu’elle avait trouvé une vache, et unebelle. C’était une petite jersey café au lait, avecun beau cœur blanc sur le front, des yeux et descils enviables, vraiment, et si fine d’allure queMarie l’avait tout de suite baptisée Mousseline.

Mousseline l’attendrait, comme nos maisons,jusqu’en juin. Mais après, quelle bénédiction !Nous aurions du beau lait gras et frais et de lacrème tous les jours. Il fut bien entendu que jeserais la première servie, mais notre unique voisineaurait aussi sa part. Nul cheval maigre ne traînerait plus, sur notre petite route, une voiturecahotant des bouteilles.

C’était une question réglée. Pour pacage,Mousseline aurait à elle seule les longs arpentstouffus qui allaient de chez nous au pont et quiappartenaient à Marie. De quoi engraisser, sûrement !

Tout était pour le mieux dans le meilleur desmondes.

J’arrivai à la campagne la première. Je neretins pas les bons offices du laitier qui avait remplacé notre vieil Irlandais. Je m’enquis aux premières maisons du village pour obtenir pendantquelques jours un peu de lait chaque matin.À bicyclette, j’irais le prendre en allant chercherle courrier. Un jour sur deux, nous en manquions,mais ce n’était rien. Nous vivions d’espérance.Dans une semaine, Mousseline serait là, et Mousseline était garantie, Mousseline devait donnerbeaucoup de lait.

Enfin, on ouvrit la villa chez Marie. QuandNazaire, l’homme de peine, en aurait fini avec lespanneaux et l’installation, en revenant de chez lui,le matin, il ramènerait Mousseline la belle.En attendant, Marie et moi, nous en parlionsdéjà avec beaucoup de tendresse.

— Comme cela, dis-je aussi, je puis prévenirau village, que l’on ne me garde plus de lait ?

— Ah ! sûrement, vous pensez bien !

Et nous vîmes enfin venir Nazaire traînantune vache qui était en effet fort jolie. Mais ellemeuglait à fendre l’âme. Marie décida que pourla première journée, on la garderait auprès de lamaison. On sacrifierait la propreté de la partieéclaircie du bois où poussaient des fraises sauvages succulentes. On attacherait Mousseline àun sapin. Pour distraction, Mousseline verraitpasser, par-dessus la haie, les deux trains du jour.On pourrait la surveiller et l’admirer aussi, carelle était belle, il n’y avait pas à le nier, elle étaitmême très belle. Ces grands yeux, ces longs cils,ce petit cœur blanc entre les jeunes cornes, vraiment c’était merveille !

Mais elle meuglait, meuglait, meuglait à cœurfendre.

Tout l’après-midi, Marie fut sur le qui-vive.Les autres pouvaient jouer au tennis, ou se baigner,ou flâner sur la plage, Marie ne connaissait pasde repos. Ce cri, qui reprenait comme la sirèned’un bateau en détresse la rejoignait partout.Elle accourait au petit bois. Mousseline beuglaitde plus belle, tournait sur elle-même, et finalementavait une patte ou deux prises dans sa corde.

Marie appelait à l’aide. Une des joueuses, laissant le tennis, venait dérouler la corde, pendantque Marie levait et tenait en l’air la patte deMousseline. Ce faisant, elle la morigénait doucement.

— Allons ! Mousseline, tu t’ennuies ? maispourquoi ? regarde cette herbe belle et tendre,mange, va, et tu t’habitueras à nous… Elle caressait le cou, le dos café au lait ; Mousseline semblaitse consoler, mais dès que Marie s’éloignait, lesmeuglements reprenaient.

Tout le monde disait :

— De grâce, ne vous en occupez plus, elle vas’accoutumer.

Mais Mousseline, continuant à penser à sonpré rasé, sec, où elle avait laissé des amies, etsurtout une compagne qu’elle aimait comme unemère et suivait comme une ombre, Mousselinepersistait dans ses lamentations. Que lui importaient tous ces succulents arbustes, et les petitesfraises roses, et l’abri agréable des sapins odorants,et l’air de la mer si proche, et le passage des deuxtrains ? Mousseline avait décidé qu’elle s’ennuyait.

Sa journée finie, avant de repartir pour levillage, Nazaire devait la traire. Après le souper,nous reviendrions pour la prière à la chapelle etpour chercher notre part du lait. Car cette vacheprivilégiée et ingrate paissait non seulement àl’ombre d’une maison hospitalière, mais encore àl’ombre d’une chapelle et d’un ravissant clocheton,d’une chapelle où par une faveur insigne, le bonDieu demeurait tout l’été.

Tout cela ne sembla guère influencer Mousseline.

Le soir, portant une bouteille vide bien brillante,je m’approchais, quand Marie courut au-devant de moi :

— C’est une catastrophe ! Mousseline n’adonné qu’une pinte de lait !

Nous étions tous, sans pot cassé, commePerrette !

Mais je prodiguai à la propriétaire — qui avaitdonné soixante-quinze dollars pour acheter Mousseline — mes encouragements les plus convaincus.Mousseline était trop dépaysée. Mousseline demain serait accoutumée. Demain elle mangeraitet recommencerait à donner du lait.

En attendant, elle beuglait, beuglait. Mariepour la consoler ne l’embrassait pas, mais c’étaittout juste. Elle la suivait, s’embarrassant avecelle dans sa corde, trébuchant, se déprenant, aprèsavoir désenroulé les pattes de la belle Mousseline !

Il avait été décidé qu’on la laisserait dormirdehors. On l’avait tout le jour changée de place,pour voir si, d’un arbre à l’autre, elle finirait partrouver un coin à son goût. Je restais à veiller.Nous aurions pu être tranquilles, au coin du feu,et parler du dernier livre arrivé. Mais ce beuglement qui dominait le bruit des vagues et nouspoursuivait, c’était trop. Marie à la fin déclara :

— Je vais la mettre dans l’étable. Qui vientm’aider ? Elle se consolera peut-être, entre quatremurs !

Nous n’étions à ce moment-là que des femmes.Quelques-unes, comme moi, absolument sans allure avec les animaux. Julianna et Marie étantles seules à avoir le don, nous les laissâmes se débrouiller,nous contentant de rire en les regardant.Il faisait presque noir. Seul du rouge demeuraitallumé derrière les montagnes du barachois.Nos deux minces femmes se profilèrent dans cettelueur, tirant la vache doucettement, tout enessayant de l’envoûter de leurs belles voix. Unebête moins têtue, devant tant d’égards, auraitcessé au moins de pleurer. Mais à toutes leursphrases répondait le même tenace beuglement.

Cette écurie, depuis longtemps, n’était plusqu’un garage. Il y avait au fond le box du cheval.C’est dans cette boîte de beau bois nu et propre queMousseline finalement fut laissée. Nous lui apportâmes chacune deux grosses brassées de beau foincueillies à même le champ. Et puis, bonsoir !La porte fermée, l’écurie étant loin de la maison,tout le monde pourrait l’oublier.

Tout de même, il fut très difficile de parlerd’autre chose. Toute la soirée se passa à rire desdeux demoiselles aux ongles polis et aux finesmains, qui avaient presque porté Mousselinejusqu’au box ! et comme avec des gants blancs.

Eh bien, Nazaire, quand il dut le lendemainla sortir de ce box, ce n’était pas de gants blancsdont il aurait eu besoin, mais, ma foi, d’un costumede scaphandrier ! Si Mousseline, toute la journéede la veille, avait retenu son lait, toute la nuit,elle n’avait pas retenu autre chose ! et sans litière,il fallait la voir. Elle n’était plus belle. Et Nazairen’était pas ravi, tout habitué qu’il fût aux odeursd’écurie.

C’est lui qui me raconta cela, le lendemain,assez tôt. Je venais de le voir passer notre barrière,traînant Mousseline pour aller la mettre dans cechamp qui de tout temps lui était destiné.

Et il m’avait demandé le baquet que j’avaispromis, et de l’eau pour mettre dedans.

Le malheur, peut-être, c’était qu’il fallaitattacher Mousseline. D’un côté, une clôture longeait la voie ferrée ; mais du côté de la mer, rienne cernait ce champ qu’une douce pente reliaità la plage. Libre, qu’aurait pu faire une vacheaussi désespérée ? Il y avait tout à redouter,même le suicide.

Mousseline fut d’ailleurs attachée avec unecorde d’une longueur démesurée ; et son baquetfut mis à l’ombre de six ou sept belles épinettesqui formaient au bout du pacage, un boqueteaucharmant. Marie survint bientôt pour voir l’installation,voir si la brique de sel était au bonendroit et si Mousseline paraissait contente.

Hélas, Mousseline ne paraissait pas contente.Mousseline beuglait, se cachait la tête sous lesarbres et ne prenait même pas une bouchée dubeau foin haut comme un enfant.

— Elle est gênée, dis-je. Allons-nous-en !

Nous nous en allâmes, marchant en mesure,nos pas rythmés par les beuglements fidèles. MaisMarie riait. Marie ne désespérait plus. Mousseline,toute crottée qu’elle était, avait donné quatrepintes et demie de lait ce matin. Mousselines’amendait. Et dans ce champ, on ne pouvait pasdire qu’elle ne serait pas bien !

Allez-y voir ! Mousseline ne se trouva pas bien.Pour ma part, quand j’y repense, j’imagine queMousseline, qui toute sa vie n’avait connu queprés rasés et pauvres, ne savait que faire de l’abondance de ce champ. Sa couleur aussi avait pula déconcerter. Car le foin ne poussait pas toutseul ; en juillet, cette prairie était une merveille ;les grosses fleurs rouges des trèfles, les grappesbleues du jargeau, les collerettes des innombrables marguerites en faisaient un jardin dontj’ai cent fois vanté la splendeur.

Mousseline le regardait et beuglait.

Sur ce champ passait, parfumé de sel et d’iode,le grand air du large. Aucun lieu ne semblait plusédénique.

Il n’empêcha pas Mousseline de beugler toutela journée. Le soir Nazaire vint la chercher pourla ramener à la maison. Tout le monde supposaitqu’entre les beuglements, elle avait tout de mêmeeu le temps de prendre une bouchée, et qu’elledonnerait de quoi abreuver les trois familles dubanc.

Elle donna tout juste une pinte.

Cela devenait une tragédie.

Marie sortit l’auto et s’en fut voir monsieurMégras qui lui avait vendu l’animal. Que devait-elle en faire ?

C’était un vendredi. Il promit de venir la voirle lendemain. Sans doute avait-il l’intention de laraisonner.

Mousseline beugla sa nuit entière, consciencieusement, mais dehors. Le matin, Nazaire laramena à mon pâturage. Si je voulais du lait, il me faudrait retourner au village. Elle n’en avaitpas donné deux pintes !

Elle se colla de nouveau au boqueteau d’épinettes,dédaigna une fois de plus le foin, tournale dos à la mer, ne regarda même pas le trainqui passait et exhala toute la journée sa douloureuse plainte.

À quatre heures de l’après-midi, de ma véranda,je vis un homme et une femme en boghei,passer notre barrière et aller vers le champ.Le vent m’apporta la voix de Marie, assez clairepour dominer le bruit de la mer et les tenacesbeuglements.

Monsieur Mégras venait voir son anciennevache. Il eut beau l’examiner, il ne lui trouva riende malade ; et il eut beau lui parler, elle ne luirépondit pas. Elle cessa de meugler, croyant sonbut atteint. Elle était intelligente dans son entêtement,et pourtant elle se trompait. Il n’allait pastout de suite la ramener. Il conseilla de la mettrele soir dans l’écurie — mais avec une litière ! —et de l’y laisser deux jours. Ensuite, elle seraitprobablement contente de retrouver le vent dularge et elle serait habituée à sa solitude.

Une demi-heure plus tard, je vis revenir Marieavec Julianna. Nazaire, qui devait préparer lalitière, était grognon. Elles avaient alors offertde venir toutes les deux chercher la vache. Lesdeux bonnes étaient des citadines — comme moien ce qui regarde les animaux domestiques —il n’avait pas été question de leur confier cettetâche.

Je me réinstallais avec mon livre, tranquillement,quand j’entendis des cris. Me retournant,je vis Mousseline passer à l’épouvante et s’engagersur la voie ferrée, en route vers le village. Marie etJulianna couraient derrière. Pourtant sympathique à leur malheur, je les suivis en riant auxlarmes, jusqu’à ce que j’aie pensé moi aussi quec’était l’heure du deuxième train de la journée.Au moment où j’envisageais, comme les autres,la possibilité d’un accident, j’aperçus Nazaire quisautait au cou de la vache. Il était venu jusqu’autalus du chemin de fer pour chercher le fourrage dela litière, et il s’y trouvait juste à point.

Marie, pantelante, me dit :

— Je crois bien que je vais essayer de la revendre…

Mousseline rattachée, renfermée, donna deuxpetites pintes de lait et se remit à beugler.

Le lendemain, dimanche, Nazaire, qui nevenait pas d’habitude, avait dû accepter derevenir pour la traite. Comme il entendraitensuite la messe dans la chapelle, cela ne le dérangerait pas plus, en somme, que d’aller jusqu’àl’église.

Mais allez-y voir ! Le lendemain, il pleuvaità boire debout — ce fut la seule pluie de tout l’été— il pleuvait à boire debout, et pas de Nazaire.La messe finie, Mousseline beuglait, et Nazairene paraissant toujours pas, Marie prit l’auto,même avant d’avoir déjeuné, et se rendit chez lui.Nazaire fut invisible. Une maladie diplomatiquel’avait fait souffrir toute la nuit. Il ne pouvait passe lever. Marie serait revenue bredouille, si elle n’avait pas rencontré son menuisier qui, entendantl’histoire, s’offrit à venir soulager Mousseline.

Mousseline donna trois pintes. Marie dutensuite, toujours sans avoir mangé, aller reconduireau village, l’âme charitable qui l’avait aidée.

La pluie continua, torrentielle ; Mousselinebeugla, et la journée se passa. Non dans l’oisiveté,cependant, pour Marie et ses invitées. Revêtantleurs imperméables, chaussant des bottes, quatreou cinq fois elles s’en furent cueillir des brasséesde fourrage pour les offrir à Mousseline. Le plande vie de cette bête, n’ayant pas d’abord comportél’internement, la grange n’était pas pourvue de cequ’il fallait pour la nourrir.

La journée passa et l’heure de la seconde traitearriva.

Une dernière épreuve fit pour Marie déborderla coupe. Retourner au village chercher quelqu’unserait ridicule. Elle avait décidé qu’elle trairaitelle-même Mousseline. Après tout, elle n’étaitpas plus sotte qu’une autre.

Elle entra donc dans l’étable avec son seauet tout le tremblement. Elle n’avait jamais touchéà un pis, de sa vie ! Mais elle avait vu faire lesautres, et en prenant le thé, d’ailleurs, quelquesinstants plus tôt, chacun lui avait donné son bonconseil. Il fallait tirer comme ceci, comme cela,paraît-il ; il fallait surtout bien égoutter…, etc…

Mais Marie réussirait, Marie n’aurait pas demal, car si Mousseline s’était attachée à quelqu’undans ces quelques jours, c’était sûrement à Marie,qui lui avait prodigué tant d’attentions, fait tantde beaux discours et de caresses, pour la convaincre qu’elle devait cesser de pleurer et donner du lait,et manger dans le beau champ rouge de trèfle,bleu de jargeau, blanc de marguerites.

Nous restâmes dans la porte pour le spectacle.Marie attacha la queue et la patte de Mousselineensemble. C’était un des conseils qu’elle avaitreçus ! Elle s’installa sur le petit banc, s’appuyale front au flanc de la bête et commença de tirer…

Cela ne sortait pas à flots. Elle tira une heure.Les plus douces paroles, les gestes les plus tendresne changèrent pas grand’chose. Elle pinça, tira,massa, repinça et retira pendant une heure pourune pauvre pinte !

Ce fut après cela que Marie eut une conférenceavec les amies des alentours, les parents présents,et même les bonnes — qui étaient meilleures cuisinières que vachères ! — et tout le monde futd’accord : boire du lait sûr, ou ne pas en boiredu tout, valait mieux que tout ce tintouin. Puisque Mégras offrait de reprendre sa bête, il fallaitaccepter !

La pluie tombait encore. Il n’était pas questiond’attacher Mousseline derrière l’auto ou derrièrema bicyclette et d’aller la reconduire. Il fallaitpatienter une nuit de plus.

Le lendemain, Nazaire guéri, ressuscité, arrivafouettant gaillardement son cheval, pour se donnerune contenance. Marie qui avait eu l’idée de lecongédier, pour son insurrection de la veille, secontenta de lui dire avec une ironie qui passainaperçue :

— Ah ! vous êtes mieux ! et sans lui laisser le temps de dérouler le tissu de mensonges qui lui aurait composé une maladie acceptable, elle lui dit vite :

— Ne dételez pas. Vous allez reconduire Mousseline chez elle et dire à Mégras que j’irai faire les arrangements dans la journée.

Les arrangements furent ce qu’il y avait de mieux. Marie avait bien fait de ne pas congédier Nazaire. Il passait avec son cheval tous les matins devant chez Mégras. Il apporterait le lait de Mousseline. À la fin de l’été, Mégras remettrait ce qui resterait dû du montant payé pour Mousseline.

En définitive, nous étions mieux que les années passées et tout le monde était content. Nous avions le lait de Mousseline, un lait propre, riche et gras, et Mousseline restait chez elle. Quand nous passions en voiture ou à bécane, nous l’apercevions avec ses compagnes, dans son pacage rasé à fond, et d’où elle ne pouvait même pas voir les trains ! Et elle ne beuglait plus, elle mâchait comme si vraiment, elle arrachait sa subsistance de ce terrain rongé jusqu’aux racines.

Mousseline n’était pas uniquement belle. C’était une sentimentale qui préférait l’amitié et un pacage sec et poussiéreux, à la solitude du gras et vert pâturage !




III

ORANGE ET BLEU


Un énorme bouquet de delphiniums gros bleuet de lis jaune orange fleurissait la table. Toutela lumière du salon était absorbée par ces richescouleurs ; c’était comme dans une église l’autelilluminé, les yeux y revenaient, les yeux ne s’endétachaient pas.

— Vous aviez connu Christiane, dit quelqu’un.Ces fleurs me font penser à elle. Vous aviez vu sonpetit salon bleu et orangé ?

Si je l’avais vu, son petit salon !

Je regardais de nouveau le grand bouquet,je répondis :

— Mais oui !

Et puis, pendant que le thé finissait dans lebrouhaha des opinions toujours entrecoupées,interrompues parce que tout le monde parle à lafois et veut aussi tout écouter et ne rien perdre,je partis en excursion dans ma boîte aux souvenirset je revis les jours de Christiane et tout un passédéjà très lointain.

J’arrivais en tramway, quand je venais la voir.Je sonnais. La bonne, — le tablier bien frais et la coiffe empesée, — m’ouvrait la porte et medisait :

— Madame descend tout de suite. Si vousvoulez entrer vous asseoir.

J’entrais à droite dans le fameux petit salonet je me hâtais de me jeter dans le premier fauteuil,parce que mes semelles imprimaient mes pasen gris sur le beau velours indigo du tapis. C’étaitintimidant. Tout était si reluisant, si neuf, sipropre, si bleu et si orangé !

Pourtant, quand plus tard, je fus avec Christiane plus intime, je sus que c’était la bonne quiétait ainsi d’un soin méticuleux et d’un ordreimpeccable. Christiane était comme nous volontiers heureuse dans un fouillis de livres, de journaux— entre un panier à racommodage débordant,et une boîte de bonbons ouverte…

Christiane disait :

— Je ne suis pas jolie et je le sais. C’est masœur qui a pris chez nous la beauté de toute lafamille. On me l’a assez répété pour que je nel’oublie jamais.

Christiane était blonde et elle avait les yeuxbleus sous des cils châtains. Je la connus lorsqu’elleavait vingt-huit ou vingt-neuf ans. C’était vraiqu’on pouvait ne pas la trouver jolie, mais il fallaittout de suite s’exclamer qu’elle était aimable etintéressante. Sa figure était pâle et ses traitschiffonnés ; et ses dents étaient irrégulières maisblanches comme du lait ; elles donnaient un grandcharme à son sourire.

Christiane était curieuse. Elle voulait toutsavoir, mais avec intelligence et sans cesser d’être bien élevée. Elle prenait des airs auprès de sonmari, mais gentiment, sans donner l’impressionqu’elle posait. Elle soutenait contre lui les opinionsles plus contradictoires, pour être bien sûre qu’ilne lui imposait pas ses idées. C’était, bien entendu,une comédie qu’elle se jouait, mais avec sincérité,voulant tant rester elle-même et personnelle —ou du moins, garder l’illusion qu’elle le restait :car quelle femme au monde peut aimer, et audébut de cet amour, ne pas se laisser influenceren tout ?

Le petit salon orangé et bleu, au fait, puisquele mari était architecte, il avait dû y mettre dusien. Ces fauteuils, ces tables, ces bibliothèques, —les premiers meubles que je vis qui ne venaientpas tout faits d’un magasin — il avait dû les dessiner au moins. Nos écoles d’art moderne, nosateliers n’existaient pas encore. Mais il n’étaitpas question de la part du mari. C’était la composition de Christiane, le salon de Christiane,le goût de Christiane, les couleurs de Christiane ;orange et bleu ; orange très orangé comme les listigrés du bouquet, bleu bien bleu comme lesdelphiniums du bouquet.

Ce petit salon, les détails en sont effacés de mamémoire. L’arrangement des fenêtres — les rideaux d’étamine bien blanche bordée d’un jourau fil jaune, les tentures, les fauteuils bas, c’esttout ce qui me reste. Il m’est absolument impossible de retrouver la couleur du mur. Mais enregardant le beau bouquet de lis et de delphiniums,Christiane est reparue bien vivante dansson petit salon et je l’ai revue marquant à son tour le tapis moelleux de l’empreinte de ses pas.En vérité, ce n’était donc pas parce que j’arrivaisdu dehors et que mes pieds étaient poussiéreuxque je le marquais ; c’était que la peluche en étaittrop épaisse et trop bleue.

Nous étions pendant l’autre guerre. Christianeavait son mari bien à elle et en sécurité malgré sajeunesse. Il était grand et fort, mais il avait de simauvais yeux qu’il n’était pas question d’en faireun soldat.

Christiane racontait comment, lorsqu’elle étaitencore élève au couvent Saint-Louis-de-Gonzague,et lui écolier du Mont Saint-Louis, il la suivaittous les jours silencieusement, rue Sherbrooke.Puis, enfin, il avait trouvé quelqu’un qui la luiavait officiellement présentée. Ensuite, il lui avaitprodigué attentions et compliments. Il l’attendaitnon loin de la sortie, il l’accompagnait presquejusqu’à sa porte. Les compliments du collégienavaient eu un effet irrésistible et définitif sur lapetite fille de seize ans, habituée à s’entendre dire :

— Tu ne te tiens pas bien.

— Mais c’est affreux comme tu ne grandis pas.Ta sœur qui a une si belle taille.

Ou encore :

— Ma foi, ton visage n’est pas pareil des deuxcôtés. Laisse donc que je t’examine.

Christiane ne savait pas encore que cela s’appelait un visage asymétrique. Mais elle apprenaitune fois de plus qu’elle n’était pas jolie ; qu’elle neserait jamais belle comme sa sœur aînée. Ce refraincessait d’être nouveau et ne l’affligeait plus.

Car, s’étant convaincue qu’elle était dénuéed’attraits physiques, Christiane ne s’était pastenue pour battue. On lui avait par ailleurs souvent dit qu’elle était intelligente. Elle estimaitque c’était le plus important de tous les biens, etavec cette richesse, elle avait entrepris l’édificationde sa personnalité. C’était fort bien, elle n’étaitpas jolie, mais elle ne serait pas banale et ons’occuperait quand même d’elle. Elle aurait del’instruction, elle serait intellectuelle, elle seraitintéressante. Elle avait une jolie voix de soprano,elle la développerait et elle développerait aussice goût qu’elle se sentait pour la décoration demaison. Elle connaîtrait en plus, la peinture,l’architecture, la littérature et… la mode.

Avec autant d’intérêts, un programme d’étudesaussi vaste, sa vie serait comble. Elle ne s’ennuierait pas. Elle n’ennuierait pas les autres. Il yaurait tant de choses, dans ses yeux bleus et derrière ce front — qu’on s’arrêterait pour y lire.Et puis, Christiane parlerait et elle parlerait bien.Christiane aurait toujours quelque chose à dire.

Si occupée, elle ne s’aperçut pas que ses dix-huit ans amélioraient beaucoup son physique etcorrigeaient presque tous les défauts qu’on lui avaitjusque-là reprochés. Ses cheveux bouclés étaientnaturellement de ce blond angélique que les coquettes de l’époque essayaient en vain d’obtenirpar la teinture. Ils moussaient autour de sa figurebeaucoup moins pâle, parce que Christiane rougissait à tout propos. En un mot, même avec sestraits chiffonnés, Christiane était devenue jolie.En gris pâle, en vert jade, en bleu, personne ne pouvait l’être davantage. Elle avait l’air d’unpastel où les couleurs se marient avec une douceursi harmonieuse, qu’on ne s’occupe pas de la perfection du dessin.

Le futur architecte voyait tout cela, lui, et deplus en plus, s’attachait à ses pas.

Comme il était riche, le roman ne traîna pasen longueur. Aussitôt admis à sa profession, il fit lagrande demande, et Christiane se trouva bel etbien mariée avant d’avoir même entrepris lesétudes spécialisées qu’elle avait décidé de faire.

Mais rien n’allait l’empêcher de remplir leprogramme établi. Les jeunes époux partirentpour Paris. Christiane y améliora son vocabulaire,prit des leçons de chant, affina ses manières.Elle cueillit à pleines mains des notions de tout.Elle apprit sans livre les divers âges de l’architecture :on commence par l’école romane avecSaint-Germain-des-Prés ; on continue avec le gothique de Notre-Dame et de la Sainte-Chapelle :on passe à Saint-Étienne-du-Mont pour les caprices de la Renaissance, et ainsi de suite. C’étaitaisé et inoubliable. Et que de choses, pareillement,vous enseignaient en peinture les musées ! DesPrimitifs au XIXe siècle, la marche du pinceau,la différence des fonds de toile, au Louvre celasautait aux yeux d’une salle à l’autre. Au Luxembourg,on s’approchait du moderne ; au GrandPalais, on s’initiait aux ultra-modernes, au bizarre,aux laideurs mêmes. Christiane en critiquait bienquelques-unes, mais elle avait trop décidé d’êtrequelqu’un pour ne pas être d’avant-garde. Elle aimait d’ailleurs les couleurs vives, crues ; témoinle bleu à laver, l’orange brûlé de son salon.

La guerre avait interrompu la vie si palpitanted’intérêt du jeune ménage privilégié. Rentrés àMontréal, ils avaient acheté cette maison oùChristiane avait installé cette pièce bien à elle,couleur de delphiniums et de lis jaunes !

Le jeune ménage privilégié subissait tout demême, comme les autres, le sort ordinaire des humains ;son bonheur clochait. La santé de Christiane était mauvaise, inquiétante. Un mal encoreinconnu minait son jeune organisme. Son frontde cire en était le seul indice, pour les passants,car son entrain, son enthousiasme étaient d’unevigueur extrême. Ce qui ne l’empêchait pas d’êtreconfinée au lit, ou au moins à la maison, des semaines complètes, et d’avoir à dissimuler de continuelles souffrances.

Je marquais souvent le tapis bleu de la poussière de mes semelles, parce que j’avais une santéde fer et pouvais aller par tous les vents, distraireChristiane malade, boire son délicieux thé deChine, manger ses sandwiches, emprunter seslivres. Christiane me questionnait sur mes étudesencore en cours, sur mon professeur de littérature,mes ambitions, mes projets, mes amours. Christiane voulait savoir l’histoire de tous, et le moindrepotin la ravissait. Elle buvait les nouvelles fraîches comme du bon lait, et d’ailleurs elle versaitgénéreusement en échange tout ce qu’elle savaitelle-même.

— Tu es bavarde, Christiane, tu es une vraiecommère…, disait son jeune mari. Mais il mettait dans sa voix une indéniable admiration : ce queChristiane faisait, c’était amusant, c’était drôle.Il ne s’ennuyait pas avec elle, et elle était adorableavec lui, lui réservant sa tendresse un peu enfantine,ses taquineries, ses meilleurs sourires. Ellejouait sans doute à la petite fille choyée, mais cemasque qui appelait protection et tendresse, luiservait à cacher une sournoise force de caractère.

Parce que son jeune mari n’acceptait rien sanselle, n’allait nulle part sans elle, Christianemaintes fois feignait de se sentir tout à fait mieux,se levait, se pomponnait, manifestait un irrésistible besoin de sortir, de voir du monde, de marcher… Pour cela, elle devait mépriser et vaincrede tenaces douleurs qui la tourmentaient sansrépit.

Je ne marquai qu’un hiver, en somme, le tapisbleu, de mes pas gris. La guerre achevait, et aprèsl’armistice, le jeune ménage partit aussitôt pourParis.

Ce fut l’insistance de Christiane, qui me pressait dans ses lettres de les rejoindre, qui m’aida sansdoute à organiser mon propre voyage. Ils n’étaientpas installés depuis bien longtemps quand, àmon tour, je mis pied à Paris, puisque j’y arrivaipour fêter le premier anniversaire de l’armistice.

Ma malle à peine défaite, comme une Parisienne née, je pris le métro et j’allai voir Christiane.

Elle habitait un appartement confortable àPassy. J’y eus bientôt mes habitudes… et chaquefois que je descendais du tramway et que je marchais d’une rue à l’autre, jusque chez elle, je traînais avec moi toute la série de héros de romanqui avaient vécu dans ce cadre et dont les viesavaient passionné mon adolescence…

Christiane semblait ressuscitée. Nous courûmes Paris ensemble. Le jeune ménage entreprenait de me civiliser, au fond… Nous allionsde Saint-Denis à Fontainebleau, de la Madeleineà l’Opéra, du Louvre à Versailles et à Rambouillet.Nous avions la même façon de prendre en riant lesmésaventures. Tout allait si bien que nous entreprîmes plus tard, après avoir traversé Paris en toussens, de traverser ensemble toute la France…

Délicieux voyage ! et qui demeure parmi lesplus beaux de mon existence. C’était le printemps,et si nous quittâmes Paris et les marronniers en fleurs, ce fut pour trouver sur la côted’Argent, les grappes mauves des glycines et lesroses qui grimpaient emmêlées sur tous les murs ;et ce fut pour retrouver la mer que nous aimionstant.

Saint-Jean-de-Luz ; Hôtel Beauséjour ! Le nomrappelait quelque modeste auberge de chez nous —en France, on manquait donc aussi parfois d’imagination ?— mais comme tout était nouveau,pittoresque, agréable et même élégant.

Je nous revois flânant au port, regardant del’autre côté du pont, la petite ville de Ciboure et leshautes Pyrénées ; et puis, le phare de Socoa surlequel venaient se briser les hautes lames de l’Océan.Le climat faisait du bien à Christiane. Elle étaitgaie ; d’ailleurs nous l’étions tous, et nos longuespromenades en voiture dans les montagnesn’étaient pas silencieuses. Nous apportions avec nous des livres, et nous relûmes quelques pages deRamuntcho, sur la place même où Loti fait vivreson héros.

De Saint-Jean-de-Luz, nous émigrâmes à Guéthary. Le matin, au réveil, nous nous passionssous la porte, de petits billets où nous écrivionsnos impressions sur le petit déjeuner que l’onvenait de nous apporter ; sur l’onctueux du chocolat,des croissants…

Mais Christiane, certains jours, fut moins bien.Elle riait apparemment du même cœur et rienne décelait ses malaises, sauf qu’elle gardait le litet que nous faisions salon autour ! Sur sa table,il y avait des revues d’art, de mode, et des revuespurement littéraires. Il y avait les derniers livres.Les discussions commençaient. Les opinions dujeune ménage n’étaient pas toujours assez orthodoxes pour mon goût. Avec son grand besoind’être d’avant-garde, Christiane m’étonnait et sonmari s’appliquait à me scandaliser. Je n’abandonnais pas, malgré ma jeunesse, ma façon de penser,pour adopter aveuglément leur manière de voir ;à cause de leur petit droit d’aînesse, je ne recevaispas en silence ce que j’appelais leurs idées fausses.Le feu de la discussion grandissait. Il finissait enéclats de rire.

Si Christiane, vers la fin du jour, se sentaitmieux, nous allions avant le dîner prendre uneconsommation à la terrasse du prochain café.Nous ne nous blasions pas, sur ce plaisir d’êtreassis dehors, dégustant notre breuvage en regardant passer ce monde si nouveau pour nous.Des femmes revenaient du lavoir, le panier sur la tête ; des bœufs blonds traînaient des charrettes,et les Basques nous amusaient vifs, gesticulants,et le béret toujours bien enfoncé…

C’était un temps de belle et insouciante vie.L’humeur égale, la gaîté du jeune ménage étaientpour moi un bel exemple de bonheur conjugal.Christiane reprochait souvent à son mari den’avoir pas assez d’égards pour moi, mais j’aimaisqu’il fût ainsi, empressé à la servir, à l’écouter,tout en prévenances ; cela enchantait le romanesque de mes vingt ans. La vie conjugale parfaite,c’était cela. Ah ! sûrement, il aurait pu être plusgalant avec moi, tenir au moins mon manteau,quand nous nous vêtions pour sortir, mais non,il était tout occupé à voir si Christiane se couvraitsuffisamment !

Un jour, nous nous étions mis en route pouraller voir des grottes célèbres. Au dernier moment,Christiane ne se sentit pas assez bien pour y descendre et braver tant d’humidité. Mais puisquenous étions rendus, elle voulait que nous y allionsquand même. Elle nous attendrait en haut.Justement, un groupe partait. Ce ne serait passi long, après tout.

Lui ne voulut pas et il se mit à badiner surl’insignifiance de retourner encore nous promenersous terre, pour contempler quelques stalactitesquand déjà nous en avions tant vu. L’important,c’était d’avoir fait un beau tour de voiture.Et puisqu’il payait le cocher, je n’avais rien à luireprocher. Et il prétendit que cela ne m’amuseraitpas non plus ; et puis, j’étais libre d’y aller, ilsm’attendraient tous les deux bien gentiment…

L’incident me fit réfléchir, et je remarquaiensuite avec quel soin il évitait toujours tout cequi aurait pu faire de la peine à Christiane.Christiane n’aurait pas de chagrin, Christiane nese sentirait pas lésée. Christiane n’aurait rien demoins que ce que nous aurions…

C’est ainsi que je marchai tant de fois solitairesur les routes qui bordaient la mer, à Guéthary et àSaint-Jean-de-Luz. Sous les beaux tamaris, faceà l’Océan, je devais rêver à bien des choses que j’aioubliées, mais sûrement je pensais que leur bonheur,leur façon de s’aimer, de se suffire, était unechose à envier, à désirer.

Tout de même, Christiane était malade !Nous allâmes à Lourdes, et le temps d’y faire uneneuvaine complète. Mais quand elle vit tant demisères physiques, tant d’infirmités sans nom,dans tout ce peuple de pèlerins, Christiane m’avouaqu’elle ne pouvait plus demander sa guérison,qu’elle se trouvait en comparaison trop heureuse,trop choyée, qu’il ne serait pas juste qu’elle eûtun miracle… elle devait accepter de garder samauvaise santé.

Quand, en plus de la messe et d’exercices lematin, nous avions encore assisté à la processionet au salut de l’après-midi, fatigués d’avoir tantprié, et d’avoir été si émues par les « Seigneur,guérissez-nous » qui montaient de la foule souffrante,nous nous arrêtions au retour, à une pâtisserie dont la terrasse s’avançait au-dessus du Gave.Nous buvions du café, nous mangions des gâteaux,mais ces jours-là, Christiane n’était plus aussigaie. Si son mari n’était pas là, elle était même un peu triste. Ses paroles n’avaient plus rien d’enfantin,elle parlait avec compassion de toutes cesdouleurs qui avaient défilé devant nous.

Ils étaient deux. Ils étaient riches. Ils étaientintelligents, cultivés, ils adoraient les livres, lapeinture, la musique, tout ce qui fait le prix de lavie. Ils comprenaient la nature, ils jouissaientde tout ce qu’elle leur offrait, et voyageaient sanssoucis financiers, sans regretter personne, complètement heureux ensemble. C’était un conte. Pourtant,à Lourdes, je soupçonnai que Christianejouait à la femme heureuse et qu’au fond d’elle-même un pressentiment l’étouffait.

— Non, je ne peux pas prier pour ma guérison,répétait-elle, je ne peux pas devant tous ces genssi dénués, si malades, je ne peux pas, je ne seraipas guérie, ce serait une injustice.

Nous continuâmes, les neuf jours finis, notrevoyage. Il y eut Cauterets, Gavarnie, il y eutToulouse, Rocamadour, et tant d’émerveillement,de joies diverses…

Il y eut Paris retrouvé, leur appartement,toujours si accueillant, et les bons dîners que présidait la même Christiane rieuse et blonde…Puis, un jour, il fallut bien nous quitter. Je revenais avant eux. J’embrassai Christiane, en luidisant au revoir… Je retournerais dans son petitsalon bleu et orangé…

Dix jours en mer. Je lui écrivis l’enchantementde la Méditerranée, de Gibraltar et, de toute latraversée ; tempêtes, clairs de lune m’enthousiasmaient également.

Pendant que je lui racontais tout cela, étendue sur ma chaise longue et me berçant au rythme de la vague, Christiane, là-bas, mourait. À mon arrivée, le câble qui annonçait l’affreuse nouvelle était déjà là. Christiane était morte. Pourtant, Christiane est restée vivante pour moi, parce que je ne l’ai pas vue les yeux fermés…

Le grand bouquet de delphiniums et de lis jaunes me rappelle son petit salon qui n’existe plus. Mais Christiane vit encore, Christiane vivra toujours. Et j’imagine si bien comment ce sera quand nous nous retrouverons. Je la vois sourire — oh ! l’heureuse qui n’a pas vieilli ! — et je l’entends demander :

— Vite, vite, racontez-moi ce qui s’est passé après mon départ. Qu’avez-vous fait ? Où êtes-vous allée ?




IV

LE CARÊME D’ISABELLE


Dehors, des enfants déguisés en mardis gras,chantent devant la maison, et poussés par le ventet les rafales, s’en vont ensuite criant sur la route.

Isabelle, Dieu merci, se prépare plus chrétiennement au carême, Isabelle, même à dix ans, a desidées moralement plus élevées.

En rentrant de l’école, elle a demandé uneboîte, elle a percé dans le couvercle une fentecomme celle de sa « banque ». Et maintenant,elle s’installe sur la table de la salle à manger,sort son sac, ses crayons, son cahier, et en arracheune page, au milieu — où cela ne dérange riend’en arracher ! — Puis, tout en mangeant de labelle tire d’or, étirée par sa mère pour célébrer lemardi gras, Isabelle commence de méditer lesrésolutions à prendre pour sanctifier son carême.

La feuille découpée en petites langues de troispouces de long sur deux de large, elle hésite —oh ! rien qu’une seconde — et elle écrit :

— NE PAS MANGÉ DE TIRE —

Elle plie le petit papier, le fait passer de peineet misère dans la fente trop petite. Alors, aussitôt, elle s’aperçoit que cette fente, en somme, ne servira pas à grand chose. Chaque matin, elle nepourra sûrement pas pêcher sa résolution du jourpar ce petit trou. Il lui faudra plutôt lever lecouvercle. Bah ! elle n’aura qu’à fermer les yeuxbien juste, pour piger au hasard, sans choisir,ni tricher.

Pensant à cela, elle écrit sur le deuxième papier :

— NE PAS TRICHÉ. —

Ces résolutions ne lui coûtent aucun effort.Songe-t-elle que lorsqu’elle tirera la première,la journée de pénitence sera facile ?

Dans le carême, la tire est rare à la maison !Mais ne jugeons pas témérairement des intentionsd’Isabelle. Elle mordille un instant le bout de soncrayon, puis elle continue dans le même ordre :

— MANGÉ UN PEU MOINS DE DÉSERT —

Et elle plie ce nouveau papier, le fait passerpar le trou de la boîte, toujours comme si c’étaitun bulletin de vote.

— BIEN SASOIR À TABLE —

Isabelle, il faut bien l’avouer, est toujours surun pied et sur l’autre, et s’asseoir, même pour lesrepas, est pour elle un supplice presque douloureux.Tous les prétextes sont bons pour laisser la tableet courir autour. Aussi croit-elle que des résolutions de ce genre, il n’y en aura jamais trop, et elleajoute sur le cinquième papier :

— MANGÉ BIEN AU REPAS —

Elle médite ensuite plus longtemps avant dese remettre à une autre série.

— RAMASSÉ MON ARGENT —

Ce qui va sans doute avec la résolution suivante :

— NE PAS MANGER DE BONBONS —

Ouf ! pour une fois, elle a son infinitif, maiselle ne le sait pas ! La conjugaison des verbes n’estpas encore son fort. Elle a beau grandir en sagesse, elle n’a dix ans que depuis hier.

Elle écrit vite, maintenant, et sans rature :

— EN DURÉ MES MISÈRES —

— ETRE GENTILLE ENVERS LE MONDE —

— NE PAS CRIER TROP FORT —

— PAS DE COLÈRE —

— DIRE LA VÉRITÉ —

Les colères, ça la connaît, hélas ! Elle estsoupe au lait au possible. Mais qu’on lui dise unedrôlerie, et elle rit au milieu de ses pires éclats.Pour ce qui touche à la vérité, peut-être vaut-ilmieux n’en point parler. Il y a les mensongesjoyeux, et on pourrait dire qu’il y a aussi, lesmensonges d’imagination. Mais enfin, elle sesurveillera.

— PAS DE CHICANE —

Isabelle a une sœur plus vieille, qui lui faitparfois la leçon. Isabelle supporte mal ses commentaires. Aussi ajoute-t-elle tout de suite :

— NE PAS RÉPONDRE GROSSIÈREMENT —

Elle cherche, mâchant sa tire ; elle se lève,fait le tour de la table, passe son nez dans la portedu salon, et revient se mettre à l’œuvre :

— FERMÉ LES YEUX PENDANT LA PRIÈRE —

Elle est curieuse comme une belette ! Cetterésolution-là, elle peut se flatter de penser qu’ellesera difficile à tenir. Il y en a une autre, aussi,qu’elle a dans l’idée depuis le commencement,mais qu’elle ne se décide pas à risquer, parce quevraiment, elle n’a pas envie de la tenir. Elle réfléchit,commence à l’écrire, déchire le papier,puis, tout à coup résolue à avoir l’âme généreuse,trace en très gros caractères :

— LAVÉ LA VAISELLE —

Elle est tentée de rouler le papier un peu différemment pour le reconnaître et ne pas le prendretrop souvent. Mais non. Elle sera héroïque jusqu’au bout. Le voici roulé, et si pareil aux autresque, tout de suite demain, elle pourra tomberdessus ! Après tout, le carême est le carême, cen’est pas un temps de réjouissance, et puisqueIsabelle est trop petite pour jeûner, il faut bienqu’elle fasse quelque chose. La boîte n’est paspleine. Qu’est-ce qu’elle pourrait bien ajouter ?Le souvenir d’un drame et d’une humiliation récente,lui inspire son dernier papier :

— NE PAS AIMER LES GARÇONS, GUSÇE QUAND JE SERAI GRANDE —

Celui-ci bien roulé et glissé dans la boîte, elleentend sa mère qui demande :

— Isabelle, as-tu fini tes devoirs ? Il est huitheures et demie…

Elle n’avait pas de devoirs, à cause dumardi gras. Heureusement, car dans le feu desbonnes résolutions, elle les aurait sûrement oubliés.Elle se lève pour aller dire bonsoir, mais sa dernière résolution a réveillé le triste souvenir deson premier amour, et elle dit :

— Est-ce que c’était assez épouvantable, maman,Jean, me prendre de force, devant tout lemonde, en pleine rue !

La mère se pince les lèvres pour ne pas rire,et acquiesce.

— Oui, oui, mais c’est fini, n’y pense plus.Tu as eu ta leçon…

— Oui, c’est fini, je t’assure. Je ne l’aime plus,pas une miette, et des garçons j’en aimerai pasd’autres, …pas de sitôt.

Ce premier amour d’Isabelle avait duré sixsemaines, à peu près. Il était né dans la salleparoissiale, à la représentation d’un film deDeanna Durbin donné au profit de je ne saisquelle œuvre.

Isabelle y était allée avec sa sœur Martichon,qui avait treize ans. Le petit Jean avec sa mèreoccupaient les chaises voisines des leurs, et tousse reconnurent pour s’être vus bien souvent.Ils habitaient la même rue. Mais, ils ne se parlèrent pas d’abord, ils écoutaient, regardaient.

Cependant, Isabelle — avec sa précoce intuition de femme, sans doute, et aussi grâce à sagirouette de tête qui tournait toujours au moment où on s’y attendait le moins — remarquabientôt que le petit Jean la contemplait au lieude regarder l’écran. Et chaque fois que ses yeuxrencontraient ceux du petit garçon, elle lui souriait. Sans s’en douter, elle le frappait en pleincœur. La pièce finie, ils revinrent ensemble, etJean et Isabelle marchèrent devant, Isabelle faisant naturellement tous les frais de la conversation. Elle questionna, donna ses impressions,et cela finit par une invitation :

— Viens donc jouer chez nous… maintenantque tu me connais ?

Elle n’aurait pas eu besoin de l’inviter. À septheures et demie, le lendemain, il venait une heured’avance la chercher pour l’école ! À midi, ilrevint. Et le soir, après la classe, jusqu’au souper.Un jour, deux jours, trois jours.

Isabelle qui avait toujours été gaie commeun pinson et coup de vent comme un cyclone,s’assagit soudain et parut parfois songeuse. Venant embrasser sa mère, elle mit sa tête brunesur son épaule et dit :

— Il m’aime, maman, il m’aime assez, si tusavais ! J’n’ai jamais vu ça !

Ceci le quatrième jour.

Aussi, le soir, l’amoureuse enfant couchée etendormie, y eut-il conciliabule entre les grands dela maison. Martichon avec la sévérité de sessages treize ans, déclara :

— Maman, tu devrais arrêter ça. Tu devraislui défendre de jouer si souvent avec lui. Si tu lalaisses faire, tu vas en faire une petite garçonnière. À dix ans, c’est un peu fort.

Mais la maman d’Isabelle était d’humeurmoins draconienne, et le père voulait voir durerun peu la comédie. Car les enfants jouaient leplus souvent auprès d’eux, et s’ils couraient dehors,c’était autour de la maison, qui, étant une maisonde campagne, avait le bonheur d’avoir des yeuxtout le tour de la tête !

La maman calma donc sa fille aînée et elledécida de laisser faire encore quelque temps.

L’idylle continua. L’amoureux fidèlementarrivait tôt et demeurait le plus longtempspossible. Il entourait Isabelle d’attentions, de prévenances. Tout ce qu’elle faisait semblait beau,tout ce qu’elle disait était drôle. Souvent aussi,muet d’admiration, il la contemplait sans rien dire.

Isabelle souriait. Quand il n’était pas là, elleallait dans la maison plus légère que jamais, ellemarchait comme volent les papillons. Et ellesouriait d’un mystérieux sourire ; la vie d’Isabelleavait son secret…

Sa mère la surprenait parfois qui se berçaitrêveuse près de la fenêtre donnant sur la route parlaquelle il reviendrait, et son mystérieux sourireétait là continuel, et c’était en même temps unsourire si heureux qu’il en était émouvant. Lescoins de la fine bouche remontaient, les grandsyeux bruns brillaient, tendres comme la lampequi veille…

— À quoi penses-tu, Isabelle ?

— À Jean, maman. Il m’aime tellement, si tusavais ! Il m’aime et il me trouve assez belle !

— Il te l’a dit ?

— Oui, bien sûr. Il m’a dit qu’il me trouvaitbelle, belle, plus belle que Deanna Durbin, maman,pense donc ! Mais ça, j’sais bien que ce n’estpas vrai…

Le moment était venu de glisser un mot…

— Non, ce n’est pas vrai, bien sûr ! Et puis,ce n’est pas de l’amour, tu comprends, à votre âge.À votre âge, on ne parle pas d’amour. Jean est gentil, bien élevé, je te laisse jouer avec lui parceque c’est un bon petit voisin, mais c’est bienentendu, Isabelle, que s’il continue à te faire desdéclarations, il va falloir lui faire la leçon. Il pourrait finir par vouloir t’embrasser, et là, il ne faudrait pas le laisser faire, et vous n’auriez plus lapermission d’être toujours ensemble…

— Ah ! je sais bien, maman. Et ce n’est pascomme ça qu’il m’aime, maman, ce n’est pas del’amour comme papa et toi, on est des enfants,on n’est pas fou, on le sait… Mais il me trouvebelle, qu’est-ce que tu veux ! Pense donc, plusbelle que Deanna Durbin, Deanna Durbin !Pense donc !

Et le sourire de béatitude reparut.

Mais en effet, si Jean suivait Isabelle commeune ombre, s’il la dévorait des yeux pendantqu’elle parlait, aucun n’était plus correct, plusrespectueux. C’était, en fait, de la vénération.Ils revenaient toujours de la classe se tenant parla main, mais au beau milieu de la rue et entourésde leurs camarades qui parlaient tous ensemble.

Six semaines plus tard, cependant, imprévu,survint le drame.

Les petites filles étaient, ce midi-là, sortiesplus tôt de l’école et Isabelle revenait avec sescompagnes, quand, en arrière, parut Jean avecquelques écoliers. Leur montra-t-il de loin Isabelle en disant :

« C’est ma blonde », ou, si d’eux-mêmes, ilsavaient tiré leurs conclusions ? Toujours est-il que la bande ayant en courant rejoint le groupe desfilles, les gamins se mirent à crier à Jean :

— Embrasse-la ! Embrasse-la ! Si c’est tablonde, pourquoi que tu ne l’embrasses pas ?

Et pendant que Jean se faufilait timidementauprès d’Isabelle, ils narguaient de plus en plusle pauvre amoureux. Isabelle, se détournant, lesfoudroya du regard, et ses deux tresses claquèrentcomme des fouets ! Les effrontés n’en accentuèrent pas moins leur plaisanterie :

— Non, ce n’est pas ta blonde. Tu serais capable de l’embrasser si c’était ta blonde.

C’en était trop. Les timides ont de ces subitesaudaces, Jean, avant qu’Isabelle ait eu le temps desoupçonner ses intentions, lui plaquait sur la joueun baiser retentissant, puis, l’empêchant de sesauver en se cramponnant à elle, lui en donnaitdeux ou trois autres. Elle se dégagea avec force,et cria : Jean ! d’un ton où passait un chagrin aussivéhément que l’était son indignation.

Essoufflée et en larmes, elle entra en coup devent dans la maison :

— Maman, maman, Jean m’a prise de forcedevant tout le monde. J’lui parlerai plus jamais,jamais. Je ne l’aime plus, il n’est plus mon ami,c’est fini, fini !

Pauvre Jean ! La mère et les autres gardèrentmiraculeusement, ou au moins, au prix de grandsefforts, un visage compatissant et sérieux, tantque dura le récit de l’attentat. Mais les larmesd’Isabelle, attiraient en même temps leur pitié.Avant de pleurer de colère et de honte, elle pleurait de déception. On avait abusé de sa confiance.

Elle répétait indignée :

— Me prendre de force, en pleine rue, devanttout le monde ! Jean ! Je n’aurais jamais penséça de lui !  !  !

À la maison, on s’imagina qu’elle en reviendrait,et pardonnerait, à son admirateur, même sielle répétait : « Je ne l’aime plus, pas une miette ».Mais, non ! Le pauvre Jean, du coup, avait tuél’amour d’Isabelle et il fut puni de son maigredélit, comme s’il eût été coupable d’un crime passionnel.

Et c’en fut fini des sourires heureux et desrêveries. Et c’était à la suite de cette première expérience qu’elle prenait ce soir la noble résolutionde ne PLUS AIMER LES GARÇONS, GUSCEQUAND ELLE SERAIT GRANDE.

Et voici que commence le carême d’Isabelle.Le mercredi des Cendres et les jours suivants, elletire de sa boîte un petit papier, et toute la journée,la résolution préside à ses actes.

Si le petit papier dit : Être gentille avec le monde,elle est gentille avec le monde pendant vingt-quatre heures ! Si le petit papier dit : Ne pas mangé de tire, elle fait cette pénitence d’un cœur léger,sans tentation, il n’y a pas de tire à la maison !Si le petit papier dit : Lavé la vaiselle, Isabelleoffre ses services et lave la vaisselle. Elle espèreparfois qu’on refusera son aide. Mais sa mère,ayant vu par hasard la boîte aux résolutions, neveut pas la priver de ses moyens de sanctification.

Isabelle a ainsi l’occasion de laver la vaisselletrois ou quatre jours de suite, à deux ou troisreprises. Elle a beau secouer la boîte, brasser vigoureusement, le malheureux : Lavé la vaiselle,lui tombe toujours sous la main. À mesure que lecarême s’allonge, son enthousiasme pour cettepénitence baisse. Si bien qu’il faut lui pardonner,mais il lui arrive, de remettre parfois le papier dansla boîte, de mêler de nouveau, et d’avoir ensuitele bonheur de tirer une résolution moins difficilecomme par exemple : EN DURE MES MISERES.Isabelle qui, en vérité, n’avait pas touché de prèsles misères, a bientôt l’occasion d’apprendre quela vie peut être terrible. Dans la banlieue qu’ellehabite, tout le monde semble plutôt heureux.Les maisons sont si gaies, avec leurs voletsde toutes les teintes, les cheminées qui fumentjoyeuses en hiver, et les beaux jardins en été, et lelac et les beaux arbres. Mais elle vient un jouren ville, avec sa mère, parce qu’elle a besoin d’unmanteau et de bottes. Isabelle sort sautillante dechez Dupuis, ravie de ses achats, quand subitement,elle s’immobilise. Elle vient d’apercevoirle pauvre cul-de-jatte qui vend des crayons, assisdans la boue, et si mal vêtu. Elle se retourne verssa mère, pâle, et avec de grosses larmes qui coulentpressées sur ses joues :

— Oh ! maman, maman, donne-moi de l’argent.

Elle va mettre son offrande dans la vieillecasquette, et pour la première fois de sa vie, ellemarche ensuite gravement, les yeux agrandis parcequ’elle a vu l’horreur d’une vraie misère.

La sensibilité, le bon cœur d’Isabelle sontd’ailleurs chose connue même d’elle-même, sansdoute, car si elle a mis dans ses résolutions : dire la vérité — pas de chicane — pas de colère — manger un peu moins de désert — ne plus aimé les garçons gusçe quand je serai grande — parcequ’elle connaît ses faiblesses, elle n’a pas pensé àmettre : avoir bon cœur, faire la charité, parce que,cela, en elle, c’est naturel. Il fallait même surveiller ses attendrissements.

L’été auparavant, un vieux nègre, en haillons,travaillait tous les jours au gazon, à la haie, auxfleurs du voisin. Parce que tout le monde le regardait comme une bête curieuse et qu’il était si laid,Isabelle sacrifiait ses heures de jeu pour lui parler,le distraire, même s’il ne comprenait pas sa langue.Un bon matin, elle vint hésitante, trouver sa mère.Car par bonheur, elle la consulte avant d’agir.

— Maman, penses-tu que ça lui ferait plaisirsi je l’embrassais ?

Voyant la réprobation dans les yeux maternels,elle ajouta avec une évidente expression, de dégoût :

— Oh ! J’aimerais, pas ça, il est trop noir, eten plus, il est sale par-dessus le noir, mais il faittellement pitié, maman, il est tout seul, il mesemble que ça le consolerait…

Non, tout de même !

Alors, sa mère lui dit :

— Je pense que tu es mieux de te contenterde lui parler. Et puis, ne te fais pas trop de peinepour lui. Les noirs ne se pensent pas plus laidsque les blancs. Si tu l’embrassais, il n’aimeraitpas ça. Rappelle-toi, ce que ta tante a raconté,quand elle avait sa Louise, comme cuisinière.Elle a constaté que la négresse avait mal au cœurdes blancs et ne voulait ni manger, ni boire dans d’autre vaisselle que la sienne, et qu’elle avaitrelavé elle-même tous les uniformes qui sortaientpourtant de la buanderie, et les draps et les couvertures avant de s’en servir…

— Ah ! c’est vrai, j’avais oublié. Eh bien, jel’embrasserai pas, je vais lui montrer le françaisplutôt…

Et elle repartit, dansant sur un pied, puis surl’autre, mais se tenant désormais à un peu plus dedistance du noir, par peur qu’il ait mal au cœurde la petite blanche qu’elle était.

Un autre problème était réglé dans sa vie.

Le carême d’Isabelle passe. Remplie de zèle,les derniers jours, elle ne change pas la résolution :Lavé la vaiselle, quand elle la tire. Pour clôturerl’ère de sanctification, Dieu lui offre aussi l’occasion de nouveaux mérites.

Sa mère reçoit une demande de secours pourune famille de miséreux, dans laquelle il y a plusieurs petites filles. Elle décide d’avoir la collaboration d’Isabelle. Elle la prie de choisir parmises robes celles qui sont un peu courtes et quine feront plus à l’été. Isabelle en découvre cinqou six, très jolies encore, et qu’elle regarde avectendresse. Mais elle les donne.

Et elle dit :

— Même si ce n’est pas le jour de l’an, maman,est-ce que je pourrais donner une poupée ?

— Sûrement.

Elle choisit Sophie, qui vraiment n’a plus tropbonne mine, parce qu’elle l’a trop aimée, tropdébarbouillée. Son bonnet, sa toilette sont vraiment grisâtres.

Mais dans l’après-midi, la maman d’Isabelle prend la poupée, la débarbouille, lui repeint la figure, la cire ; lave, empèse l’organdi qui redevient rose, et voilà Sophie élégante comme si elle sortait d’un grand magasin.

En la voyant, Isabelle reste ébahie et échappe un : Oh ! qui en dit long.

— Aimerais-tu mieux la garder et en donner une de tes autres ?

Isabelle n’hésite pas, elle répond la voix bien ferme :

— Oh ! non, j’ai dit que je la donnais, je la donne. Mais…

— Mais quoi ?

Isabelle avale, et achève les yeux pleins de convoitise :

— Mais, que j’aimerais ça être la petite pauvre !




V

MONSEIGNEUR ÉTAIT UN PEU VIEUX


Monseigneur était un peu vieux. Anne-Mariequi le connaissait depuis toujours, lui disait sanstimidité absolument tout ce qui lui passait parla tête.

Ce matin-là, elle le rencontra comme ellefinissait une retraite. Il lui demanda :

— Eh bien, es-tu contente ?

— Oh ! oui, répondit-elle avec ardeur. Oh !oui, et savez-vous, Monseigneur, je suis convaincueque j’aurais une vocation religieuse, moi, si jepouvais laisser mes dix enfants.

Alors, Monseigneur s’exclama :

— Ne dis pas cela, Anne-Marie. Si vraiment,tu te sens appelée, tu dois partir, tout laisser.Dieu verra à prendre soin des tiens. Souviens-toide l’Évangile…

Monseigneur était un peu vieux, mais en principe, il avait raison. Si Dieu vous appelle, vousdevez tout quitter. Vous le savez bien ; s’il veutque vous soyez à Lui, Il arrangera, tout le reste.C’est la foi qu’il faut avoir.

Ce fut donc la foi d’Anne-Marie. Elle avaitbien du chagrin, le sacrifice était sans mesure,mais dans la belle et pieuse ardeur de ses vingt ans,elle décida qu’elle devait suivre l’appel et abandonner ses dix enfants.

Car Anne-Marie, — la frêle et blonde petiteAnne-Marie, — avait dix enfants, et cela depuisl’âge tendre de quatorze ans. D’abord elle enavait partagé le poids avec son père. Mais un anaprès la mort de sa femme, il était mort à son tour.Il n’avait pu survivre à son malheur. Anne-Marie,elle, survivait. Et depuis, les dix enfants n’étaientqu’à elle.

Ils étaient un peu aussi, en vérité, à son onclel’abbé, qui, missionnaire, avait pu beaucoup lesadopter, et faire souvent l’office de la Providence.Anne-Marie était la mère, et quelle mère sensibleet dévouée. Elle s’usait à désirer porter toutesleurs misères, toutes leurs inquiétudes, leurs petites maladies, leurs petites peines ; enfin elle chargeait toute leur vie sur ses frêles épaules, et elleavançait bravement au-devant des coups, pourles recevoir la première.

Elles étaient bien frêles, cependant, les mincesépaules d’Anne-Marie, mais cela ne dérangeaitrien à l’immensité du cœur qui battait en elle,un vrai cœur sacré ! Et qui se voyait d’ailleursdans ses yeux bleus.

Des yeux bleus, on dit que c’est ordinairementun peu pâle, sans éclat. Les yeux d’Anne-Marieétaient mouillés et pétillants. Il y avait au fondde ses prunelles, une petite lampe toujours alluméequi éclairait sous l’abat-jour des longs cils noirs.

Les yeux étaient grands, dans le visage étroit.Son nez retroussait un peu. Ses cheveux blonds,cendrés, flous, bouclaient au-dessus de son tendrefront.

Elle trouvait toutes ses filles fort belles. Elleen parlait quand elles n’étaient pas là. Anne-Marieétait sûrement aussi belle, et avec cette âmeunique, qui rayonnait et tenait la petite lampede ses yeux si scintillante.

Il avait fallu à cette enfant un grand courage :être, si jeune, à la tête d’une pareille maisonnée !Que de soucis. Heureusement, il n’y eut pas celuide la pauvreté, mais Anne-Marie devait conduire,en plus de sa famille, une servante et des engagés,car ils habitaient une vaste ferme.

Elle tremblait de ne pas réussir. Il y avait tantde gens à accorder, tant de travaux à surveiller,à diriger. Et elle savait bien qu’il y en avait àfaire, qui ne se faisaient pas.

Tout le jour, elle souriait pourtant. Elle embrassait l’un, grondait l’autre, pacifiait ceux qu’ilfallait pacifier, encourageait ceux qu’il fallaitencourager, raisonnait ceux qui menaçaient d’errer,calmait les turbulents, égayait les tristes, et sedépensait absolument sans compter ; mais le soir !…

Le soir, c’était son heure à elle ! Le drap pardessus la tête, elle pleurait d’épuisement et depeine ; elle pleurait d’angoisse ; elle avait tant peurde ne plus pouvoir continuer ; de tomber et derester là, étendue, sans une autre miette de force.Sous son drap, dans ses larmes, elle criait : « maman maman, je n’en puis plus, faites que le bonDieu m’aide encore ! »

Monseigneur était un peu vieux, mais au fond,lui qui connaissait tout cela, s’était peut-être dit :« Au couvent, cette petite va se reposer ! »

Un soir qu’Anne-Marie avait ainsi bien pleuré,elle s’endormit enfin. Toute cette journée, elleavait été obsédée par la pensée qu’il lui faudraitenfin aller le lendemain dans le grenier, faire leménage de ce qu’elle appelait le coin des mites.Et toute la journée, à cette idée, elle avait eu peur ;peur de monter seule là-haut, peur de remuer lesénormes coffres, de sortir les manteaux de sa mèrequi ne servaient plus depuis si longtemps ; sonimagination grossissait les mites à la proportiond’insectes apocalyptiques. Elle avait peur, peur,peur.

Quand elle fut endormie, en se disant, demainje monterai tout de même, elle se vit tout de suitedevant les immenses malles, essayant d’en soulever les couvercles, et se disant : « Non, non, je nepourrai pas. Qu’est-ce que maman doit penserde ma lâcheté ! »

Et d’impuissance, elle allait se remettre àpleurer quand elle aperçut, au-dessus des coffres,sa mère, assise et qui se berçait en la regardant,souriante et silencieuse. Anne-Marie poussa uncri de tendresse et de joie. « Ô maman, maman ! »Puis elle vit les lèvres s’ouvrir, et elle entenditune voix douce, douce, parce qu’elle venait duciel, et qui disait :

— Tu me remplaces bien, ma petite. Je suisfière de toi. Je suis surprise, aussi. Tu es sijeune, ma pauvre petite. Continue, va, je vaist’aider.

Le bonheur éveilla Anne-Marie. Une si grandejoie l’inondait maintenant, qu’elle ne pouvait plusse rendormir. Elle avait hâte de continuer saroute, la vie de ses dix enfants rechargée sur sesfrêles épaules.

Et plus jamais ensuite, elle ne reperdit courage.Elle pleurait encore dans son lit. Cela soulageaitet faisait du bien. Mais elle portait dans son cœursa consolation. Et ces enfants-là, elle les aimaittellement et ils lui rendaient si bien sa tendresse.Ils avaient leur caractère, ils pouvaient être parfoisindisciplinés, mais ils ne résistaient jamais à uneparole d’Anne-Marie.

Anne-Marie possédait aussi au fond de sonâme des ressources qui la dédommageaient deses peines, enrichissaient sa vie. Son intelligenceavide profitait, jouissait de tout. Dieu l’avaitcomblée de ses dons, et tout au monde était pourelle, joie et intérêt. Dans la beauté de la nature,elle puisait aussi des trésors à pleines mains.D’autres peuvent vivre parmi de beaux paysageset ne pas y penser. Anne-Marie connaissait chaquefleur, chérissait chaque brin d’herbe, chaquearbuste, et aimait ses arbres comme des amis.

Autour de la ferme, elle avait ses coins préférés,où elle allait en cachette se reposer. Ellepassait des heures dans la coulée, sous les cerisiers,à lire, en respirant l’odeur de la terre, de l’eau,des feuilles ; ces heures-là, lui laissaient des joiesd’une telle splendeur, qu’ensuite, le fardeau quotidien lui semblait pour un temps bien léger.

Et puis, avec les années, l’oncle abbé devenaitde plus en plus le père de tous ces enfants. Il s’y attachait, prenait sa part des responsabilités.Il était si bon, si intelligent, si fin pour tout deviner. C’était un solide appui, ce grand abbé auxyeux si bleus, qui vieillissait mince et droit, etqui paraissait démesurément grand ; sa nièce,devant lui, pouvait au moins redevenir enfant,se sentir protégée. Entre ses voyages de colonisateur,il habitait maintenant avec eux, et elle luiremettait les problèmes les plus épineux.

La vie commençait d’ailleurs pour eux tousà être moins compliquée. Les petits grandissaientet secondaient maintenant Anne-Marie. Ceux quine marchaient pas encore à la mort de la mère,étaient maintenant adorables de gestes et d’intelligence et ils égayaient la maison de leur joie devivre.

Et à présent qu’elle avait moins de fardeauxet plus de consolations, il allait falloir, pour Anne-Marie,s’arracher à toutes ces tendresses, puisqu’elle avait la vocation.

— Quand Dieu désire une chose, lui avait ditMonseigneur, Il fait en sorte qu’elle soit possible.Anne-Marie, le cœur gros, demanda son entréechez les Sœurs de l’Immaculée-Conception. Onl’accepta. La date du départ fut fixée.

Personne, dans la maison, n’eut le courage dese réjouir de la volonté de Dieu. On s’y résignait.On ne s’y opposait pas, mais à mesure qu’approchait le jour fatal, les figures s’attristaient.En cachette, la plus triste, c’était encore la figured’Anne-Marie. Dieu savait qu’elle avait toujourstout supporté par amour pour Lui ! et qu’elles’était depuis sa petite enfance, entraînée au courage dans la vie des Saints et des Martyrs ;et qu’elle avait décidé depuis bien longtemps aussi,de ne jamais rien refuser à Dieu, parce que toutpasse en ce monde, et que seule importe la préparation à l’Éternité. Et dernièrement, comme ellepensait en plus qu’il faudrait bien des méritespour sauver du mal et des dangers et des peines,ses chers dix enfants, elle était, heureuse au fond,de ressentir si terriblement le sacrifice de lesquitter. Elle acceptait de bon cœur. Mais plusl’heure approchait, plus ce cœur saignait.

Et l’oncle-abbé ? L’oncle-abbé luttait à mortavec sa peine. Personne n’en devait rien voir.Puisque Monseigneur avait conseillé à Anne-Marie de suivre sa vocation, lui, prêtre, pouvait-ils’y opposer ? pour des motifs humains ? Il mettait aveuglément d’ailleurs sa confiance en Dieu,Le priait d’y voir. Mais il aurait eu bien honte,d’avouer ce qu’il désirait et espérait.

Anne-Marie acheta des toiles, du coton, deslainages, mais elle emporterait tout cela en pièces.Elle taillerait, ferait le trousseau au couvent.Ici, elle n’avait pas le temps. Et puis, la voirtravailler ces choses, gâterait pour les autres,les derniers jours.

Le soir vint, où l’engagé descendit sa malle, lamit dans la voiture, pour les quatre milles qui laséparaient de la gare. Ce fut alors une scène bouleversante. Les enfants suppliaient : « Ne pars pas,ne pars pas Anne-Marie… » Les grands essuyaientleurs larmes, se mouchaient, en l’aidant à rassembler ses bagages. L’oncle, quand il l’eut bénie etembrassée, se détourna vite, ouvrit une armoire et se mit à y chercher quelque chose ; quand AnneMarie passa le seuil, elle vit qu’il cherchait toujours et que ses épaules étaient drôlement secouées.

Dans la voiture, elle pleura tout de suite,dans le train, elle pleura encore plus. Sous lesdraps du pullman, elle enfouissait sa peine ; ellepouvait crier même ; les roulements de ferrailledu train éteignaient tout autre bruit.

Pâle, transie, timide, elle arriva le lendemaindevant la supérieure qui l’avait acceptée sur larecommandation de Monseigneur et qui reculade surprise en la voyant si frêle. Elle reçut dansses bras une petite fille qui de nouveau fondaiten larmes.

Anne-Marie, tout de suite, expliqua quec’était le chagrin d’avoir quitté ses dix enfants,mais que cela passerait.

La bonne et intelligente religieuse demandabien vite les lumières de l’Esprit-Saint, et tout bas,remercia Dieu qui déjà changeait quelque choseaux circonstances.

Deux postulantes qu’on attendait n’arriveraient que dans quatre jours. Anne-Marie voulait-elle passer ce temps chez quelque parente ?Où désirait-elle Pester au couvent comme damepensionnaire, en attendant ?

Anne-Marie préférait rester au couvent. D’ailleurs la nuit dans le train, les émotions l’avaienttellement fatiguée, qu’elle voulait tout simplementse coucher, ne pas manger, et dormir.

— Sûrement, c’est permis.

Et la bonne mère ajouta :

— Monseigneur ne m’avait pas dit que vousétiez aussi frêle. Croyez-vous avoir la santé ?

— Oh ! oui. Je ne suis que fatiguée.Anne-Marie se coucha. Et elle crut que safatigue infinie était une tentation du diable.Celui-ci lui cherchait sûrement une porte de sortie.

Elle ne céderait pas. Elle se mit à prier laVierge. Elle ne cesserait pas un instant de prier,cela l’empêcherait de penser à la maison, car sielle y pensait, le diable aurait des chances deréussir son coup.

Elle pria, pria, tous les mystères du Rosairey passèrent. Mais elle ne se sentait pas mieux.Le soir, la religieuse inquiète, prit sa température.Le thermomètre monta avec exagération. En luiparlant, la supérieure, sans qu’il y parût, lui arrachait le récit de toute sa vie. Cette jeune fillesûrement, n’était pas en perdition dans le monde.

La température persista. Le médecin fut appelé. Anne-Marie priait toujours. C’était le diablequi la rendait malade. Et lorsque, enfin, elle avaitréussi à accepter sa vocation, à tout quitter !

Les quatre jours passèrent. Les autres postulantes arrivèrent et sans Anne-Marie entrèrentdans la clôture.

Le lendemain, la bonne mère l’apprit à Anne-Marie. Puis elle ajouta :

— J’ai réfléchi à votre cas. Quand vous serezrétablie, vous retournerez chez vous. Si plus tard,l’appel de Dieu se répète, revenez. Mais en cemoment, c’est de repos que vous avez besoin.

Les yeux bleus s’agrandirent sous les longs cilsnoirs ; la petite lampe qui depuis quelques joursfumait, s’y ralluma, le sourire devint radieux.

— Oh ! Mère !

— Oui, mon enfant. Je télégraphie à votreoncle.

La dépêche partit. La fièvre disparut. L’onclearriva. Anne-Marie était mieux. L’automnen’était plus froid.

Pendant le trajet de retour, sur la banquetteavec l’oncle-abbé, bavardant, s’informant de tout,Anne-Marie se sentit heureuse comme si la portedu ciel allait s’ouvrir.

Ce fut la porte de la maison qui s’ouvrit sousla poussée enthousiaste des enfants.

— Anne-Marie est revenue ! Anne-Marie estrevenue !

Ils dansaient, lançaient leurs tuques et leursmitaines au plafond, dansaient encore et se pendaient au cou de la grande sœur retrouvée.

Quant à l’oncle-abbé, il n’avait plus la têtecachée dans l’armoire, il n’y cherchait plus rien,mais il pleurait quand même. Des larmes de joiecoulaient sur ses joues, mouillant son sourire.

Anne-Marie, Anne-Marie était revenue… Lapetite lampe de ses yeux bleus éclairerait denouveau le foyer.




VI

BOUCHE AMÈRE


Le robinet qu’elle entend couler, la porte quiclaque, — son frère oublie une fois de plus que lesautres dorment — l’odeur du café, éveillent Henriette et l’avertissent qu’il sera bientôt l’heure dese lever. Elle ouvre les yeux puis les referme.Elle veut savourer ces derniers instants de repos,finir un rêve agréable. Elle rêvait que quelqu’unl’enveloppait de sa sollicitude, de son adoration,comme de ses deux bras. Mais ce quelqu’unn’avait pas de visage. Si elle parvient à se rendormir, peut-être le verra-t-elle mieux ? dans laréalité, elle ne connaît personne dont l’approchelui causerait autant d’émoi.

Mais le parfum du café est trop pénétrant,le soleil passe à travers ses paupières comme àtravers un rideau rose. Elle ouvre les yeux, consulte sa montre. Décidément, elle n’a plus sommeil et elle n’est pas fâchée d’être éveillée et derecommencer à vivre.

Pourtant, elle n’est pas riche et c’est bienennuyeux. Elle travaille tous les jours et ce n’estpas non plus très amusant. Pas un seul matin, pouvoir flâner à son goût. Pas un seul jour, resterà la maison. Être toujours forcée de donner sesheures à de petits enfants qui ne sont pas, hélas !des anges du Seigneur. Ils sont parfois étourdis,agités, fatigants, indociles et distraits. Heureusement qu’ils sont comiques aussi, et l’aiment etla font rire. Elle s’appelle Henriette. C’est un jolinom, mais elle aimerait mieux s’appeler Simone,Madeleine ou Hélène. Mais elle vient d’avoirdix-huit ans, elle se sent jolie, et chaque matinnouveau contient de grandes possibilités debonheur ou d’imprévu. Elle est reposée, elles’éveille heureuse, surtout si le soleil est brillant.C’est égal, elle bâille encore comme une jeunechatte, elle s’étire et les bras derrière la tête,contemple un instant sa chambre. Le soleil est ungrand magicien. Tout est beau. Le mur n’a plusl’air défraîchi. La cretonne prend des airs de véritable jardin. Et Henriette éprouve une certainesatisfaction à se dire qu’elle a du goût, qu’elle asu tirer de peu le meilleur parti possible. Ce vieuxfauteuil, qu’elle vient de rhabiller, a-t-il assezgrand air ? D’un bond, elle sort de son lit, pourl’admirer de près une fois encore. Comme elle estdebout, sa journée commence.

À neuf heures, Henriette attend son tramway.Elle a un livre. Même l’hiver, elle lit debout, aucoin, pour ne pas perdre une minute. Elle lit là,mieux que dans le tramway d’ailleurs, qui esttoujours trop rempli et trop secouant. Et puis,dans le tramway, elle aime mieux regarder les gens.Ce sont les mêmes tous les matins. Depuis un anqu’elle voyage à la même heure, il y en a qu’elle aimerait à saluer. Il y en a dont elle sait les noms.Ce journaliste, par exemple, qu’elle admirait tantlorsqu’elle était au couvent. Mais c’est un hommemarié, il ne regarde personne, et il a toujours le nezenfoui dans une revue, qu’il soit debout ou assis.

Par hasard, ce matin, Henriette trouve uneplace tout de suite. Quand le journaliste monteà son tour, il n’en trouve pas, lui, il se met deboutdevant elle. Henriette va pouvoir l’examiner àson goût, en pure perte, mais à son goût ! Elles’amuse à le dévisager parce que, comme d’habitude,il est tellement plongé dans sa lecture qu’elleest sûre que toute la télépathie du monde n’agiraitpas sur lui. Elle ne sait pas, elle, lire avec unetelle attention. Tout ce qui passe la distrait.À la rue Roy, montent d’autres gens qui l’intéressent. La jeune fille si blonde, si blonde, quicorrespondra au même coin qu’elle, qui traîneaussi un livre, mais ne lit pas beaucoup plusqu’Henriette. Il y a longtemps qu’elles ont toutesles deux un bon regard l’une pour l’autre. Henriette trouve que cette jeune fille ressemble àquelqu’un qu’elle a déjà vu, mais qui ? Ellecherche encore, ce matin, et soudain elle trouve ;un jeune homme du nom de Louis Desjardinsqu’elle a rencontré l’autre jour chez son amie.C’est peut-être sa sœur, pense-t-elle. Elle sourità la jeune fille. À part ce sourire, lorsqu’elles nesont pas loin l’une de l’autre, elles échangent uncoup d’œil d’intelligence, chaque fois qu’une personne ridicule, une femme trop fardée ou tropgrosse, monte dans le tramway, ou encore, siquelqu’un fait tout haut une plaisanterie. Quel dommage, pense Henriette, de ne pas oser en faireautant quand elle rencontre les yeux du journaliste.Finir par le connaître, par être saluée d’un coup dechapeau, quand elle le rencontrerait ensuite, luiparaît une chose désirable.

Elle a beaucoup d’admiration pour les gensintelligents. Bien plus que pour les gens riches.Et des hommes aussi intelligents que celui-là,il lui semble qu’il n’y en a pas beaucoup. Qui sait,tout de même, peut-être n’est-il intelligent que laplume à la main, et peut-être à part cela, est-ilfort détestable. Dire qu’il a l’air particulièrementavenant et aimable …non, vraiment. Elle pourrait même le baptiser : « Nez dans le livre ».Elle aime à baptiser les gens. Aussi, ce gros,l’air béat, qui vient de monter, et qui prend immanquablement le même tramway, elle éprouve unecertaine satisfaction à l’appeler : mon imbécile.Il doit être non seulement sot, mais prétentieux.Il a une tête à ça.

À la rue Ste-Catherine, elle dit mentalementadieu au journaliste sur qui la télépathie n’agittoujours pas, et elle correspond. Ô miracle, letramway n’est pas rempli. Tout de même, ce n’estque sur le banc en long qu’elle trouve à s’asseoir.Au coin suivant, à son grand étonnement, arriveun monsieur qu’elle a connu lorsqu’elle avaitquatorze ans, un vieux garçon qui avait bientrente ans ! Comme c’est drôle de le voir soudain devant elle ; s’il savait avec quelle tendresseelle le suivait des yeux quand autrefois il venaitchez ses cousines. Elle lisait alors du Delly àcœur de jour. Elle en avait une jolie idée de la vie réelle ! Et cet homme lui paraissait un hérosextraordinaire : il venait d’être victime d’un accident d’auto, il était en convalescence prolongéepour s’habituer à marcher avec une jambe de liège.Henriette était débordante de commisération etd’amour secret. Il faut dire qu’il avait une bellefigure, des yeux très noirs, un nez droit, et un airdésabusé qu’elle rêvait, — toujours à cause desromans de Delly, — de guérir !

Il semble bien habitué à boiter, maintenant,mais que son expression est étrange. Il n’inspirepas confiance. Qu’il est chic, pourtant, une vraiecarte de mode, comme on dit. Sa bouche estironique. Bon, il passe et ne voit pas Henriette.Tant mieux. Elle n’aurait pas su quoi lui dire.Il salue quelqu’un et elle remarque qu’il n’a sourique d’un coin de la bouche. Tiens, c’est la jeunefille blonde qu’il connaît, c’est à elle qu’il va parler.

Il reste debout. La jeune fille est assise.Quelqu’un descend, et quand il prend la place libre,il a Henriette en face de lui et il la reconnaît.Cette fois, il sourit des deux coins de la bouche,et elle est flattée. Après tout, elle n’était qu’uneenfant lorsqu’il l’a vue pour la dernière fois.Il aurait bien pu ne plus se souvenir.

Elle n’a pas le loisir d’en penser plus long,il traverse l’allée, amène avec lui la jeune filleblonde, la présente :

— Mademoiselle Marie Desjardins, HenrietteDussault.

— Marie Desjardins ? Alors, avez-vous unfrère qui s’appelle Louis ?

— Mais oui. Vous le connaissez ?

La coïncidence réjouit Henriette. Et puis,dorénavant, cette jeune fille et elle ne seront plusdes étrangères, elles se parleront, puisqu’ellesprennent si souvent le même tramway.

— Ah, moi aussi je vais essayer de le prendre,c’est évidemment un tramway bien plus agréableque les autres, dit celui qu’en elle-même Henriettebaptise tout de suite : Bouche amère.

Mais Bouche amère la regarde drôlement, avectrop d’insistance, elle est mal à l’aise.

Aussi presque tout de suite, comme elle doitdescendre elle se lève, se sauve en riant. Mais c’estcomme dans son rêve, elle a l’impression qu’elleétait à la veille d’entendre des paroles de tendresse,d’admiration.

Elle sourit en pensant à la jeune fille blondequi a maintenant un nom. Mais le souvenir deBouche amère, toute la journée la trouble. Qu’est-ce qu’il a cet homme ? Que cache-t-elle, sa figure,pour qu’au fond Henriette ait comme la peur dela revoir ? Est-ce parce qu’elle l’aimait tellement,sans qu’il le sût, quand elle avait quatorze ans ?

En ce temps-là, c’était de loin et ce n’étaitpas dangereux. Aujourd’hui, ce serait de proche,et de saison. Elle a dix-huit ans, dix-huit ans.La journée est commencée, la journée continue…

Mais ensuite, des matins et des matins, Boucheamère est au coin de la rue Sainte-Catherine et ill’attend, monte avec elle dans le tramway. Il al’air de s’amuser, et cependant Henriette est toujours mal à l’aise parce que ses réflexions sontordinairement cyniques. Il ne semble pas croire àgrand’chose. Il est étrange. Il est aimable, il s’intéresse à elle puisqu’il se donne la peine de laguetter à son coin de rue, mais pourquoi, alors,se contente-t-il de cette cour qui dure un quartd’heure tous les matins ? Elle a bien envie de luidire qu’elle a une maison, avec un salon dedans,et où sa mère lui donne à présent la permission derecevoir.

— Si je n’y étais pas un matin, seriez-vousdéçue ? lui demande-t-il un jour.

Elle le serait affreusement. Mais elle n’en ditrien. Elle répond en riant :

— Je pourrais lire en paix.

— Et moi qui me morfonds en laissant filertramway après tramway, parce que je viens toujours trop tôt par peur de vous manquer ! Moi quireste pour vous debout sur ma jambe de bois, etc’est ainsi que vous m’appréciez…

— Comment voulez-vous que je vous réponde ?Je ne sais même pas où vous travaillez. Vousn’êtes qu’un passager de la Commission destramways… Et puis, vous vous moquez de toutce que je dis, et quoique vous soyez vieux, je nevous trouve pas sérieux, et je crois que je neme fierais pas à vous.

— Jamais vous n’avez rien dit de plus vrai.Je ne suis pas fiable.

Il échappe un éclat de rire. Cet éclat de rirequi s’appelait sardonique dans le livre de Delly.Quel sorte d’homme était-ce, — pourquoi l’attendait-il ?Le saurait-elle jamais ? Un jour, lui demanderait-elle de venir la voir chez elle ?

Certains matins, Marie Desjardins était là,et ils riaient tous les trois. Mais Bouche amère avait, pour regarder Henriette, une indéfinissable lueur dans les yeux. Il l’aurait peut-êtreaimée, s’il s’était écouté. Il ne s’écoutait pas.Il ne s’écoutait pas parce qu’il avait au moins unequalité : il savait qu’il n’était pas fiable. Il savaitqu’il n’était pas pur, et qu’Henriette était tropfraîche, trop jeune pour sa vie brisée.

Sa vie brisée, c’était le mot. Bouche amèrene se souvenait pas du moment exact où, malgréson intelligence, au lieu de choisir les bons chemins,il s’était engagé dans tous les tournants qui ne lemenaient nulle part. Son cours de droit, il n’avaitpas voulu l’achever, pris d’un soudain dégoût.Le stage dans une banque, il s’en était lassé, aumoment de réussir. Nommé gérant d’une succursale il n’avait pas voulu y aller. Il avait donné sadémission. Maintenant, il prospérait dans unbureau de courtage, mais l’argent qu’il faisait,il avait conscience qu’il ne le garderait pas.Un mauvais démon qui était peut-être son cynisme,l’empêchait de croire à toute stabilité.

À propos de tout, cette petite Henriette luiservait un sermon. Elle ne savait pourtant pasjusqu’à quel point il le méritait. Il l’appelait :mon petit curé, il riait. Elle aussi, tout en continuant à être intriguée. Elle prenait dans l’Imitation de J.-C., qui était son grand livre, lesréflexions qu’elle lui servait sur la vanité deschoses humaines. Mais Bouche amère ne lisaitrien de pareil. Et puis, il ne croyait qu’aux bonheurs humains. Il allait bien à la messe, parce quetout le monde y allait, mais il était incrédule.

Il cédait à un attrait sans conséquence pour lui,avec ce rendez-vous quotidien, mais il avait décidé de rester assez loin de cette petite, pour ne pastroubler l’eau claire de sa jeunesse.

Matin après matin, elle le revoyait. Matinaprès matin, ils parlaient, riaient. Et quand il laregardait, elle sentait sous ses yeux une brûlureque personne d’autre ne produisait en elle.

Le reste de la journée, peu à peu, elle songeade plus en plus à lui. Si elle avait eu son adresse,peut-être aurait-elle succombé au désir de luiécrire, quand vinrent les vacances de Noël etqu’elle fut trois semaines sans prendre son tramway.

Mais au bout de ces jours, il l’attendait encoreà son coin de correspondance, et elle aurait pupenser qu’il était demeuré là tout le temps àl’espérer, tant, tout de même, il manifesta de joieà la revoir.

— Ah ! le bien que cela fait de vous retrouver !

— Mais je n’étais pas perdue, j’étais chez nous.

— Chez vous ! Oui, chez vous, comment est-ceau fait ?

— Ni beau, ni laid. Mais c’est chez nous. J’aime ça.

Elle revit en éclair sa rue. Les maisons àescaliers et à corniches. Elle savait que c’étaitlaid, mais le soleil s’y posait comme ailleurs.

— Vous pourriez toujours venir le voir cechez nous, au lieu de me faire la cour dans letramway

— Quoi, le tramway n’est-il pas un endroitabsolument sûr ? Où rien de mal ne peut se passer ?

Je vous dis que je ne suis pas fiable. Je ne m’expose à aucune tentation, je succombe chaque fois.

— Ah ! chez nous, vous seriez bien en sûreté.

— Vos parents me mettraient dehors.

— Mais non, pourquoi ? J’ai dix-huit ans,vous savez, je peux recevoir…

— Pas un monsieur de trente-six ans, avecune jambe de liège ! Et je ne vous exposerai pasnon plus à la tentation.

Bouche amère avait une jambe de liège,Bouche amère avait présentement une situationpassable, mais ce boum de la Bourse, il s’en méfiait,il avait l’intuition qu’il achevait et que cette année1928 serait une des dernières années glorieuses…pour tant de valeurs fictives. Bouche amère neredoutait pas pour lui le retour de l’incertitudefinancière, mais il n’entraînerait pas de femme versles naufrages qui venaient, il en était sûr.

D’ailleurs, c’était vrai, s’il avait cédé à ce sentiment qui l’amenait tous les matins à ce rendez-vous,s’il s’était risqué chez Henriette, les parentsde celle-ci ne l’auraient sûrement pas bien reçu.Et puis, il était revenu de trop de choses pour nepas croire que l’amour était fragile. Il était habituéà ne penser qu’à lui, à obéir à tous ses caprices.Par égoïsme, il avait décidé depuis longtemps dene s’embarrasser de personne.

L’expression qu’Henriette n’aimait pas, passaitdans ses yeux, pendant qu’il récapitulait ainsison état. Il se moquait en lui-même parce qu’ilvenait de lier le mot embarras, avec ce joli boutde femme qu’il avait à côté de lui, Mais les yeux moqueurs, ironiques, témoignaient de choses indéchiffrables pour la jeune fille.

Et contradiction, c’était justement, le mystère,l’indéfinissable qui attiraient Henriette. Elle aurait été prête à l’aimer, à lui faire confiance.Curiosité et pitié se mêlaient en elle à dose égale.Il était infirme. Il n’avait pas de parents. Il neparlait jamais de ses amis. Marie Desjardins n’ensavait pas plus long qu’Henriette sur lui.

Sûrement, c’était un déçu, un malheureux. Il riait, mais il était triste, les réflexions qui lefaisaient rire, étaient toujours des boutades pessimistes, sceptiques, ou malicieuses. Et sa façon derire, d’ailleurs, c’était pour elle comme un frissonde peur.

— Non, Henriette, décidément, je n’irai pasvous voir. Je prends ce que vous me donnez desourire, quand je vous attrape au vol, chaquematin, et ça doit me suffire. Je n’ai pas droit à plus,que voulez-vous. Surtout, je ne mérite pas plus.Oh ! là ! là !

Mais il la regardait, son regard l’enveloppait,l’attirait, et quand elle était descendue du tramway et qu’elle avait dit bonjour en riant, elle commençait à être soudain infiniment, malheureuse etelle avait tout le reste de la journée, le cœuranxieux, serré.

Que serait-il arrivé si, un bon matin, la routed’Henriette n’avait définitivement changé decours, et, si brusquement, qu’il n’y eut pas d’adieu ?Henriette cessa de prendre le tramway versl’ouest à neuf heures et demie du matin. Ces riches petites élèves avaient la scarlatine, puisaprès leur guérison, elles partirent pour le sud.

Elle ressentit un grand vide, et ce n’était pasle regret des enfants, qu’elle aimait pourtant.Bouche amère en était la cause. Elle furetadans l’annuaire du téléphone. Elle ne trouva passon nom, il devait habiter une pension. Il ne luiavait jamais dit à quel bureau il travaillait.Et puis, elle se raisonna. Après tout, le nom de sesparents à elle, il le savait, et celui de la rue oùelle habitait, sinon le numéro exact. Elle avaitassez parlé pour qu’avec ces renseignements il laretrouve, si lui aussi désirait la revoir. Un an,presque, de cour quotidienne, en tramway, c’étaitassez pour se sentir attaché. Henriette souhaitaitun heureux hasard qui ferait surgir une nouvellerencontre. Elle pensait à lui, priait même pour lui.Et ayant affaire dans l’ouest elle y allait le matin,à son ancienne heure.

Coin Sainte-Catherine, Bouche amère ne l’attendait plus.

Le temps fit son œuvre, aidé de l’imprévu.Henriette pensa moins à Bouche amère, puis cessatout à fait d’y penser.

Son frère amena un jour à la maison un camarade d’Université qui venait du fin fond de l’ouestcanadien et était à Montréal, sans famille et sansamis. Perdu et isolé dans la grande ville, il revintau foyer qui voulait bien l’accueillir. Il était grand,beau, jeune. Ce fut pour Henriette le coup defoudre, et un amour qui grandit ensuite entre euxnormalement, comme un jeune plant bien soigné.Il grandit deux ans, trois ans, puis l’étudiant, reçu médecin, alla s’établir dans une petite ville,et six mois après revint épouser Henriette.

Le conte finirait : « ils furent heureux et ilseurent beaucoup d’enfants », et ce serait presquevrai.

Ils sont heureux, raisonnablement, ils continuent à s’aimer, parmi les événements d’une viehumaine comme les autres, c’est-à-dire, tour àtour ensoleillée ou grise.

Après douze ans de ménage, ils ont trois joliespetites filles et Henriette espère avoir un jour ungarçon. Henriette a une maison à elle, un jardin,un beau salon avec un foyer véritable. Mais choseétrange, devant les bûches en flammes, lorsqu’ellerêvasse le soir, elle retourne regarder à la fenêtrede la vilaine maison à corniche et à escalier qu’ellehabitait jeune fille, et elle se revoit là commedans un globe magique, enveloppée d’une espèced’auréole. Quel qu’il ait été, le passé surgit toujours dans le présent comme un mirage.

Pourtant, quand Henriette retourne chez sesparents qui vivent encore, elle manque d’air, etveut revenir au plus tôt dans sa petite ville qui ades allures de gros village, qui est paisible, calme,agréable à habiter.

L’autre jour, en voyage d’affaires, elle avaitbesoin d’obtenir pour son mari, des renseignementssur des polices d’assurances. Elle entra au hasarddans un bureau, parce qu’elle avait vu sur l’affichele nom de la compagnie qu’elle connaissait.

Le temps était gris. La pièce paraissait maltenue. Elle eut envie d’en ressortir sans rien demander, mais un tout jeune commis s’enquéraitdéjà de ce qu’elle désirait.

— Un instant, madame, monsieur Valin vavous répondre.

M. Valin, en arrière de son gros pupitre encombré de paperasses, lui tournait le dos, répondant autéléphone, encanté dans sa chaise, et les pieds surla fenêtre. De dos, ce n’était qu’un gros monsieurchauve, dont le faux col froissé ne lui inspira pasconfiance. Elle eut encore envie de s’en aller.Mais non, puisqu’elle y était, elle resterait. Elleouvrit son sac, sortit les papiers qu’elle voulaitfaire examiner. Elle les étendait sur le bord de latable, lorsque M. Valin raccrocha le récepteur,reprit une pose convenable, tourna vers elle sachaise et dit :

— Pour vous, madame ?

Sa voix au moins était éduquée et il avait unbon accent. Elle leva les yeux. Sa barbe était troplongue. C’est tout ce qu’elle vit et elle commençad’expliquer son affaire. Comme il lui répondait,sa voix de nouveau sonna particulièrement à sonoreille, elle releva ses yeux encore baissés vers lespaperasses.

Et alors, ils se reconnurent. M. Valin, c’étaitBouche amère ! Elle l’avait tellement oublié quemême son nom ne lui avait rien rappelé. Les yeuxrestés les mêmes, avec moins d’éclat, dans la facebouffie et mal entretenue de l’homme frisant lacinquantaine, la dépassant même, firent tout àcoup surgir dans sa mémoire, comme derrièreun écran translucide mais déjà décoré d’uneimage, la figure d’autrefois, la belle figure aux traits réguliers et fermes. Elle vit l’homme qu’elleavait connu, chic, en veston bien coupé et quiportait avec tant d’élégance la canne nécessaire…Elle s’exclama.

— Que c’est drôle, se retrouver ainsi !

Mais elle trouvait plutôt que c’était triste.Lui présentait-elle un spectacle aussi déprimant ?

Lui, la questionnait. Elle répondait ; le nomde son mari, de ses enfants, son lieu d’habitationet comme autrefois, en cinq minutes, il sut leprincipal et elle ne sut rien. Elle n’osa pas mêmedemander s’il était marié. Elle fut certaine qu’ilne l’était pas ; son faux col, son complet le disaient.Elle fut certaine aussi qu’il n’était pas riche etmême qu’il végétait péniblement.

C’était un vieux, pour elle maintenant, etsûrement, ses idées sceptiques, son ironie nel’avaient pas servi. Ni le succès, ni le bonheurn’avaient été apparemment son lot.

Ils se serrèrent la main, elle partit.

L’imprévu de cette rencontre l’amusait, elleriait, mais en même temps quand elle pensait àson sentiment d’autrefois, elle frissonnait d’horreurtout simplement.

— Mais c’est abominable, il aurait pu êtremon mari ! S’il m’avait demandé de l’épouserquand j’avais dix-huit ans, j’aurais dit oui, lesyeux fermés ! Comme on est fou, quand on estjeune, fou et inconséquent !

Ce soir-là, en rentrant dans sa maison, ellen’en finissait plus d’embrasser ses petites filles et d’embrasser son mari, si bien qu’il lui demandaen riant :

— Mais tu t’es donc bien ennuyée, en deuxjours…

— Non, mais j’ai vu par miracle que j’avaiséchappé autrefois à un grand danger, et quej’aurais bien pu ne jamais vous avoir…

Il ne comprit pas, mais comme elle l’embrassaitencore, il n’en demanda pas davantage.

Henriette revoyait le gros homme, sa barbede deux jours, son faux col sale, ses yeux quiavaient perdu leur éclat, ses yeux sans lumière.Et soudain, ne redoutant plus rien pour elle, ellese mit à penser que ses petites auraient un jourdix-huit ans, et comme elle autrefois, courraientaprès des chimères…

— Ô Dieu, dit-elle tout bas, ô Dieu, les protégerez-vous comme vous m’avez protégée ?




VII

JANE


Elle semblait sortir d’une boîte de surprise,et toute saisie, toute ébahie elle-même que lecouvercle se soit levé pour laisser passer sa petitetête ébouriffée. Elle n’était pas laide, mais elleavait toujours l’air de ne rien comprendre ; et defait, elle ne comprenait jamais du premier coup,et souvent, elle ne comprenait pas non plus dudeuxième.

Il est vrai qu’il y avait contre elle la questionde langue, en plus de la lenteur de son esprit.Jane parlait surtout l’anglais. Et elle était Irlandaise,comme le révélait sa figure typique etchiffonnée. Son nez était retroussé à pleuvoirdedans, disaient ceux qui se moquaient d’elle.Sa bouche sinueuse, rose et bien découpée, restaitmalheureusement trop souvent bée ! Elle avait desyeux bleus bien encadrés de cils noirs, longs,frisés ; mais des yeux si étonnés qu’ils étaient parfois un peu fous. On aurait pu jurer qu’ils n’avaientrien vu, qu’ils découvraient tout à l’instant et nesavaient où se poser, et qu’elle ne pouvait riendémêler, rien tirer au clair.

En vérité, déjà cela se devine, Jane était unpeu stupide. Une femme plus futée aurait pus’enorgueillir de cette épaisse frange de cils,de sa ligne de tête délicate et fine, de ses cheveuxchâtains, mousseux et ondulés, et de sa taille assezgracieuse et assez ronde à la fois.

Mais Jane était à cent lieues de pareilles idées.Jane, d’ailleurs, n’avait pas du tout d’idées, ellen’avait que du cœur. Dans certaines circonstances,cela suffisait ; pas toujours, hélas ! et biensouvent c’était désastreux. Et son pauvre cœurdevait alors traverser de pénibles bourrasques.

Car Jane, petite cervelle d’oiseau, Jane étaiten service, et Jane aurait dû savoir quantité dechoses que des années et des années de routinene lui avaient pas encore apprises.

Pourtant, de quelles patientes et douces leçons elle avait bénéficié ! Sa maîtresse était compatissante,pitoyable, miséricordieuse. Elle expliqua,inlassablement, la manière d’exécuter destravaux que Jane ne réussit jamais convenablement. Jane promettait tous les jours de se souvenir de ce qu’elle oubliait invariablement cinqminutes plus tard, comme par exprès. Jane cassaitde la vaisselle et elle lavait mal celle qu’elle necassait pas. Jane renversait du lait, de la soupe,Jane faisait brûler les pommes de terre ; Jane ensomme excellait à rebours dans toutes les tâchesménagères, barbouillant les planchers, soulevantla poussière au lieu de l’enlever, salissant le lingequ’elle devait blanchir, jaunissant celui qu’ellerepassait. Rien n’était à son épreuve.

Mais on la gardait quand même dans la maisonoù elle était arrivée à treize ans, les yeux toutmouillés comme un petit chat qu’on aurait sauvéde la noyade… Elle était venue au Canada avecun de ces groupes de petites filles abandonnées queles vieux pays envoyaient alors au nôtre, parcentaines, chaque année.

Des religieuses recevaient les émigrantes et sechargeaient de leur trouver un gîte. Vous pouviezles retenir d’avance, paraît-il. Il suffisait que vousvous engagiez à bien les traiter, à les élever, à lesvêtir, à veiller sur elles, et à leur mettre chaquemois à la banque une somme fort modique,qu’elles ne pourraient toucher que parvenues àl’âge de vingt et un an. À vingt et un an, ellesredevenaient libres de rester où elles étaient, oude s’en aller ailleurs, avec l’expérience ainsiacquise.

Quand arrivait la petite que vous aviez retenue,on vous demandait de venir vous-même la chercher. Vous conserviez le droit de la ramener aucouvent, si elle se révélait impossible à dresser.En vérité Jane était une de ces impossibles !Mais on la gardait quand même ; sa compatissanteet patiente patronne se disait :

— Elle fait trop pitié. Ailleurs, elle seraitbattue.

Et elle patientait. Jane, en reconnaissance,sans doute, lui manifestait un attachement passionné,et en maintes circonstances, son bon cœursuppléait à son intelligence. Et puis, elle pleuraitpour exprimer ses regrets. Très vite, elle avaitsu dire :

— C’est pas ma faute, pas ma faute, sûr, sûr,j’lai pas fait exprès.

— Il ne manquerait plus que ça ! lui répondait-on.

Elle ne comprenait pas l’ironie, et les potscassés restaient cassés, sûrement ; mais cetteenfant-là pouvait-elle être tenue responsable de sasottise et de sa maladresse ?

Elle faisait trop pitié. On la gardait.

Jane faisait pitié depuis longtemps, depuis sanaissance. D’où sortait-elle ? Qui l’avait aimée ?On savait qu’elle était baptisée, mais jamais iln’avait été question d’un père pour elle. Elle avaitune mère, mais une mère « qui ne pouvait pasm’avoir soin, assura bientôt Jane, parce qu’elleétait obligée d’aller travailler ».

Par des choses que dans son innocence, Janepeu à peu raconta, il fut permis de croire que lamère était aussi obligée de boire ! Il y avait unfrère, un oncle, et peut-être une sœur dans sonhistoire de famille, là-bas, en Irlande ; mais, danstout cela, Jane n’avait rien non plus tiré au clair.Tout demeurait dans une obscurité complète, etpeu de signes sensibles de l’existence de toutecette parenté traversaient l’Atlantique. Pourtant,Jane avait tant de cœur qu’elle pensait, avecaffection et indulgence, aux siens qui l’avaientexilée. Elle écrivait à sa mère fidèlement tous lesmois. Une fois par année, à peu près, elle recevaitun mot qui n’éclairait pas grand’chose. Jane devenait de plus en plus l’inconnue, mais c’était uneinconnue fidèle qui ne se laissait pas oublier.Elle continuait à écrire, sans se lasser et sans espérer de réponse immédiate. Elle finit par s’habituer à n’en recevoir que de douze en douze mois.Tout de même écrire à sa mère avec une pareilleconstance prouvait qu’on avait une mère, et Janeressentait un certain orgueil à pouvoir se leprouver.

Au jour de l’an, guidée par sa patronne, elleachetait aussi à cette mère fantomatique, un beaucadeau, et elle consacrait à cet achat, tout cequ’elle avait d’argent de poche. C’était un sentiment de générosité et de tendresse qui l’honorait.Parfois, un merci informe finissait par arriver.Souvent, Jane devait se contenter de dire :

— S’sais pas si mon mère, elle l’a reçu sonprésent. A’ travaille si fort, qu’el pourra peut-ê’te pas m’écrire.

Jane ne s’appesantissait heureusement sur riende cela. Elle avait de quoi s’occuper, ne fût-cequ’à regarder grandir autour d’elle la famille oùelle était entrée, qui s’enrichissait d’année enannée d’un nouveau rejeton. Elle aimait lesenfants et ils la trouvaient drôle. Et elle lavait lescouches, si elle n’apprenait pas à être propre et àbien faire autre chose.

Quand elle était arrivée, on s’était dit :

— La pauvre ne connaît rien, ne sait rien faire,mais elle sera toujours bonne pour laver la vaisselle…

Elle avait alors commencé de mal la laver et dela bien casser, et elle continuait. Les plus vieuxdes enfants — dont l’aînée était presque de sonâge — l’aidaient aussi dans ses massacres ; de sorte que, si on lui reprochait un délit, elle pouvait répondre :

— Marthe aussi, elle en a cassé un verre.

Ou encore :

— Oh ! madame, Paul a échappé son assiette,et elle est en mille miettes.

Ensuite, quand c’était encore elle qui faisaitle malheur, elle répétait, ses yeux bleus égaréspar la peur, même après tant d’années d’impunité :

— J’l’ai pas fait exprès, pas fait exprès…Pas ma faute, pas ma faute.

Et reculant alors, comme si elle redoutait descoups, elle s’accrochait dans quelque meuble etabîmait autre chose. Quand elle s’énervait, elleavait cette habitude de reculer, tout en guettantl’effet de ses paroles ; et un jour, à la campagne,marchant ainsi, elle trouva le tour de tomberdans la cave, dont elle venait elle-même d’ouvrirla trappe. Elle avait oublié, ce n’était pas sa faute.

— Ma crème ! s’exclama malgré elle sa patronne,car Jane était disparue la tête la première,avec un grand bol du précieux et onctueux liquide.

Honteuse de ce premier mouvement assezjustifiable, la patronne se précipita vers l’escalierd’où montaient des gémissements. Elle ramassa,rassura, consola l’infortunée. Heureusement, il n’yeut pas à la panser. Elle était tombée comme unchat, sur ses quatre pattes, et sans se faire de mal.Elle n’avait pas le don, hélas ! de se laver commeun chat, avec sa langue : moins de la savoureusecrème aurait été irrémédiablement perdue.

Pauvre Jane ! Pourtant, elle n’était à plaindreque parce qu’elle était dépourvue ; elle avaittrouvé la maison idéale. Nulle part, ses bévuesn’auraient été pardonnées avec cette indulgence.Nulle part, elle n’aurait eu pour maîtresse unejeune femme aussi désintéressée, aussi attentive,aussi désireuse de l’aider, de la secourir au besoin,de l’améliorer.

Celle-ci constata trop vite que son enseignementménager tombait dans un sol inculte et pierreux ;elle tenta de compenser cet insuccès en endoctrinant Jane peu à peu, en lui communiquant ungrand désir d’aimer Dieu et de travailler à acquérirpour le ciel autant de mérites que possible. Puisquetout, en Jane, laissait prévoir une vie qui resteraitmisérable, qu’au moins la pauvre enfant sûtcomment s’amassent ces trésors que ni la rouille,ni les vers ne rongent.

Jane devint touchante de piété, et admirablede foi.

Les huit années qui la conduisaient à sa majorité passèrent ainsi. Le seul changement, ce futlorsque Jane, probablement, raconta dans sesfidèles et nombreuses lettres, qu’elle toucheraità ses vingt et un ans, toute une petite fortune.À cette nouvelle la tendresse de sa lointaine mèreparut se ranimer, une flamme d’intérêt jaillit,inattendue, des cendres qui semblaient à jamaisrefroidies. Jane commença de recevoir des invitations pressantes. Il fallait qu’elle vienne revoir samère maintenant qu’elle était jeune fille…

— Je pourrais, hein, madame, en troisièmeclasse ?

Elle pouvait sûrement. L’intérêt composé dusalaire accumulé tant d’années faisait vraimentpour l’époque, un petit capital.

Un passage de troisième ne coûtait pasgrand’chose. Il lui resterait quelques cents dollars.

Cette idée fichée en tête, Jane ne pensa plusà autre chose. Inutile de dire que la vaissellevolait en éclats et que tout brûlait. Si bien quesa patronne à qui ses propres enfants donnaientdéjà assez de tintouin, ne se fit pas prier pour luiorganiser son voyage.

Tout s’arrangea pour que Jane fasse la traversée sans tracas et sans danger. Sa mère serait auquai pour la recevoir, car elle habitait Liverpool.Jane partait avec un billet d’aller et retour.Un beau soir d’été, on l’accompagna au bateau.Tout était propre et agréable dans la cabine, sibien que la patronne de Jane se dit :

— Elle est chanceuse de faire cette traverséeque j’aimerais tant à faire moi-même. Ce n’estpas si mal en troisième…

Un vent d’enthousiasme, d’appel au départpour des pays aussi colorés que lointains, couraitdans les couloirs du grand paquebot. Elle enviaitpresque sa petite bonne qui pourtant, soudainaffolée, se cramponna à elle en pleurant, ne voulantplus partir.

— Allons, Jane, soyez raisonnable. Vous n’avezdonc point hâte de revoir votre mère ?

Une boîte de chocolats, de petits cadeaux queles enfants lui offraient, la consolèrent bientôt.Le transatlantique attendrait au quai encore quelques heures. On l’y laissa cependant, quanddeux femmes irlandaises et cordiales arrivèrentpour occuper les autres places dans la cabine.Jane était entre bonnes mains.

Le lendemain elle était bien partie.

Mais trois semaines plus tard, un messagearrivait annonçant pour le lendemain son retourà bord du même paquebot. Que s’était-il passé ?Comme ce bateau faisait la traversée en neufjours, elle n’avait dû rester que quarante-huitheures en Irlande. On fit en l’attendant des conjectures. Jane était si sotte. Peut-être que samère n’avait pas pu la rencontrer et que Janen’avait pas su comment s’y prendre pour laretrouver ?

Quand elle surgit sur la passerelle, elle sortaitplus que jamais d’une boîte de surprise, et dèsqu’elle aperçut sa patronne, elle se précipita,épanouie, heureuse et abasourdie, et sans attendrequ’on l’interrogeât, elle répéta sur tous les tons :

— J’ai fait un si beau voyage, j’ai eu tant deplaisir à bord !

Tout ce qu’elle raconta portait en effet sur labonté des gens envers elle, quand elle avait eu lemal de mer, et quand elle avait eu si peur de latempête.

Pour les quarante-huit heures passées au paysnatal, impossible de savoir ce qu’elles avaient été.

— Ta mère était-elle au-devant de toi ?

— Oh ! oui. Mais il n’y avait pas de place pourmoi où rester, j’pouvais pas, mon mère est bienpauvre, bien pauvre…

Et elle s’arrêta. Ce que l’on parvint à savoirde plus, c’est qu’elle avait donné tout son argent,trois cents dollars ! et qu’on l’avait ensuite reconduite pour prendre son bateau. Et elle conclut :

— J’aimais mieux m’en revenir. Liverpool,c’est une ville épouvantable, et il pleut toujourslà-bas…

Elle se remit tout de suite à casser de la vaisselle et elle paraissait si heureuse d’être au portqu’elle chantait et gazouillait toute la journée.Ce voyage l’avait appauvrie d’argent, mais apparemment bien guérie de l’amour de sa famille.Elle ne parlait plus de personne.

Mais une semaine après son arrivée le courrierapportait à Jane une lettre de la Saskatchewan.On la lui remit sans penser à s’étonner, parcequ’on avait autre chose en tête. Elle prit l’enveloppe,l’examina dans tous les sens avant del’ouvrir, puis, lorsqu’elle l’eût ouverte, elle devintrouge comme une pivoine, toute tremblante d’excitation et ses yeux flambaient dans leur forêt decils et elle trépignait de joie en disant :

— C’était vrai ce qu’il disait Dick ! Il m’écrit,il a acheté sa ferme et il dit qu’on pourra se marierpour Noël.

Cette fois, ce fut la patronne qui faillit casserle bol de crème qu’elle tenait ! Jane, dans sonpatois embrouillé et souvent incompréhensible,avait bien raconté qu’en attendant le départ dupaquebot, à Liverpool, elle avait pleuré touteseule dans un coin, à un bout du pont, et qu’unjeune homme était arrivé et lui avait demandéce qu’elle avait et l’avait consolée. Oh ! avait-elle ajouté, connaissant les principes de sa maîtresse,c’était un jeune homme bon, bon, pas méchant,pas dangereux…

Sans doute, sous le coup de ses récentes émotions,avait-elle raconté là, ce qu’elle taisait ici :le beau-frère et la mère au-devant d’elle, sonargent qu’on lui avait tout de suite demandé sousle prétexte de le mettre en sûreté, et une saoulade,et la nuit affreuse qu’elle avait passée dans uneespèce de bouge, abandonnée, si bien qu’elle avaitregagné le bateau comme un refuge… même si ellene comprenait encore rien de ce qui se passait.Et Dick l’avait prise en pitié, et Dick avait finipar lui faire comprendre ce qui était arrivé, etqu’on ne l’avait invitée que pour avoir son argent.

Assez intelligente pour avoir honte d’avoir étédupe, piteuse, elle cacha tous les détails de cetteaventure à sa patronne. Elle ne parla que de lavie à bord et de Dick. Mais comment ne paspenser que là aussi, elle s’était illusionnée ? etqu’elle parlait à tort et à travers, suivant sonhabitude ? Était-ce vraiment possible qu’un jeunehomme lui eût prodigué tant d’attentions ?

Regardant Jane, sa patronne s’aperçut alorsqu’elle était devenue jolie et que son air de boîtede surprise, pour ceux qui ne la connaissaient pas,pouvait avoir le charme de l’innocence, de lanaïveté si seyante à la jeunesse. Et sûrement,Jane n’était pas rusée, cela, Dick pouvait encroire ce qu’il avait vu.

Quoiqu’il en fût, le destin de Jane fut fixé.Ce voyage ridicule, coûteux, ce voyage auraitservi à quelque chose ! Dick continua à écrire et Jane continua à chanter. Dans toutes les lettres,il parlait du mariage et priait Jane d’arrangerson départ pour le quinze décembre. Comme sapatronne hésitait à la laisser repartir pour uneseconde aventure qui pourrait bien ressembler àla première et avoir des conséquences plus désastreuses,elle reçut elle-même une lettre de laSaskatchewan. C’était un curé qui lui écrivait.Il lui donnait les références les meilleures surson jeune paroissien, lui disait que tout étaitarrangé et que des religieuses recevraient la jeunefille en attendant le mariage, et qu’elle trouveraitl’argent, du voyage que le jeune hommeenvoyait.

Tous les dires de Jane étaient confirmés !Dick avait une ferme. Son affaire allait bien.Seule une femme manquait dans sa maison.La patronne, songeant aux qualités ménagères sinégatives chez Jane, plaignit malgré elle le jeunehomme qui, par ailleurs, prouvait de l’intelligenceet du tact. Mais quoi faire ?

Une fois de plus, elle accompagna Jane pource nouveau voyage. Cette fois-là, c’était à la gareWindsor, un soir d’hiver déjà bien froid, et Janeeut encore une crise de peur et de recul au derniermoment, et elle ne voulait plus ni s’en aller, ni semarier.

Mais l’heure de départ d’un train est encoreplus inexorable que l’heure d’un départ de paquebot.

Dans la vapeur, les wagons décollèrent, lentement,emportant Jane le nez aplati sur la vitre,et de grosses larmes roulant drues sur ses joues…

Elle ne revint pas cette fois. Ce fut fini.Plus de Jane dans la maison, plus de Jane, jamais.

Quelques années plus tard, elle envoya laphoto de son mari, de sa petite fille et d’elle-même.Ils étaient tous souriants. Et elle annonçait qu’elleattendait un autre enfant et qu’elle avait unebonne servante.




VIII

LES JUMEAUX


Guy était né cinq minutes après André, maisdès ces premiers instants, ils étaient si pareils,que personne, sauf leur mère ne parvint à les distinguer l’un de l’autre. Mêmes cheveux blonds,mêmes yeux bleus, même nez aquilin, mêmebouche sinueuse, même poids, même taille.

Et quelques mois plus tard, mêmes dents,mêmes gestes, mêmes progrès.

Bébés, il y eut longtemps ces petits rubansbien marqués pour les reconnaître. Mais quandils purent trotter partout, et parler un peu, la confusion ne fit qu’augmenter.

Confusion qui amusait grandement la jeunemère. C’était le troisième enfant qu’elle attendaitlorsqu’ils lui avaient fait la surprise d’arriver deuxà la fois. Avec les aînés, elle avait dépassé le stagede l’apprentissage maternel. Elle savait son métier,et elle le savait bien. Elle avait de l’ordre, elleétait vive, adroite. L’alimentation rationnellen’avait plus de secrets pour elle, les méthodesmodernes non plus. On se moquait même un peud’elle, parce qu’elle réussissait plus tôt que personne à dresser ses bébés à être propres dès leurspremiers mois.

Inutile de vous dire qu’avec des jumeaux, cesystème était pratique ; des couches, des piqués, ily en aurait toujours assez à laver. Et elle n’avaitpas de bonne. Son mari l’aidait et il gardait lamaison, lorsqu’il avait congé, pour qu’elle fîtses courses. Et le soir, il l’obligeait souvent àsortir, pour qu’elle ne se sentît pas malheureuseet prisonnière. Car enfin, elle avait maintenantquatre enfants en bas âge, et elle n’avait pas mêmetrente ans.

Mais quelle joie, quelle consolation elle eut àvoir pousser les jumeaux si vigoureusement, sinormalement. Ils eurent tout de suite les reinssolides et les jambes musclées et fortes. Il fallutvite les séparer du même carrosse, où on les avaitd’abord mis l’un à chaque bout. Sans le vouloir,ils se donnaient de mauvais coups.

Quand ils furent capables de s’asseoir, ilseurent chacun une petite balançoire qu’on accrochadans les deux portes qui donnaient sur la cuisine.De ce perchoir, ils regardèrent fricoter leur mère,quand ils eurent cessé de dormir toutes leurs journées… Elle, leur parlait constamment, comme s’ilscomprenaient déjà, et les deux aînés ajoutant leurverbiage, la maison était vivante et gaie avec tousses oiseaux.

Mais comme la vie est ce qu’elle est, et qu’ilfaut la prendre bonne ou mauvaise, il y avait toutde même des matins où tout n’était pas aussi rose.Il y eut le matin où la jeune mère achevant sonblanchissage, vit soudain par la fenêtre que la corde pleine de beau linge bien blanc, venait decasser et de tomber dans la cour ! Et où, pendantqu’elle courait le ramasser, elle oublia la lessiveusequi se vidait ; et où, l’eau coulant sur le plancher,les jumeaux furent tellement enthousiasmés qu’ilssecouèrent avec excès leur balançoire, les secouèrent si fort, dansant comme des polichinelles,qu’une des deux céda, comme la corde à linge, etque le petit André se trouva assis et barbottantdans l’eau, pour son plus grand bonheur.

Mais non pas, vous pensez bien, pour celuide la mère rentrant avec sur les bras, tout sonlinge qu’il faudrait de nouveau rincer ! Une autrevoyant tout cela, se serait découragée. Elle boucha vite la lessiveuse, releva le jumeau, épongeale plancher sans prendre le temps de penser à rien.Elle avait chaud et sûrement, elle était un peuénervée, mais comme elle avait bon caractère,au lieu de pleurer, elle se mit à rire ! À y regarderdeux fois, c’était en effet comique cette illustrationparfaite du proverbe : un malheur n’arrive jamaisseul.

Ce midi-là, son mari rentrait tôt, pour luipermettre de courir en ville s’acheter un manteau. Mais quand elle eut fait le récit de sa matinée,il lui dit :

— J’aimerais mieux que tu ne sortes pas, c’estévidemment ta journée malchanceuse. Tu vas tefaire écraser !

Et elle ne sortit pas, surtout parce que, envérité, elle était un peu fatiguée. Son blanchissage,avec tout ça, c’était deux fois qu’elle l’avait fait, et il avait aussi fallu changer complètement l’enfantqui avait nagé sur le plancher inondé…

La vie quotidienne ne contenait pas toujours,heureusement, autant de vicissitudes. Les jumeauxgrandirent. Ils eurent le même matin une dent,puis deux, puis trois, et à dix mois, ils en avaienthuit, et ils mangeaient leurs biscuits et leurs céréales et leurs épinards comme de grandes personnes,et ils avaient chacun une petite chaise à doubleusage, dont ils se servaient avec une régularitéde plus en plus admirable.

On pouvait dire qu’ils étaient bien élevés.

Et ils étaient de plus en plus pareils. Uneannée passa, puis une autre. Leur ressemblanceau lieu de diminuer, restait fidèle à elle-même.Était-ce finesse ou malice, ou à force d’être prisl’un pour l’autre, en avaient-ils conclu que chacunreprésentait l’un et l’autre ? Toujours est-il que siquelqu’un disait, voyant l’un :

— C’est bien toi, Guy ?

Tout de suite, un autre petit homme s’amenaiten courant, car il n’était jamais loin, et disaitvite avec le même air et la même voix :

— Et moi, c’est l’aut’Guy…

Ils jouaient l’un avec l’autre de l’aube au couchant. Ce que l’un aimait, l’autre aussi l’aimait.Ce que l’un mangeait, l’autre le mangeait. Ce quel’un faisait, l’autre le faisait.

Un des parrains, qui les voyait assez souvent,prétendait comme la mère, les reconnaître :

— Il y en a un, disait-il, qui sourit de la boucheet l’autre, des yeux. Oui. C’était bien vrai.Mais si c’était aisé pour la mère et pour le parrain de les distinguer par leur sourire, pour les profanes,le signe ne valait rien. Était-ce André ou Guyqui souriait des yeux ? Était-ce Guy ou André quisouriait de la bouche ?

Le temps passa. Les deux bébés emmitoufléset roses dans leurs manteaux de lapin blanc, devinrent un hiver deux petits Canadiens bienrobustes, un peu gamins, même, et qui menaçaientles passants de leur pelle — où leur souriaientsuivant l’inspiration — si on les regardait tropparce qu’ils étaient si semblables et si amusantsavec leurs tuques rouges et leurs petites cloquesbleu marine… Un cinquième enfant était venuentre temps enrichir le foyer ; une petite filleréclamait à son tour les soins de sa mère, et l’automne d’ensuite, les jumeaux entrèrent à l’école.

Alors, au lieu de mystifier leur famille et l’entourage immédiat, ils mystifièrent, tout un mondeet surtout l’instituteur avec leur ressemblance.

Bientôt, si l’un des deux manquait une leçonet devait le soir rester pour l’apprendre et laréciter de nouveau, celui qui l’avait sue et lasavait encore, restait. L’un des deux continueraitsa vie sans la savoir. Comment, si jeune, aurait-ilrésisté à la tentation de se tirer d’un mauvais pasà si bon marché ? Ce n’était pas à son avantage,mais il ne pouvait pas déjà le comprendre.

Le maître se doutait parfois du subterfuge,sans rien pouvoir pour confondre les coupables,quand un matin, il s’aperçut avec joie que celuiqui était censé être André avait perdu une de ses dents de lait, la palette de droite. Il se dit toutheureux :

— Enfin, pour un bout de temps, je vais pouvoir les distinguer.

Mais le midi du même jour, la même dentétait tombée de la bouche de Guy, et de nouveauGuy pouvait être André et André pouvait être Guy.Les dents de lait s’en allèrent toutes d’ailleurs dansle même ordre, — l’un ou l’autre y aidant peut-être — et les dents neuves poussèrent exactementpareilles, et les blonds cheveux en même tempsse mirent à foncer. Bientôt les petites fillesdes alentours que le phénomène d’une ressemblance si parfaite attirait, commencèrent à trouverqu’ils étaient beaux et à les aimer, et à leur prodiguer leurs belles façons. Une seule trouva grâcedevant eux et ils l’aimèrent d’une même amitié.Ils l’aimèrent parce qu’elle était comme un garçon.Elle jouait avec eux sans exiger d’égards. Elle tombait sans pleurer. Elle grimpait sur les clôtures,sur les hangars, dans les arbres avec eux et commeeux. Elle s’appelait Ghislaine, mais eux ne savaient pas que c’était un nom romantique.

Tout de même pour Ghislaine, ils se mirenttous les deux à ramasser leurs sous, et pendantdes années, pas une fois sa fête, Pâques et le Jourde l’An ne passèrent sans que Ghislaine eût soncadeau. Elle reçut des cœurs de sucre, des lapinsen chocolat, des boîtes de bonbons, puis des cœursd’or, et de petites bagues et des épinglettes.

Quand leur mère leur aida à choisir le présentqu’ils donnaient ensemble, Ghislaine eut un si jolipendentif qu’elle ne cessa plus de le porter.

Aussi, les jumeaux, Ghislaine les connaissait-elle,elle, mieux que tous, et comme le parrain etcomme la mère, elle prétendait toujours savoirlequel était lequel.

Ils grandirent assez pour ne plus jouer autourde la maison, sur les hangars et dans les arbres,mais ils allaient ensemble au mois de Marie, ouparfois faire une promenade, et Ghislaine sortaitséparément maintenant avec l’un ou avec l’autre.

Depuis quelque temps, toutefois, Guy semblait bien son préféré, celui dont elle recherchaitla compagnie. Il faut dire qu’un petit événementexceptionnel les avait liés. Ils étaient encore àl’école, mais se croyaient des grands. La loi ducouvre-feu était passée ; ils étaient partis séparément de clarté un soir pour faire une commission ;ils s’étaient rencontrés, s’étaient mis à parler sansméfiance au coin de la rue, avant de se séparer.Un agent en motocyclette s’était arrêté près d’eux,les avait fait monter dans sa nacelle et amenés auposte !… On avait voulu faire un exemple, et ils enavaient été, — pour une fois — les innocentes victimes.

Ils eurent d’abord bien honte, mais depuisl’incident avait tant fait rire tout le monde, qu’ilscommençaient vraiment à s’en glorifier.

Un jour qu’on discutait devant Ghislaine del’embêtante ressemblance des jumeaux, elle sevanta :

— Que les autres s’embrouillent si ça leur faitplaisir, moi, je les reconnais toujours. Guy, cen’est pas moi qui le prendrais pour André. Mercibien !

André ayant appris ces imprudentes paroles,résolut de corriger Ghislaine et de lui prouver qu’ilétait toujours absolument pareil à Guy. Il alla lachercher pour le mois de Marie comme le faisaitson frère ordinairement. Il l’amena au restaurantensuite, manger une crème glacée. Il fit toute lapetite soirée comme s’il était Guy, et quand il laquitta, lui dit :

— Tu es bien sûre, toi, Ghislaine, que tu mereconnais toujours ? C’est drôle que les autresse mêlent…

Tendrement, elle affirma qu’elle le reconnaissaittoujours.

Le lendemain, tout le quartier savait l’histoire,et elle en voulut à André et s’attacha davantageà Guy.

Ce qui n’empêcha pas les jumeaux de continuerà être bien « mêlants ».

Le temps de torturer l’instituteur était passé,ils travaillaient maintenant, mais au même endroit,au même métier. Ils se levaient à la même heure,partaient ensemble, revenaient ensemble. Ce n’était plus des enfants, et ils se faisaient la barbe.Parfois, un matin, Guy sortait de la salle de bain,une éraflure au menton. Au déjeuner tout à coup,leur mère s’exclamait.

— Regardez-moi André qui s’est éraflé à lamême place, lui aussi !

Pour tout, il en était ainsi.

Pareil phénomène s’était-il jamais vu ?

Mais la vie avançait et ils eurent dix-neuf anset notre monde était en guerre, hélas ! Leur mère les avait si bien soignés qu’ils furent classés “a”et conscrits à la première heure.

Ce fut un rude coup pour la famille entière.Ils remplissaient tellement la maison de leur présence caractéristique. Mais il fallait bien accepterle sacrifice et endosser le kaki et quitter la familleet la maison qu’ils n’avaient jamais auparavantquittée pour un seul soir.

On disait :

— Heureusement, ils sont tous les deux.Pourvu qu’on ne les sépare pas ! —

On ne les sépara pas. Ils furent du même régiment,ils partagèrent la même hutte. Ils devinrentde plus en plus semblables, à cause de l’uniforme.Si bien, que, lorsqu’ils venaient en congé, s’ilsdevaient maintenant prendre un tramway, ils neprenaient pas le même, préférant s’attendreplutôt quelques instants au bout du chemin, fatigués qu’ils étaient d’être dévisagés par les gensqui avaient l’air de penser, en les regardant, qu’ilsvoyaient double !

Ils avaient beaucoup de mal à se faire à la viedu camp. Ils s’ennuyaient terriblement de lamaison, et ils le disaient trop. Pour le cœur de lamère, il y eut bien de durs moments, bien desprières, des sacrifices à adresser au ciel, bien desencouragements pénibles à prodiguer. Mais d’autres étaient moins heureux qu’eux. Ils se lièrentà de pauvres garçons dont ils eurent pitié, parcequ’ils n’avaient aucune famille, que personne nes’occupait d’eux, qu’ils ne recevaient ni lettres,ni colis, ce qui était tellement triste. Aussi, lesgâteaux, les fromages, les douceurs que chaque semaine, les jumeaux recevaient de la maison,ils les partageaient avec deux compagnons absolument déshérités ; un orphelin, et un autre qui avaitété élevé dans une crèche.

Un dimanche qu’ils devaient venir en congéde Valcartier, ils demandèrent d’amener avec euxl’orphelin, qui ne pouvait jamais profiter de sespermissions, parce qu’il n’avait nulle part où aller.

La mère accepta de le recevoir, bien sûr, sicontente qu’elle était de constater le bon cœurde ses enfants, et ce dimanche-là, d’ailleurs, où lepauvre fut reçu à leur foyer déjà bien rempli,fut un dimanche bien joyeux. Cette jeunesse-làtrouvait le moyen d’être drôle et gaie, malgré cetteguerre qui les menaçait si directement. Il y avaitdes incidents comiques à raconter, à mimer, et desblagues, des taquineries à faire. C’était si bon demanger à la maison, le pain de ménage et lepoulet rôti…

Ils repartirent avec un courage nouveau, commedes hommes. Dans leur première lettre, ils annoncèrent qu’ils amèneraient la prochaine fois, l’autrecopain, celui qui n’avait jamais eu de parents.

Hélas, pourquoi faut-il qu’une si belle histoirefinisse tristement ? L’hiver était venu. On faisaitdes manœuvres avec les gros engins de guerremécaniques. Dans une côte glacée et dangereuse,un tracteur capota. André le conduisait. Andréfut tué.

Un pareil fait divers, on peut en lire tous lessoirs dans les journaux, sans y attacher d’importance,sans en souffrir, mais que l’on entre dans la maison où le malheur a frappé, quelle désolation !…

Cette maison que les jumeaux avaient, un moisplus tôt, fait résonner de leurs rires, résonnait del’éclat des pleurs. Comment celle qui avait sitendrement chéri ses enfants pouvait-elle se résigner à les voir à jamais séparés, à en perdre un,si brusquement, et apparemment si… inutilement,non pas tué dans un combat, tué pour rien, enpleine jeunesse, en pleine force.

Le désespoir régna, et puis Dieu l’apaisa.Dieu qui veut que baptisé, l’on dise : « oui, Père »,à tout ce qu’Il permet, ce qu’il demande. Ce « oui,Père », il fallut l’arracher au cœur maternel sidéchiré, il fallut l’arracher deux fois : d’abord pourfaire accepter la mort, puis pour faire accepter lecercueil scellé. La pauvre mère ne verrait passon fils dormir son dernier sommeil…

Mais pendant que s’écoulaient ces dures heures,qui bien supportées allaient accumuler, pour lejeune mort, les mérites qui lui ouvriraient plus tôtla porte du ciel, la famille dans la douleur se rapprochait. Le fils aîné, et Guy, par leur courage,par leurs paroles, prouvaient à leur mère, qu’ilsdemeuraient, même échappés à son aile, de solideschrétiens. On parlait plus et avec plus d’émotion.On se disait ce que d’habitude on pense, mais quireste caché sous le front, et les sentiments quin’avaient jamais été exprimés, tout à coup sortaient des cœurs et faisaient à la mère un rempartde tendresse et de consolation.

Et ses larmes coulèrent peu à peu avec plus derésignation, moins de désespoir. Il y avait des sursauts de douleur, il y aurait bien des momentsterribles, mais un émoi doux et grave se mêlaitau deuil, pendant que celui qui restait disait :

— Maman, ne pleure pas. Je suis si pareil.Regarde-moi et pense que c’est André.

Et le pauvre petit qui était si désorienté lui-même,si meurtri, et qui serait si seul, lui qui nel’avait jamais été, même pour arriver au monde,ajoutait encore :

— Maman, console-toi, maman, je serai pourtoi deux dans un !




IX

COSTUME DE PÂQUES


On pourrait reprocher à Marise de n’être paséconome. On pourrait même l’accuser d’être prodigue. Mais est-ce tout à fait sa faute si elle n’aaucune idée de la valeur de l’argent ? Élevée avecla perspective d’un gros héritage, et fille unique,en plus, comment aurait-elle appris à se priver,puisqu’il n’y avait personne avec qui partager ?

Un pareil état de chose aurait fort bien pudévelopper en elle un monstrueux égoïsme. Aussipourrait-on presque la louanger, car si elle estprodigue, gaspilleuse même, c’est plus souventpour les autres que pour elle-même.

Marise offre sans cesse des cadeaux à ses amies.Tout est prétexte à des envois de fleurs, de bonbons. Si elle les invite, rien n’est trop beau,trop cher ; elle se ruine pour leur servir des primeurs. Est-ce la fête de quelqu’une ? Elle y pense,et se ruine de nouveau. Faire des surprises la ravit,la transporte au septième ciel.

Il est vrai que pour elle, enfant unique, choyée— par une mère peu exigeante pour elle-même etgénéreuse à l’excès pour sa fille et pour ses amies — les fêtes de toutes sortes furent toujours dans savie des jours glorieux, même parmi la grisailledes années les moins prospères. Noël, le Premierde l’An, Pâques, son anniversaire, tous ces événements étaient et sont encore marqués par desomptueux cadeaux et par de plus somptueuxfestins. Marise a mangé des fraises hors saison.Marise a ouvert des huîtres achetées à prix d’or,Marise a eu sa dinde de Noël, et qu’il fallaitmanger avec des invités, parce qu’une dindebien à point, mangée à deux, ce n’est ni drôle, nibon ; c’est trop, cela coupe l’appétit.

Et les cadeaux ont toujours été des cadeauxsplendides. À ceux qui accusaient parfois la mèrede gâter sa fille, la mère répondait :

— Que voulez-vous, je n’en ai qu’une.

Et aujourd’hui que Marise, dans sa superbeignorance ou son mépris de l’argent, achète à sontour des présents d’un prix parfois excessif, ellerépond en riant à l’auteur de ses jours qui proteste :

— Que veux-tu, je n’ai qu’une mère, après tout.

Aujourd’hui, d’ailleurs, Marise est une personne arrivée. Elle a une situation excellente.Elle a gagné elle-même ce qu’elle dépense. Ellepratique sans l’avoir lu le « Devoir d’imprévoyance »… Mais, hélas ! ce n’est pas pour croire,comme Isabelle Rivière, qu’il faut avoir en Dieuune confiance illimitée, qu’Il aura soin de nouscomme Il a soin du lis des champs, et qu’Il aimeque par amour pour Lui, on donne beaucoup auprochain…

Non, Marise n’est pas mystique. Marise a lafoi solide, mais grêle. Marise est individualiste, Marise a des défauts humains. Mais à tout prendre,elle est charmante. Elle est si heureuse desjoies qui lui arrivent, elle aime avec tant d’enthousiasme tous ces cadeaux qu’elle reçoit ou donne,qu’il est certain que Dieu, du haut de son ciel degloire, lui sait gré de ne jamais bouder la vie, desavoir rire, sourire, de ne jamais s’appesantir surles épreuves et… de s’appesantir plutôt sur sesjoies !

Quand Marise était petite, elle recevait lesamies de sa mère comme si elles eussent été lesenvoyées du Seigneur. Plus de façon, de signes debienvenue, de paroles agréables, d’invitations pressantes à temps et à contretemps, ne se virentjamais ailleurs. Puis elle les conduisait par la mainjusqu’à sa chambre et là, ne leur faisait grâce derien. Elles devaient admirer en détail, tout ce quesa mère lui avait donné depuis sa naissance, ettout ce qu’elle possédait de robes, de souliers, dechapeaux, de rubans, de bas, de jupons, même !et aussi admirer ses jouets, ses portraits, et mêmesa bicyclette.

Grande, Marise est restée la même. Quand ellea reçu une belle raquette de tennis, il a fallu queses amies, en plein hiver, voient comment, aveccette merveille, elle ferait son service. Elle fit unefois de trop la courbe savante et longue, d’un brassi savant et si long, que la raquette atteignit leplafonnier du salon et causa un inoubliable dégât.À sa mère qui parlait des fureurs du propriétaire,des frais qui s’ensuivraient ; à sa mère qui balayait les miettes de verre avant qu’on ne l’y aidât,Marise disait :

— C’est un hasard heureux, maman. Ce plafonnier était laid, démodé. Il n’y en a plus dansles salons modernes. Nous ferons poser une petiteplaque qui ne déguisera rien et laissera reines etmaîtresses de la lumière nos belles lampes.

Mais l’orage maternel tombait quand mêmeabondant sur sa tête.

— Ah ! Marise, seras-tu donc toute ta vie aussiétourdie ? Jouer au tennis dans un appartement !Si j’avais prévu pareille bévue, je ne me seraispas appauvrie pour te donner cette raquette…

Elle dut pourtant s’appauvrir ensuite pour luipayer un abonnement à un « tennis d’intérieur »,et un professeur, et de belles robes de sport bienblanches…

Marise était alors une débutante oisive, qui,son bac en poche, se reposait sur ses lauriers.Ses études finies elle n’avait plus rien à faire,qu’à attendre les invitations, à les accepter, à lesrendre, à se dévouer à quelques œuvres de charitébien cotées, à lire les livres à la mode, dans lesmoments de loisirs que lui laissaient ses occupations vaines et sans importance. Et à attendre leprince charmant. Il en passa plusieurs. Aucun nelui parut digne de son amour. Aucun sentimentne la soulevait de cet enthousiasme exalté dontelle avait besoin pour agir… Peu à peu, le mondese révélait un lieu où l’on s’ennuie. De très gaiequ’elle était d’abord, Marise devenait pensive ettriste, et en elle-même mécontente. Il est énervant de vivre en attendant un bonheur qui nevient pas, un bonheur aléatoire et incertain…

Mais un jour, enfin, Marise crut aimer. Elledevint pieuse, fut toute transformée, et se retiraun tout petit peu du monde pour savourer ce sentiment qui s’entourait de beauté, de livres, d’idées.Elle fut, pour un temps, si reconnaissante à Dieu,qu’elle se mit à venir Le voir tous les matins,Le suppliant pour son bonheur et le succès desa vie…

Elle crut ne pas obtenir ce qu’elle demandait.Elle demeura sous l’impression que Dieu ne sesouciait pas de sa piété, parce qu’il lui répondaitétrangement. Soudain, le prince charmant qu’ellecroyait aimer, fit place à un homme qui lui déplaisait,et qu’elle put soupçonner d’intérêt, en vuede l’héritage toujours en perspective. Puis, accidentellement,elle surprit une conversation, où unpetit fait le montrait jouant un mauvais rôle.Elle aurait pu croire à une calomnie. Elle futcertaine que c’était une médisance. Du coup, elleperdit la confiance qu’il faut avoir dans l’épouxde son choix et sentit qu’elle n’aimait plus.

La force qu’elle eut de mépriser son amour-propre et de rompre des fiançailles que tout lemonde trouvait si heureuses, elle ne s’en renditpas compte, mais elle la dut sûrement à Dieu quiveillait sur elle, à ses messes matinales. Et aussi,cette résolution qu’elle prit de changer sa vie.

Désormais, elle cesserait d’être la jeune fillequi reste trop longtemps dans le monde, à voirentrer dans le bal, les unes après les autres, desaison en saison, les nouvelles débutantes. Elle sortirait encore, elle avait, Dieu merci, de précieuses et fidèles amies. Mais elle aurait autrechose à faire qu’à attendre, attendre, et ne rienvoir venir.

La bachelière se remit à l’étude. La bachelièrese doubla d’une traductrice, d’une sténographe.Ce français impeccable qu’elle écrivait, elle ledoublerait aussi d’un anglais impeccable qu’elleécrirait et parlerait.

La tâche prit quelques années de patience etde joie. Marise découvrait la satisfaction d’agir,de poursuivre un but concrétisé.

Ses dix-huit ans envolés, sa vingtaine bienentamée, elle comprenait aussi que les années quipassent et vous transforment, apportent avec ellesleurs compensations. Avoir moins d’illusions, c’estêtre préservé de plus d’erreurs… L’expérience perfectionne l’art de vivre…

Marise avait l’insigne bonheur d’avancer enâge sans vieillir au moins sur un point : son enthousiasme avait la vie dure. Il restait intact. Sonenthousiasme serait, ma foi, éternel. Se faisait-elleune robe ? Tout le monde devait l’apprendre,devait la voir. Réussissait-elle une traduction ?Tout le monde devait l’apprendre et la lire.Aimait-elle un beau livre ? Tout le monde devaitl’apprendre et en écouter l’analyse. Allait-elle àune élégante réception ? Tout le monde devaitl’apprendre et avoir l’eau à la bouche à l’énumération des plats qui avaient composé un dînerfin…

Tout le monde, c’étaient les amies et amis queMarise conservait et aimait et réjouissait de sa présence, de sa parole, abondante, et joyeuse…de sa beauté aussi. Car Marise était belle…Marise avait des traits réguliers, des cheveux noirsque tous les teints aussi blancs que le sien luienviaient. Elle croyait aussi posséder une jolietaille, et tout le monde le croyait aussi et l’auraittoujours cru s’il n’y avait pas eu ce costume deprintemps…

Ce costume, fait par le meilleur tailleur de laville, qu’elle avait décidé de s’offrir à elle-mêmecette année, comme cadeau d’anniversaire.

Marise continuait à ignorer la valeur de l’argent,même si celui qu’elle dépensait à présent,était celui qu’elle gagnait. Depuis qu’elle dépassait trente ans, Marise préférait oublier le chiffremarqué par le nouvel anniversaire ; et pour nevoir que le plus beau de la fête, aux cadeaux quesa mère et ses amies lui donnaient, elle avait priscette habitude d’en ajouter un, qu’elle se payaitelle-même.

Cette année donc, ce serait cet ensemble créépar ce couturier étranger que la guerre avait faitéchouer sur nos rives et qui tout de suite étaitdevenu célèbre et dont les prix étaient inabordables !

Des amies la blâmeraient, parce que, noncontente de dilapider son argent, elle le jetaitaux mains d’une race peut-être infâme ! MaisMarise était décidée. Elle gagnait son argent.Personne d’autre n’en avait besoin. Elle avaitbien le droit de le dépenser à sa façon. Elle avaitaussi droit à une compensation, pour son levertous les jours matinal et tout l’ouvrage qu’elle abattait si bien. Et si, maintenant, on ne la voyaitplus dans le monde que le samedi et le dimanche,au moins, elle n’attirerait pas la pitié, et l’on pourrait dire :

— Jamais Marise n’a été si chic !

C’était de la vanité pure. Mais elle ne s’encachait pas. Elle avait même osé, un jour, direcette monstruosité : « Si Dieu lui avait demandéde choisir entre la beauté sans intelligence et lalaideur géniale, elle aurait sans hésiter réclamé labeauté sotte ». Peut-être, à la vérité, était-il fortaisé d’opter ainsi après coup, quand elle avaitreçu un plein panier de dons, et la beauté etl’intelligence par-dessus le marché.

Marise, joyeuse, les mains dans les poches deson manteau de fourrure, un foulard élégammentnoué sur ses boucles brunes, était allée retenir letissu extraordinaire de son costume de fête etconsulter les modèles que le grand couturier suivrait,mais en les embellissant de son inspiration.Puis par un beau jour de mars blanc, propre, etjuste assez froid pour être gai, Marise se rendaittout heureuse à un premier essayage… Elle setenait bien droite. Elle était grande, sans l’êtretrop. Elle était mince et souple, et elle marchaitla tête haute, parce que, sans le vouloir, sa distinction n’allait pas sans un peu de hauteur. Elle nese mêlait pas facilement à ceux qui n’étaient pasde son milieu. Certains disaient même qu’elleétait snob, mais non, ce n’était pas du snobisme,c’était une seconde nature. Et son beau tailleurde Pâques, elle se l’offrait aussi en compensationde ces odieux voyages maintenant obligatoires dans la promiscuité mal odorante des tramwaysbondés, qui la faisait tant souffrir.

Mais voilà, elle l’aurait son beau costume.Le couturier marmottant des salutations en unanglais fantaisiste et incorrect, venait vers elle,l’étoffe sur le bras, et sa fille le suivait la boucheremplie d’épingles.

Marise enleva son manteau, se planta devantla glace. La fille piquait des épingles sur un coussinet,se libérant la bouche pour parler. Marisecrut qu’elle se préparait à l’entretenir aimablement,pendant l’essayage. Mais non, ce n’était pas cela.C’était pour interroger son père.

Les quatre mains unies du père et de la filledrapèrent l’étoffe en jupe pendante et longue,puis en jaquette courte et encore informe. Le couturier s’éloignait, revenait, tournait et retournaitMarise. Il l’examinait vraiment sans tendresse.Il n’avait l’air ni avenant, ni aimable, loin de là.Il la lorgnait, le front soucieux, l’œil critique.Faisant un pli ici, un pli là, il grimaçait, les sourcils,froncés. Puis il confia ses observations à sa fille,exactement comme si Marise n’était qu’un mannequin sans oreilles. Autour d’elle s’enroulait ledrôle de dialogue monosyllabique. La jeune filleparlait si affreusement l’anglais que Marise nesaisissait pas un mot de ce qu’elle disait. Mais levieux, par ailleurs, articulait si rageusement sonanglais, non moins fantaisiste, que Marise pouvaitle croire furieux.

Elle commençait à se sentir moins à l’aise etmoins sûre de son chic !

Comme les costumes se portaient cette annéesans col, la jeune fille avait dû demander si celui-làserait ainsi, car le vieux, tout en tripotant l’étoffedu haut, répondit d’un ton mécontent et hargneux :

No, no, her neck is too long…

Ceci n’apprenait rien à Marise. Son cou étaitlong, c’était vrai, mais il faisait bien dans lepaysage. Marise ne porterait pas avec tant degrâce ses cheveux flottants, s’il ne l’était pas.

La bouche du vieux était tout de même loind’être appréciatrice. Pourtant, dans la glace,Marise pouvait constater que ses coups de pouceet d’épingles sur l’étoffe avaient tout de suite del’effet. Ainsi l’encolure telle qu’il l’avait drapéela faisait paraître beaucoup moins maigre. Ellesecoua la tête, son œil brilla, déjà elle se préparaità oublier que ce grognon de tailleur venait decritiquer son cou, quand elle l’entendit répondreà une autre incompréhensible remarque de lajeune fille :

No, no padding, her shoulders are toobroad…

Bon, ses épaules maintenant ! Cette fois ellea une furieuse envie de protester. Avoir lesépaules larges, hautes, non tombantes, quand onest grande et mince, c’est beau. Cela, elle en étaitsûre. La preuve, c’était ces bourrures dont lesautres devaient s’affubler…

Sur les plis du corsage, il n’a rien à dire, et envérité, elle l’attendait là. Car Marise sait qu’elleest bien proportionnée, et que nulle mieux qu’elle,ne porte le chandail.

De la jaquette, on passe à la jupe.

Le grognon couturier s’éloignait pour jugerpendant que la jeune fille tendait bien l’étoffeà la taille, mais voilà qu’il se remettait à maugréer,puis à articuler, à mordre les mots pourcrier presque :

— No, no, not that. Her waist is too small…

Et comme son aide drapait aussitôt quelquesplis, il s’écriait :

— No, no, not there… She is too hippy…

Bon, voilà qu’elle avait trop de hanche à présent,elle, qui passait pour maigre ! Et l’échenillage continuait toujours comme si elle n’avaitni oreilles, ni yeux ; il mettrait un peplum pourcacher la hanche trop large pour son goût, etaussi, pour étoffer cette taille qu’il lui reprochaitd’avoir trop fine.

L’effet était excellent. Il se redressait, paraissait enfin approuver du regard, en même tempsque Marise, qui avait envie de pouffer de rire,devant ce malmenage inaccoutumé, et tant d’illusions perdues ! Elle qui s’était jusqu’à ce jourcrue bien tournée !

Mais il n’était pas encore au bout de ses compliments. Il expliquait à sa fille, pourquoi il fronçait le devant et le derrière, et il tournait Marisecomme sur un pivot, et l’examinant de profil,constatait :

You see, she is so narrow, so narrow…

Cela, sur le travers…

C’était le comble.

Mais lui ne s’apercevait pas de sa cruauté,tout au chef-d’œuvre qu’il composerait. Il y aurait dans la jaquette des plis crevés sur un tissucontrastant.

Marise s’admirait déjà même si son couturierne l’admirait pas.

L’essayage finissait. Il ne s’agissait plus quede décider de la longueur de la jupe. Douze,quinze, ou seize pouces de terre ? Il releva lebord de l’étoffe, se pencha, regarda les jambespar-dessus ses grosses lunettes… Marise s’imagina qu’elle devenait cagneuse. Mais non. Constatant que là, il n’avait vraiment rien à corriger,il disait :

Make it short…

Marise s’apaisa. Enfin, quelque chose d’elletrouvait grâce devant cet œil implacable. Ilapprouvait mollets, chevilles et pieds !

C’était tout. Elle remettait son manteau defourrure. Elle reviendrait quatre jours avant safête, qui tombait cette année sur le matin dePâques.

Dehors, elle éclata de rire, au risque de passerpour folle, en revivant la scène à laquelle commemannequin, elle venait d’assister, mais elle étaittout de même un peu déconfite. Elle qui s’étaitimaginée qu’elle était assez belle fille ! non seulement de traits, mais de taille.

Eh bien, cela lui apprendrait, dirait sa mère,à courir les tailleurs à soixante-quinze dollars !

Her neck is too long…

Her shoulders are much too broad…

Her waist is too small…

She is so hippy…

She is too narrow…

À la dessiner sur ces mesures, on ferait unebelle caricature !

Quand une semaine plus tard, elle revint pourl’essayage final, elle ressassait ce flot de compliments que le couturier lui avait prodigués : elleles avait sur le cœur…

Cependant, lorsqu’elle eut arboré le somptueuxcostume et qu’elle se vit des pieds à la tête dans lalongue glace, elle reconquit du coup sa confianceen elle-même. Indéniablement, elle avait bonneapparence, avec ce splendide vêtement et sonteint blanc, ses beaux cheveux noirs et ce petitair souverain qu’elle avait…

Ses yeux ne furent plus que sourire, contentement,enthousiasme. Sûrement, on se retournerait sur son passage.

Et tout à coup, une idée surgit dans son cerveau,et tout de suite, elle l’exprima, demandantau couturier si, dans son métier, il lui arrivaitsouvent de trouver une femme de proportionparfaite.

De sa voix brusque et brève, il répondit :

Oh, no, I met only one, in 1902. Now sheis old and no longer a beauty.

Lui non plus n’était plus une beauté ! MaisDieu qu’il travaillait, bien !

Marise paya rubis sur l’ongle et repartit lesourire aux lèvres.

Only one, in 1902 !

Et il passait là au moins trente femmes chaquejour !

Son honneur était sauf.




X

GARAGE À LOUER


Lui est trop vieux pour travailler maintenant,et ils achèvent tranquillement leur vie dans unpetit appartement qu’ils se sont réservé, au rez-de-chaussée de la vaste maison où grandissaientautrefois les enfants aujourd’hui dispersés.

Avec l’âge, la vieille devient un peu sourde,le vieux, casanier. Mais celui-ci s’occupe encorede ses loyers, de ses rentes, et se pique d’être toujours homme d’affaires. Tout de même il passela moitié de ses jours à suivre de pièce en pièce,comme une ombre, sa vieille qui vaque à tous lessoins du ménage. Il met son nez dans les chaudrons,se mêle parfois de baisser le gaz, de dire :

— T’as pas mis trop de beurre, dans ta soupe ?

Tout cela, non par mesquinerie, mais uniquementparce qu’il n’est pas très occupé, et qu’il n’esttout de même pas assez vieux pour dormir toutle temps !

D’ailleurs, ils se supportent mutuellement d’unefaçon admirable, et ils se taquinent encore, preuved’une jeunesse de cœur tenace.

Aussi, si le vieux se propose de faire quelquemarché et s’en vante d’avance, sa femme malicieuse lui rétorque bien vite :

— Défie-toi, mon vieux. Pense à ton garageque tu avais si bien loué !

— Quoi ! y était pas bien loué, mon garage ?qu’est-ce que t’as à en dire !

Et en se moquant, elle commente une fois deplus, la bonne histoire !

Un jour d’octobre pluvieux à déshonorer unsi beau mois, on avait sonné à la porte, un samedi,vers deux heures de l’après-midi. La vieille avaitouvert et s’était trouvée en présence d’un beaujeune homme, qui ne parlait qu’anglais. Malheureusement,elle n’avait jamais affaire aux Anglais ;elle crut qu’il s’était trompé d’adresse, et commeelle ne faisait que baragouiner cette langue, elleappela vite son mari.

De la salle où elle était retournée, elle n’avaitpas pu suivre la conversation qui s’était poursuivie dans le salon. Elle se rongeait déjà decuriosité, quand son vieux survint, cherchant seslunettes qu’il avait sur le nez, et qu’elle trouvanaturellement tout de suite ! et il lui annonça,triomphalement, l’heureux motif de sa surexcitation. Il avait loué son garage. Il tenait un beaudix dollars et il continua :

— Et j’le loue bien, la vieille ! Deux moispayés d’avance, tiens regarde…

Il repartit avec ses lunettes, sa plume, soncarnet de reçus, et l’entretien, au salon, se prolongea ensuite beaucoup trop, dans l’opinion dela vieille très intriguée. Elle réussit tout de même à revoir un moment le visiteur. Il faut dire qu’elleaussi le trouva bien chic. Et tout de suite après,les langues des deux vieux avaient marché d’abondance,vous pensez bien. D’où venait ce locatairesi grand, si distingué, si beau ? Était-ce un envoyédu ciel ? Il y avait des garages à louer à toutes lesdeux portes, en cet automne de rareté de pneus,d’essence ; pourquoi avait-il choisi le leur, un peudémodé, vraiment, ils devaient bien se l’avouer ?Comment était la voiture ? Mais la voiture, ils nel’avaient pas vue, ni l’un ni l’autre. La vieilleassura que le locataire était même venu à pied.Son chapeau était mouillé, elle se le rappelaitmaintenant. Et sur le tapis du salon, la tracede ses longs pieds boueux était restée.

— Y’arait pu les essuyer mieux, su’le paillasson…

— Il est enrôlé, dit le vieux’. Il entre dans lamarine. Il part la semaine prochaine. Il ne veutpas vendre son auto qui est une belle voiture.Il a loué sa maison et ne peut pas garder songarage.

— Loué sa maison ? dit la vieille, qui cherchaità critiquer. Il est bien jeune pour avoir unemaison. Moi, j’lui donne pas plus que vingt-quatre ans. Toi ?

— En tous cas, c’est ce que j’ai compris, etj’comprends l’anglais, repartit le vieux un peuimpatient. Et ce qui est important, c’est que jesuis payé et bien payé, hein ? Dix belles piastres,pour deux mois, et pour un garage pas chauffé.Et pas besoin de faire pelleter l’entrée de la cour, puisque l’auto va rester là. Çà compte, ça…Il veut même la mettre sur des blocs.

— Quand le prend-il, le garage ?

— Y m’a dit, qu’y ne savait pas au juste.Mais en tous cas, j’lui ai dit qu’on est toujours ici.Et puisqu’il a sa clef, maintenant, c’est sansimportance…

C’était en effet sans importance. De fait, ils nerevirent pas leur beau jeune homme. En rentrantde la grand’messe, le lendemain, ils trouvèrentleur garage occupé, et trop bien occupé. Il bâillait,parce que la voiture était un peu trop longue.Le vieux, voyant cela, patenta une fermeture, unechaîne avec cadenas, qui liaient les deux battantsde la porte, pour que la voiture fût en sûreté.

— Une chance, qu’on était pas ici, dit le vieux.Le jeune homme aurait peut-être changé d’idée,en voyant ça, et m’aurait redemandé son dixpiastres…

La voiture remplissait tellement le petitgarage, que le vieux pouvait à peine en faire letour. Elle était sur des blocs, et sans pneus.

— Une idée, de faire ce travail-là le dimanche,et pendant la grand-messe, grogna le vieux.Apparemment, c’est pas même un protestant,mon locataire…

Plus tard, il dit à sa femme :

— J’suppose que c’est quand il a vu que legarage ne barrait pas, qu’il a trouvé plus prudentd’enlever ses pneus. Et j’le blâme pas ! Des pneusde c’te grosseur-là, ça vaut de l’argent. Et tout lemonde vole ça de c’temps-là…

Tous les deux, pour se désennuyer, commentèrent les derniers vols de pneus. N’en était-il pasarrivé un bien amusant, au docteur Janverne,l’autre jour ? Ayant commis l’imprudence delaisser son auto dehors une nuit, il avait retrouvésa voiture, le lendemain… assise par terre ! Plus unseul pneu ! et, sur le siège, une enveloppe bienadressée et dedans, quarante dollars, et, dactylographiés,ces mots :

— Vous, vous pourrez comme médecin, enavoir d’autres. Moi, je ne peux pas. Excusez doncle procédé.

Les deux vieux riaient bien chaque fois qu’ilsreparlaient de cette histoire. Puis, ils refaisaientles mêmes conjectures. Pour eux, ça devait êtreun ami du docteur.

— Pas nécessairement, disait la vieille…

Ils s’obstinaient un bout de temps, pourrompre l’uniformité de leurs jours.

Novembre commença, et il passa. La neiges’était mise à tomber. Elle tombait avec unerégularité et une abondance extraordinaires. Levieux, chaque fois, se donnait des crampes àdéblayer la couverture du garage. Il se donnaitun mal de chien, pour protéger la voiture malabritée.

— Autrement, disait-il à sa vieille, qui trouvait qu’il exagérait, autrement, les glaçons vont seformer, et ils tomberont, et ça pourrait bienl’égratigner, la faire rouiller. Et en somme, il m’abien payé, ce locataire.

C’était vrai. Il l’avait bien payé. Mais bientôt,ils se mirent tout de même à se demander s’ilsrecevraient sous peu de ses nouvelles.

— Pas besoin d’être si pressé, disait la vieille.Le loyer n’est pas encore dû.

— Et dans la marine, hum !… avec les sous-marins,les mines… repartait le vieux… Tout d’uncoup, a nous reste, c’t’auto-là…

— Ça doit en faire un bel officier, disait lavieille. Même en civil, penses-tu qu’y paraissaitbien !

La moitié de l’après-midi ou de la soiréepassait à reparler du locataire. Dans leurs conversations,les vieux faisaient feu de tout bois.Leurs yeux étant affaiblis, ils ne lisaient à peuprès plus le journal. La T. S. F. leur suffisait pourles nouvelles. Ils commençaient aussi à se détacher un peu des malheurs du monde ; ils étaientencagés dans leur vieillesse. Le bruit des voixsuffisait à les distraire, même ce bruit très familierde leurs deux voix monotones. Le vieux parlaitfort, à cause de la mauvaise oreille de sa vieille ;et la vieille répondait encore plus fort, parcequ’elle ne s’entendait pas, et voulait bien qu’il lacomprît.

Janvier n’apporta ni nouvelles, ni chèque dulocataire, mais il apporta abondance de neige.Il fallut pelleter, il fallut casser les glaçons pourne pas laisser s’abîmer la belle voiture dontl’arrière dépassait toujours. Le propriétaire enétait tout essoufflé et quand février passa sansrien apporter, il commença à grogner ouvertement ;il s’inquiétait, chicanait. La vieille prenait la défense de l’officier de marine. Il était en mer, parpareil temps, il était loin et exposé. Qu’avait-ilà s’en faire, son vieux, avec, pour garantie, uneaussi somptueuse Packard dans son vieux garagede bois ? Le locataire pourrait bien ne payer quelorsqu’il viendrait chercher sa voiture. Il le luiavait peut-être dit ?…

— J’comprends l’anglais, ma vieille, y m’arien dit de tout ça. Y était censé les envoyer seschèques…

Au début de mars, le vieux se dit qu’il fallaittout de même faire quelque chose. Ce silenceétait un peu extraordinaire, un peu louche,même…

Tout à coup, il eut une idée.

— Mais j’suis bien gauche, la vieille. Si je téléphonais à l’hôtel de ville, si je contais mon histoire,on’me dirait à qui appartient ce numéro de licence.C’est bête, mais j’me rappelle même pas le nomcomplet qu’j’ai mis sur le reçu. J’apprendrais peut-être quelque chose.

— Tu peux toujours essayer, ça ne coûte pascher…

Et comme mars commençait en agneau, avecde l’eau plein les rigoles et déjà des chants d’oiseaux,le vieux dit :

— J’ai envie d’y aller plutôt. J’connais quéqu’un à ce département, y va me renseigner…

Et il partit, guilleret, fredonnant, ayant oubliéqu’il n’était pas heureux parce que son garage,ne rapportait apparemment plus rien.

Mais il en avait une tête, le vieux, quand ilrevint. Il haletait, tant il avait marché vite pour raconter tout cela au plus tôt. Non, maispour une aventure, c’en était une, bien sûr !Quand il avait donné le numéro de la licence qu’ilapportait bien écrit sur un bout de papier rayé,le commis s’était esclaffé…

— Si j’sai à qui, c’t’auto-là, j’pense bien !On a assez couru après !

Et il appelait les autres :

— Vous parlez d’une histoire ! Il a l’auto del’ambassadeur de Chine dans son garage depuisle mois d’octobre et il ne le savait pas…

Le vieux ne comprenait rien de rien. Mais ilsaisissait tout de même qu’il allait avoir le motde l’énigme.

Cette somptueuse voiture avait été volée ledimanche matin, pendant que le chauffeur catholique assistait à la messe.

Le poste de police fut en liesse. On téléphonaà l’Ambassade. La Compagnie d’Assurances ayantremboursé la perte, l’Ambassade n’était plus propriétaire de la voiture. Quand le vieux repartit,il était exalté et heureux comme un héros.

Ce n’est qu’en répétant tout cela à sa femmeque le vieux comprit que ce vol n’avait été qu’unvol de pneus.

— Si on se serait douté d’une affaire pareille !disait la vieille.

Le vieux pour se dédommager d’avoir étévictime d’une grosse mystification, le vieux, lui,répétait, et à tue-tête, pour qu’elle comprenne bien :

— Le trouves-tu encore chic, ton officier demarine ? Et tu avais pitié de lui, parce qu’il était parmi les sous-marins et les mines, et la canonnade.Tiens, j’parie, la vieille, que t’as même prié pourlui.

Il riait de tout son cœur. Elle, piquée, répondait :

— Eh ben, si j’ai prié pour lui, c’était pas detrop. Un voleur a bien plus besoin de prièresqu’un officier de marine !

— Mais, j’y pense, mon loyer de garage, moi,j’suis pas pour perdre ça.

— Oui, d’autant plus que t’as pelleté commeun enragé tout l’hiver… C’est pas de ta faute situ t’es pas donné une hernie…

L’histoire finit au mieux pour le propriétairedu garage. Mais depuis, la vieille répète quandmême, chaque fois que le vieux ose se vanter deson flair en affaires :

— Pense à ton garage, avant de trop te« fièrer »…

Alors, le vieux, chaque fois, rétorque :

— Eh ben, j’ai t’y perdu une cenne, dansc’t’affaire-là ? oui ou non ? J’ai t’y perdu unecenne ? Non, pas une cenne… L’assurance étaitben trop contente de retrouver l’auto. Mon loyer,y me l’ont payé, et le pelletage, aussi, Dieu merci…

Tout de même, depuis, les étrangers qui frappent à la porte, et qui parlent l’anglais, les vieuxles reçoivent avec froideur, et beaucoup de méfiance.




XI

LE CHÂTEAU


Comme tout le monde, vous croyez que dansnotre pays, les châteaux n’existent pas ? Commetout le monde, vous savez bien qu’il y eut autrefoisnos manoirs, et qu’il en subsiste encore quelques-uns,mais déserts et endormis comme le châteaude la Belle au Bois Dormant.

Mais un château vivant, habité, vous croyezque c’est une chose de rêve. Marielle le croyaitaussi, jusqu’à ce qu’elle eût appris l’extraordinaireaventure des parents de son amie Suzanne.

Ceux-ci ne désiraient acheter qu’une ferme, etpar un concours de circonstances aussi favorablesqu’heureuses, ils avaient acheté, — à l’enchère surle perron d’une église, — une ferme, des bâtimentsspacieux et modernes, des érablières qui n’enfinissaient plus et, — par dessus le marché, unchâteau ! Oui, un château comme dans les contes,mais un château qu’un coup de baguette de féene ferait pas disparaître, un château plus vrai queceux des contes, en beau granit canadien, qui luifaisait un visage fardé des plus belles couleursdans sa verte forêt.

Des Anglais l’avaient fait construire. Une famille anglaise, — qui s’éteignait faute d’enfants, —le perdait, pendant que les parents de Suzannel’acquéraient, par miracle, vraiment.

Dès que Marielle eut appris la nouvelle, elleenvia Suzanne, elle qui pourtant, de nature,n’avait rien de l’envieuse. Sa seule consolationc’était de penser qu’à l’été, elle irait elle aussi,vivre la vie de château, puisque déjà on l’avaitinvitée.

— Tu viendras me désennuyer, car j’en auraibesoin, lui avait dit Suzanne, lui montrant sansenthousiasme, les belles photos où l’on voyait laferme, les bâtiments, le silo…

— C’est à dix minutes du chemin, lui avaitencore dit Suzanne. De la route, tu ne vois rien.Tu montes par un chemin étroit, rocheux et épouvantable pour une auto, et tu arrives en haut dansune forêt profonde qui t’enferme à jamais. Lechâteau est là. Pour un château, c’en est un vrai.Il a sa tour, ses pignons, il est beau. Mais la penséede l’habiter ne m’enchante guère.

Heureusement, la mère de Suzanne avait del’enthousiasme pour cinquante ! C’était une femme jeune de cœur et de visage, qui débordait d’entrain. Elle parlait autrement que sa fille et Marielle éblouie l’écoutait raconter ce rêve :

— Tu as vu le film Rebecca ? Tu te rappellesquand on nous montre la belle façade de Manderly ?Eh bien, Marielle, en plus petit, mon château ressemble à Manderly.

Et dans son exaltation, elle déclamait en riant,sur un ton théâtral :

« I dream’t that I was back in Manderly… »(phrase qui commence le film : Rébecca).

Mais pendant que dans son imagination ellerevoyait comme au cinéma la façade de granitmulticolore avec ses fenêtres ouvertes sur la forêt,Suzanne disait :

— Manderly, maman, c’était beau, mais n’oublie pas que ce n’était pas gai. C’était tout noirdu spectre mauvais de Rébecca.

— Dans mon château, Suzanne, il n’y a pasde fantôme, tu verras, Marielle, c’est une merveille.

Et Marielle répondait avec une ardeur contenue :

— Oh ! Madame, que j’ai hâte, que j’ai hâte…

Toute seule avec Suzanne, elle lui reprochad’être blasée :

— Je ne suis pas blasée. J’ai peur, c’est tout.Tu ne peux pas savoir comment je me sens le cœurdes fois. Et ce château-là, j’en ai peur. Il est tropgros. Il est trop grand. Il est trop loin du cheminet en haut d’une côte trop escarpée. Tu sais queje ne vaux rien dans les côtes, que ça m’étouffe,me rend malade. J’ai peur.

Marielle discuta :

— Tu as trop d’imagination, ou tu n’en as pasassez. Moi rien que de penser à ton château, jebondis, je m’élève sur les ailes du rêve, comme unpetit avion d’argent dans les nuages. Oh ! Suzanne,si tu savais comme je te trouve chanceuse…

Marielle eut tout l’hiver, tout le printemps pourrêver au Château. Elle devait d’abord y aller pourles sucres. Les choses ne s’arrangèrent pas, et elleen fut aussi heureuse. Mieux valait voir les boislorsqu’ils étaient feuillus.

La mère de Suzanne revint aux premiers joursde mai, ayant fini l’installation du château etcomme Marielle écoutait si bien, elle lui versa sonenthousiasme, par brassées…

Son château, elle l’aimait de plus en plus.Ce qu’elle avait acheté couvert de neige, sortaitde l’hiver éclatant de couleur. Elle avait vu lesous-bois sous un tapis blanc de trilles ; un véritable tapis, et des trilles énormes… Elle avait vutoute la forêt passer du noir au tendre roux desbourgeons ; puis verdir presque soudain de milledifférentes teintes. Elle avait parcouru ses bois,sans pouvoir en trouver la limite, marchant uneheure, deux heures, sans arriver au bout. Il y avaitde vieux chênes énormes, des noyers dont lesbranches crochues étaient extraordinaires, il yavait tant d’érables, que l’on ne pouvait pas lescompter, il y avait des armées de jeunes bouleauxgraciles et tout blancs, et des armées de mincestrembles.

— C’est sans valeur comme bois de chauffage,intercalait la nouvelle châtelaine au milieu de sonrécit descriptif, mais c’est joli à voir pousser…

Il y avait des armées de jeunes hêtres auxtroncs criblés d’yeux noirs. Il y avait un jardintout jaune de jonquilles et tout blanc de narcisses…

Pourquoi Suzanne gardait-elle un visage si pâleen écoutant sa mère, quand Marielle avait les yeuxplus pétillants que des étoiles magiques ?

— De ma chambre, — et de la tienne aussi,Suzanne, — on voit une mer de forêt. Les fenêtress’ouvrant à la hauteur des têtes d’arbres, on y voitles hirondelles, les mésanges de tout près.

La description continuait. C’était une sourceintarissable que les beautés de ce château. Laforêt du printemps l’entourait, paraît-il, commeune immense tapisserie à peine déchirée au fondde la vallée par la ligne d’eau encore froide de larivière, qui restait brunâtre, et au loin, à gauche età droite, par deux grands morceaux bleus quiétaient le lac des Deux-Montagnes.

— Et il y a le verger ! Nous irons dès que lespommiers seront en fleurs.

Mais à ce moment-là, Marielle ne put pas nonplus y aller, et elle continua à rêver un peu pluslongtemps au château qu’elle n’avait jamais vu.

Suzanne et ses parents quittèrent la ville poury passer l’été. Marielle avait accepté de travaillerun mois pour une œuvre de guerre. Elle rendaitservice et elle recevait un petit salaire. Mariellen’était pas riche et savait d’ores et déjà qu’ellene le serait jamais. Elle n’avait ni oncle, ni tanteà héritage. Son père était un professeur aussidistingué que célèbre, mais la plaie d’argent, —qui n’est pas mortelle, — on avait l’occasion chezelle de la soigner bien souvent.

Vers la fin de juillet, Marielle reçut un petitmot tout tremblé de la main de Suzanne.

— « Ce n’est pas pour rien, ma petite Marielle,que j’avais peur du « Manderly » de maman, peurde venir ici pour l’été. J’ai été bien malade.Je l’aurais été ailleurs, probablement, mais je mesuis sentie si mal que j’ai eu peur de mourir.Je vais mieux. Je me lève, je descends. Mais viensau plus vite. J’ai besoin de ton amitié. J’ai tantpeur que tu ne viennes pas que je t’envoie l’automobile. Vendredi, à quatre heures, serais-tu prête ?Arrange-toi, je t’en prie, pour pouvoir finir avecnous l’été. »

Comme Suzanne était drôle de penser queMarielle pouvait manquer à sa promesse ! Elleavait tellement hâte de partir, qu’elle ne savaitplus comment faire couler les heures avant le moment du départ.

Pareilles à toutes les heures, elles coulèrentpourtant et le vendredi se leva sous un ciel absolument pur, un de ces jours rafraîchis parce quela pluie de toute une nuit les a lavés.

La mère de Suzanne était dans la voiture etn’y pouvait pas beaucoup remuer, enterrée partrop de choses qu’elle rapportait de la ville.Marielle rose et souriante prit le petit coinlaissé libre pour elle.

— Oh ! Madame, que je suis contente, que vousêtes bonne de m’inviter. J’ai tellement hâte devoir votre Manderly…

— C’est moi, Marielle, qui te remercie devenir. Suzanne a bien besoin de distraction.

La maladie de Suzanne, Marielle avait eul’esprit si occupé du château, qu’elle n’avait pasun instant songé que c’était grave. Elle s’attendait à retrouver son amie un peu alanguie etnonchalante, mais non encore malade.

Elle apprit ce qui s’était passé. Un rhume quipersistait, des angoisses, des faiblesses. L’opiniondes médecins était encore obscure. Ils avaienttenu à savoir si Suzanne avait eu la scarlatine.Ils avaient dit :

— La scarlatine laisse de ces hypothèques surle système…

La gaieté de Marielle survécut à ces mauvaisesnouvelles. La route était si belle. La voiture filaitparmi les verdures luisantes, l’odeur apaisante dela campagne. La voiture allait, montait, tournait,descendait, remontait ; puis après avoir longé unbout du lac des Deux-Montagnes, suivait uneétroite rivière qui coulait presque à la hauteur duchemin.

— Nous approchons. Mais il n’y a rien à voir.Le bois cache toute la maison. Elle est là-haut,vois-tu ? ce bout de pignon qui dépasse ?

Marielle ne voyait qu’une colline très verte.

— Il y a trop d’arbres. Nous en ferons abattre.Tiens, nous voici chez nous.

On voyait au bord de la route une petite ferme,et en arrière, les grands bâtiments que Marielleavait déjà tant admirés sur les photos. Mais lechâteau, où était-il le château ?

La voiture continuait. À un quart de milleplus loin était la barrière. Une route qui montaittout de suite dans l’épaisseur du bois s’ouvrit avecla barrière. C’était la route étroite, casse-cou,dont Suzanne avait parlé.

En somme, le château, il était sur sa petitemontagne, le chemin coupait de peine et de misère la pente abrupte hérissée d’érables. Tant defeuilles vertes donnaient presque le vertige.C’était comme un tunnel sous les ramures ; undrôle de tunnel, serpentant, grimpant. La voitureavait le nez en l’air, elle grinçait.

Tout à coup, elle reprit son ronron ordinaire,fila tout droit.

— Ici le jardin, disait la mère de Suzanne.Mais Marielle déjà contemplait émerveilléel’imposante façade de granit, les innombrablesfenêtres à petits carreaux, les pignons, au borddécoupé en escalier comme ceux des béguinagesde Bruges sur les cartes postales ! et toutes lescheminées qui perçaient le toit.

— Nous avons quatre foyers, et du bois pourles chauffer, nous en avons, pour ça, oui, c’estl’abondance…

Marielle descendit. On arrivait en arrière duchâteau. Mais c’était en vérité un château à deuxfaçades. L’une où était la porte un peu sévère, enbois plein, par où ils entreraient pour que Marielle jouisse de l’effet grandiose de l’arrivée…

La lourde porte donnait sur un portique, etl’enchantement commençait après ce portique,qui ouvrait sur un balcon intérieur duquel la vueplongeait sur le salon haut de deux étages ; toutun pan de fenêtres encadrait le vert profond de laforêt et du ciel. Marielle s’appuya à la balustradede chêne. Cette grande pièce était somptueuse.

De vastes fauteuils, une table basse, des sofas,faisaient le rond où causer ou lire en regardantflamber le feu, dans l’immense foyer.

— Que c’est beau, disait Marielle. Oh ! madame,quel rêve, et Suzanne qui ne m’avait riendécrit !

Un large escalier descendait de ce balcon versle salon ; à chaque bout des degrés montaient auxailes absolument séparées où s’ouvraient leschambres.

— Allons voir Suzanne, nous redescendronsavec elle. En chemin, regarde ma chambre.

C’était une grande chambre, au mur à peinerosé ; une grande chambre avec trois larges fenêtresqui donnaient sur la mer de verdure. L’érablièreenserrait la maison. À peine apercevait-on dansle lointain un morceau du lac des Deux-Montagnes.Ce qui frappait c’était tout ce vert, toutes cesfeuilles qui remuaient légèrement sous la brisedu beau jour d’été. Habiter cette chambre c’étaitcomme habiter un phare dominant la mer defeuillage.

— Que c’est beau ! dit encore Marielle…

— Viens à côté, c’est le domaine de Suzanneet ce sera le tien.

Marielle frappa, étonnée que Suzanne n’aitpas déjà entendu sa voix. Elle ouvrit la porte.Le rêve continuait ! Le pastel des murs, la cheminée,les trois fenêtres à petits carreaux, lescharmants fauteuils bleus et blancs, l’étagèreremplie de livres, la table à écrire, les abat-jourdes lampes, le lit à poteaux… tout était beau.Mais hélas, dans le lit était étendue une Suzanne si pâle, si changée, si haletante, et qui avait leslarmes aux yeux pour embrasser Marielle.

Sa mère qui l’avait quittée bien le matin,s’écria surprise :

— Mais comment, tu ne t’es pas levée !

Le midi, tout à coup, Suzanne s’était sentietrès mal. Elle avait eu une faiblesse. Mais elleétait si contente de voir Marielle qu’elle seraitmieux demain.

Sa mère pâlit.

— Te sens-tu aussi mal qu’à ta premièreattaque ?

— Non, pas tout à fait, mais j’ai si peur.

— Ne t’inquiète pas. Je vais appeler le médecin,demander quoi faire, quoi te donner, et situ dois quand même te lever. Je te laisse Marielle.Tout à l’heure je l’installerai. Je reviens tout desuite.

Marielle disait :

— Moi qui étais si contente de tout ! Moi quiétais si contente d’arriver, et de te revoir, ô Susanne,et moi qui t’envie tellement d’habiter ici !Comme j’ai de la peine.

Suzanne, un peu haletante, murmurait :

— Tu vas vite voir qu’il ne faut pas m’envier.Le château, il est beau, mais j’avais raison de manquer d’enthousiasme, je sentais que pour moi ceserait une prison. Je suis en cage, Marielle, et lepauvre oiseau a bien mal aux ailes. Et de mon lit,cette mer de feuillage que tu aimes tant, je ne peuxmême pas la voir.

Elle pâlissait, fatiguée d’en avoir tant dit.

Sa mère revint avec une potion. Le médecinrecommandait à Suzanne de rester au lit ce soir.Si, le lendemain, elle se sentait mieux, elle pourraitse lever le midi. Sinon, il viendrait la voir.

— Belle arrivée pour toi, Marielle ! Tu vasvouloir t’en retourner.

— Ah ! non, par exemple, si je ne gêne pas.Je resterai avec toi tant que tu voudras. Le restedu temps, je courrai les bois.

— Allons, viens Marielle, que je t’installe.Après, nous descendrons, le dîner va sonner.Et toi, Suzanne, que veux-tu manger ?

— Ah ! sur un plateau, rien n’est bon ! N’importe quoi, maman…

Marielle prit possession d’une chambre ravissante. Elle achevait de suspendre ses robes, de serafraîchir un peu lorsque le gong sonna le repasdu soir.

Elle alla redire un mot à Suzanne et insistapour la consoler :

— Je t’assure, Suzanne, qu’être malade dansune aussi belle maison, ce n’est pas aussi triste…

Mais non, Marielle ne le croyait pas. Marielleà son tour avait un peu peur. Marielle ne pouvaitplus envier Suzanne.

Elle ne pouvait plus envier personne. Pourtant,cette salle à manger magnifique, avec ses baies quienchâssaient tout le couchant, avec le feu quel’on avait fait dans la cheminée pour réchauffer lesoir, avec sa grande table sculptée si bien servie,tout continuait à être beau comme dans un conte.Mais la mère, le père, les frères de Suzanne, quiétaient polis et voulaient quand même être gais, Marielle sentait qu’une grande inquiétude leurserrait la gorge. Suzanne était très malade. Ellel’apprit dans un grand solarium qui était vraimentun autre coin de paradis. Tout y chantait l’espérance ;les fleurs de la cretonne, le vert des meubles,et tant de livres sur les rayons pour le bonheur del’intelligence.

Mais Suzanne était très malade. Rien ne pouvait plus être parfait. Elle pourrait guérir, maisjamais plus, ou du moins, pour de longues annéesà venir, elle ne pourrait plus comme les autresjeunes filles nager, jouer au tennis, courir, marcher même…

Marielle acheva peu à peu la visite du châteaude rêve ; l’aile des invités, l’escalier de la tour siamusant, l’aile où habitaient les garçons, leurstudio, et le troisième, où personne encore n’habitait,mais où de grandes chambres, plus encore quecelles du second, faisaient le phare au dessus de lamer de feuillage.

Le soir, aucun bruit ne montait jusque là, àpart le cri des oiseaux nocturnes. La lune planaitsur ce grand silence avec un tel éclat qu’elle forçait les yeux à s’ouvrir. Elle était brillante etblanche et traçait un chemin au-dessus des arbres.

Parfois Marielle entendait la voix de Suzannequi demandait à travers le mur :

— Dors-tu, Marielle ?

Elle allait la rejoindre et elles parlaient un peuet parfois elles retrouvaient ensemble leur insouciance et riaient comme des folles pour des riens.Mais plus souvent, la lune augmentait l’angoisse au cœur de la malade et Marielle la consolait,l’encourageait :

— Tu verras, ce ne sera pas toujours ainsi.Quand tu pourras comme moi courir les bois, tuseras de nouveau heureuse.

Le temps passa. Suzanne allait mieux. Elledescendit au soleil sur la terrasse, elles retrouvèrentles fous-rires de leur enfance toute proche. Ellesdiscutèrent sur des sujets trop graves ; mais lesujet mariage, mari, qui avait auparavant faitsi souvent l’objet de leurs méditations à hautevoix, Marielle s’en éloignait comme du feu. Sansun miracle, pour Suzanne, il n’était plus questiond’une vie normale, avec des devoirs fatigants, descourses, des tâches un peu lourdes.

Mais la vie était bonne sur la terrasse. De celatoutes les deux pouvaient remercier Dieu. Marielle le disait, voulant que Suzanne fût de son avis.

— Madame la châtelaine, criait-elle soudain,venez donc vous reposer avec nous…

La châtelaine venait, mais elle n’était pasassise depuis cinq minutes qu’une des bonnesparaissait dans la porte ; on réclamait encoreMadame pour quelque chose !

— Maman l’aime son château ! mais c’estcomme ça tout le temps. Elle n’y est pas uneminute tranquille.

Elle revint un peu plus tard, mais pour rappelerà Suzanne qu’elle devait pour obéir à la faculté,faire sa sieste.

— Je dois descendre chez le fermier. M’accompagneras-tu Marielle ?

— Jusqu’au bout du chemin, jusqu’au vieuxchêne. Ensuite je m’enfoncerai dans votre forêtde conte de fées…

S’en allant, elles se retournaient toutes les deuxpour admirer le grand château. Dans toute cetteverdure, c’était vraiment un château romantique.Un léger vent leur apportait la senteur de terre,de champignon, de feuilles.

Au bout de la route droite, elles se séparèrent.

Marielle s’engagea dans le chemin des bois.Elle aspirait le bon air ; elle regardait tout avecavidité. Dans trois jours, elle s’en irait, retournerait à sa petite vie de ville, elle n’aurait plustoute cette beauté, cette tranquillité.

Comme elle entrait dans le champ qui séparaitles érablières, elle éveilla des marmottes assoupiessur les roches chaudes et qui déguerpirent ; elleécouta la ritournelle d’un pinson-chanteur, ellese répéta :

— Que c’est beau !…
et poussa un grand soupir ; le genre de soupir quel’on pousse lorsque l’on s’aperçoit que vraimenton ne peut pas être heureux, qu’il manque toujours quelque chose aux bonheurs de ce monde.

C’est en effet parce qu’elle réfléchissait queMarielle avait poussé ce soupir. Elle, elle auraitpu être heureuse dans ce château ; et autour !Elle avait la santé, elle adorait vivre dehors etdans la solitude, elle pouvait marcher des heuressans jamais être fatiguée ; avec les arbres, avec laterre, elle ne s’ennuyait jamais, — du moins elle lepensait.

Mais le château n’était pas à elle et dans troisjours elle le quitterait.

Et la véritable châtelaine, que faisait-elle ?Elle venait de descendre à la ferme, elle y découvrirait probablement encore que le fermier n’avaitpas soigné les poules, ou que les seaux à lait étaientmal lavés, ou que le jardin n’avait pas été assezarrosé. Et en haut, dans son beau château, il luifallait conduire une domesticité difficile à accorder,à styler, et encore plus difficile à trouver. Il luifallait se préoccuper de surveiller ses jeunes bonnesun peu étourdies qui ne respectaient pas la valeurde l’argenterie, des porcelaines, des cristaux.Il lui fallait veiller à la cueillette des fruits et deslégumes et à la mise en conserve, et voir aux provisions,à l’administration de ce vaste domaine…Sans l’œil du maître, il fallait bien se rendrecompte que rien ne marchait bien…

Être châtelaine comportait donc autant dedevoirs qu’être une ordinaire mère de famille ;et même plus…

La joie des bois, la joie du château, Marielleseule, en somme, l’avait goûtée entièrement, etsans soucis, pendant ces jours qui s’achevaient.Et parce que cette joie ne lui était que prêtée…Dire qu’auparavant, elle avait envié Suzanne.Le bon Dieu lui donnait une belle leçon. Il nefallait envier personne. Il fallait accepter son sortet le croire aussi bon que les autres. Avec sonimpétuosité, son besoin d’air, si le bon Dieu luiavait donné à elle, le grand château et la maladiede Suzanne, ne serait-elle pas encore plus malheureuse ?

Marielle foula d’un pied plus ferme la terreinégale du chemin qui de nouveau traversait lebois. Elle s’arrêtait pour cueillir un fruit sauvage,un champignon, ou arracher une noisette encoreverte. Le soleil et la brise lui parlaient vraiment.Elle entendait chanter en elle des maximes tantrépétées autour d’elle pour l’éduquer et quiétaient demeurées d’abord sans écho.

— La santé est le plus grand des biens.

— Tout ce qui a du prix s’achète.

— Il ne faut regarder les choses de la terreque comme en passant.

— L’argent ne fait pas le bonheur…

— Les apparences sont souvent trompeuses…

L’apparence du bonheur était une chose.Le bonheur en était une autre. Un château, c’étaitle bonheur en rêve. En réalité, cela pouvait êtreune enfant de vingt ans allongée dans un beau lit,dans la chambre isolée d’un phare dominant unemer de feuillages…




XII

LE BILLET DE VINGT DOLLARS


— Tu auras à la fin quelque mésaventure…

— Mais pourquoi ?

— Je ne veux pas t’offenser, Linette, mais tues étourdie comme une…

— Comme une linotte, c’est ce que tu veuxdire ? Eh bien, tu vas me payer cette injure.Donne-moi tout de suite vingt dollars.

— Tu n’y vas pas de main morte…

— Il y a des annonces épatantes dans les journaux. Vente de laine extraordinaire, ce matin.Si tu ne veux pas que ton premier-né arrive aumonde dans l’extrême dénuement, j’ai besoin delaine, de beaucoup de laine…

— Si tu en achètes pour vingt dollars, elleaura le temps de se miter sûrement, avant quetu ne la tricotes… Aussi, je te conseille d’avoirenvie d’acheter autre chose…

— Des couches, des piqués, j’en ai assez pourdes jumelles Dionne. Ma mère est prudente.Elle prétend que si la situation continue à êtredésespérée comme service, avec autant de linge,je pourrai attendre d’un jour à l’autre, d’une bonne à une autre bonne, sans m’éreinter sur la plancheà laver.

— La planche à laver ? Mais ne m’as-tu pasfait acheter la plus belle des lessiveuses ?

— Sur la lessiveuse, alors.

— Mais tu prétends qu’elle lave toute seule,encore, rince, relave et re-essore et étend…

— Non, elle n’étend pas, j’ai exagéré…

— Pas possible !

— Oui ! Au moins, moi, j’ai une qualité.Je l’avoue, moi, quand je commets des fautes…

— Ce moi est-il une insinuation malveillante ?

— Probablement.

— Alors, tu n’auras pas ton vingt dollars.

— Ah ! chou, ne dis pas une monstruositépareille.

— En tous cas, tu ne l’auras pas, si tu ne telèves pas pour me faire mon déjeuner.

— Mais, je me lève. Un, deux, trois, go !

Linette saute d’un tel bond, que toutes lescouvertures la suivent à terre.

— Oh ! là là, moi qui voulais me contenterd’abrier mon lit, et maintenant, il est tout défait.Ah ! chou, tu as raison. Je ne suis qu’une étourdieil m’arrivera des aventures.

— Et je me demande quelle sorte d’enfantnous aurons.

— Un bel enfant. Ça, je te le garantis. Jeregarde de belles images depuis trois mois, et jevais continuer encore six mois… Et puis, je teregarde, aussi, et tu es beau. N’oublie pas levingt dollars.

Elle l’embrasse en passant, lui tire les oreilles,lui secoue les cheveux et disparaît en coup de vent.

Dix minutes après, il la retrouve dans la salleà déjeuner. Le café sent bon. Le pain est en trainde griller, et il sent un peu trop bon, il brûle.Il le sauve du désastre, ils se mettent à table,et elle lui raconte ses projets.

— Ne téléphone pas à midi. Personne ne répondra. Je dîne en ville avec Jeanne. Je vaisd’abord à la laine, puis je la rencontre aux Délices,et nous remontons ici de bonne heure pour commencer à tricoter.

— Ton vingt dollars de laine…

— Tu sais bien que je n’en achèterai pas tantque ça…

— Alors, pourquoi vingt dollars ?

— Pour mon bas de laine, ce n’est pas la mêmechose…, mon bas de laine, mon compte de banquesi tu veux…

— ?

— Oui, la vente, c’est le prétexte. J’ai uneamie qui m’a éduquée, avant mon mariage.Elle m’a dit : « Ne refuse jamais un cadeau deton mari, même s’il t’en fait, quand il n’en a vraiment pas les moyens ». Puis, elle m’a dit : « Demande-lui de l’argent, chaque fois que tu aurasun prétexte, et demande-lui-en trop ». Elle aajouté : « Les hommes ne connaissent pas ça, etc’est quand ils sont jeunes mariés qu’il faut lesentraîner à être généreux ». Oui, et elle m’arecommandé de me faire une réserve avec les surplus,et que tu serais le premier plus tard à meremercier, parce que, dans les mauvais jours, je pourrais te sauver, empêcher la saisie denotre mobilier, ou que nous allions en prison,ou au moins, que nous crevions de faim. Car ellem’a dit : « On ne connaît jamais l’avenir ».

— Et ton amie, est-ce que ça lui a réussi saméthode ? sa réserve ?

— Ah ! elle, elle n’en pas, ce n’est pas la mêmechose, elle n’en a pas besoin.

— Elle connaît l’avenir, elle ?

— Non, mais elle n’est pas mariée !

— Où a-t-elle pris son expérience ?

— Dans les ménages des autres.

— En écorniflant ?

— Oh ! non, ce n’est pas une femme comme ça.Elle ne se mêle que de ce qui la regarde.

— Oui, apparemment.

— La preuve, c’est que tu ne l’as pas mêmeencore vue, celle-là…

— Elle ne vient jamais ?

— Elle vient, mais l’après-midi, quand tu n’yes pas. Elle ne veut pas troubler notre lune demiel.

— Ah ! c’est beau, c’est charitable.

— Oui, elle m’a dit : « Tu sais, ce temps-là,ça dure si peu. S’il fallait que toutes tes amies lesvieilles filles t’en volent une parcelle, ce seraittrop d’valeur ! »

— Alors, elle sape la confiance que tu as enmoi ?

— Oh, non ! Qu’est-ce que tu penses. D’ailleurs,je l’ai bien avertie, que nous, notre lune demiel, elle durerait éternellement. Hein, mon chéri ?C’est vrai ?

— Espérons-le.

Elle l’embrasse, le dépeigne de nouveau.

— Linette, cesse ! Bon, me voici encore enretard. Je me sauve.

— Mon vingt dollars !

— Sous ta brosse, sur la coiffeuse.

— Ah ! merci ! Tu es un ange. Bonjour,chou…

— Ne m’appelle pas Chou…

— Bonjour, Jules…

— Bonjour, Linette.

Le mari parti, Linette se précipite, fait sachambre, range la vaisselle, court d’un bout del’appartement à l’autre en chantant, vidant lescendriers, remettant, tout en place, car c’est unelinotte, mais qui a de l’ordre. Et pour tout l’or dumonde, elle ne partirait pas pour magasiner,laissant tout en plan.

Et puis, elle fait sa toilette. Car son état abeau être intéressant, elle est encore coquette etélégante. Son trousseau tout neuf lui offre uneabondance de manteaux, de blouses, de tailleurs,de robes, de chapeaux. Choisir est long. Ajusteraussi. Puis se mettre du rouge sur les joues, —oh, à peine, — et de la poudre, et placer son chapeau…

Aussi chic qu’un mannequin et l’air aussi heureux,Linette part enfin. À dix heures, le tramwayn’est plus rempli, heureusement, elle s’y installecommodément, et examine, autour d’elle et ensuiteregarde dehors. Linette n’a pas le tempéramentbien poétique, mais elle est sensible aux beautés dela nature. Et ce tramway 65, à un moment donné, quand il enjambe le dos de la montagne et laissevoir l’horizon au delà du grand fleuve et la villeplus basse, réussit toujours à éveiller son enthousiasme. Si bien qu’il faut qu’elle le dise à quelqu’un. Elle se tourne vers sa voisine et s’exclame :

— Est-ce assez beau !

Le fait est qu’il y a eu un dégel, puis la neigeest tombée et s’est collée à la glace qui givrait lesbranches, et tous les arbres sont devenus de grandscandélabres de cristal. Le ciel est au-dessus d’unbleu foncé, incroyable. Le soleil brille et dore letout. Trouvez-moi, pense Linette, un paysage plussplendide dans un autre pays… et elle répète :

— Est-ce assez beau !

La voisine souriant encore sans répondre, ellerisque :

Is it n’t grand !

Ce sont les mots qu’il fallait. La conversations’engage.

Converser avec Linette, c’est écouter. Elle estplus qu’affable, et l’autre, celle qu’elle appelle enelle-même l’Anglaise, étant jeune et jolie, l’inspire.Au coin de Sainte-Catherine, ni l’une, ni l’autrene quittant le 65, il devient évident qu’elles vonttoutes les deux à la vente de laine, et effectivement,c’est bien cela.

Elles descendent donc ensemble, au coin dugrand magasin. Elles montent dans le mêmeascenseur, toujours causant, et elles arrivent aurayon pour constater qu’une armée de femmes l’adéjà envahi : Les balles de laine volent de l’uneà l’autre. On se pousse, on se bouscule, on s’excuse,ou l’on proteste et s’injurie. Elles font le tour de cet amas de fourmis collées en triple rang aucomptoir. L’Anglaise semble vouloir abandonnerl’impossible entreprise. Limette a plus de vigueur,elle la retient, lui demande ce qu’elle veut, luicommande de tenir sa bourse, ses gants, et ellese faufilera pour deux.

L’Anglaise veut du vert bouteille. C’est beaucoup moins demandé que du rose et du bleu pourbébés. Linette part, s’insinue aimablement entredeux femmes, puis deux autres et la voilà aupremier rang. Bientôt, elle a six balles de vertbouteille qu’elle serre sur son cœur, et elle se glisseen sens inverse, presque aussi difficilement, cartout le monde veut entrer dans le vide qu’ellevient de créer.

Elle arrive à l’Anglaise, lui remet les balles,lui accroche une vendeuse, lui laisse encore sabourse, et repart pour excursionner à son compte,cette fois.

La cohue a encore augmenté. Elle réussit à sefaufiler mais dans un grand parterre de laine rouge.Qu’est-ce qu’il aurait l’air, son petit, dans cela,son mari a beau être libéral ! et nous avons beauêtre en guerre… Elle ressort, et avant de seglisser ailleurs, vient voir si son amie d’occasiontient toujours bon. L’autre est là, appuyée à unetable. Et en s’approchant, Linette voit sous cettetable des boîtes blanches, et curieuse, se penche,en ouvre une ; c’est de la laine du plus beau bleudu monde. Garçon ou fille, il faudra que son héritier s’en contente. Elle s’en prend vingt balles,attrape une vendeuse qu’elle connaît et dit :

— C’est pour mettre à mon compte et envoyer.

Elle donne son nom, son adresse, se hâte, etquand elle se retourne, elle voit qu’un peloton defemmes s’est détaché de la grande table et s’estjeté sur les boîtes qu’elle a découvertes et les vide.

Une vendeuse dit : « Mon Dieu, c’était laréserve ! »

Mais il n’y a pas à protester, le mal est fait.Il faut tout laisser partir. Dix futures mamans lasupplient. Et après tout… c’était pour vendre.

Ouf ! Elles se sentent dépeignées, froissées, lesdeux amies d’occasion, mais elles ont obtenuce qu’elles désiraient. Linette veut aller se refaireune beauté au salon des dames. L’autre aussi.Une fois devant les miroirs et les lavabos, autantaller ailleurs aussi. Encore une fois, elles s’offrentmutuellement de tenir les bourses…

Linette attend poliment que l’autre, à sontour, sorte de la cabine. Et c’est alors que se produit le drame.

En éclair, pendant que l’autre est enfermée,lui revient la prédiction de son mari : « Tu finiraspar avoir des mésaventures ». Elle pense soudainqu’elle a laissé une parfaite étrangère tenir sabourse tout l’avant-midi, sa bourse où il y avaitun vingt dollars tout neuf fiché sur le dessus, — ellene se rappelle même pas où elle l’a mis, — et beaucoup de monnaie. Elle ouvre vite son sac, ellene voit plus le gros billet. Elle ouvre la bourse de l’autre. Un vingt dollars est sur le dessus d’unbeau désordre. Elle s’en empare sans hésiter,referme le sac, et attend son amie d’occasion,décidée à disparaître ensuite sans laisser de trace !

Tout cela en moins de temps qu’il n’en fautpour le dire. L’autre sort. Linette, comédienne,consulte sa montre, s’exclame. Elle sera en retard.Elles se quittent en se remerciant mutuellement.Linette est bouillante d’indignation quandelle arrive aux Délices. Et elle raconte son aventure à Jeanne du premier au dernier mot.

— Mais de quoi avait-elle l’air ? d’une personne bien ?

— Très bien. C’est une Américaine. C’est toutce que j’en sais. Non, mais l’hypocrite ! Et moiqui ai presque déchiré mon beau manteau, à mefaire tirailler pour lui trouver sa laine ! Et mondévouement m’aurait coûté vingt piastres, si jen’avais pas eu cette idée lumineuse… J’en suisabsolument bouleversée…

— Bah ! puisque tu l’as ! Mangeons. Ça vapasser.

— Et ce beau Jules, qui, pas plus tard quece matin m’a prédit des aventures. Il ne savaitpas si bien dire ! Il trouve que j’ai vraiment tropde façon. Trouves-tu qu’il a tort ? Mais c’était siamusant d’être sur le même banc du 65 et de s’enaller à la même vente. Et puis, elle me plaisaitcette Anglaise, pour une fois. Je me disais : Quisait ?…ça me fera peut-être une amie et ça mepermettra de pratiquer mon anglais…

Elles dînèrent, parlèrent d’autre chose, etLinette qui était en vérité un peu linotte, oubliaitdéjà l’incident.

— Mais tu n’as pas ton colis ? Où est ta laine ?

— Si tu penses que j’étais pour traîner ça, jel’ai fait envoyer.

— Comment pourrais-je alors, te monter tongilet cet après-midi ?

— Ah ! c’est vrai. Eh bien, nous ferons autrechose. J’en avais acheté tellement ! La vendeuseme connaissait. Elle ne devait pas m’en vendreautant. Mais elle a consenti à inscrire cela surdeux factures, comme si j’étais deux personnes,ce que je suis en réalité, à peu près… Mais que jesuis fatiguée ! Tu n’as pas vu la bataille, toi !Tu n’as pas idée de ce que c’était. Quand j’y pense…

Elles reprirent le 65. En approchant du séminaire de philosophie, Linette fit admirer à Jeannele magnifique point de vue :

— C’est ici que je n’ai pas pu m’empêcher deparler à ma voisine. Regarde-moi ce ciel, cesarbres, ce soleil ! Ah ! je sais, j’ai trop d’enthousiasme.

Le trajet fut vite fait. Elles montèrent àl’appartement, jetèrent leurs manteaux et leurschapeaux sur le lit.

Puis, Linette s’approcha de la coiffeuse pourse regarder, prit la brosse à cheveux et poussa uncri affreux…

Un vrai cri de terreur.

Jeanne fut tout de suite auprès d’elle.

— Mon Dieu, mon Dieu, qu’est-ce que j’ai fait !

— Mais calme-toi. Qu’y a-t-il ? Tu n’es pasmalade ?

— Non, mais je te dis que c’est épouvantable.Là, là, regarde.

Jeanne ne vit d’abord que les objets de toiletteen argent bien poli, mais en suivant le regardaffolé de son amie, elle aperçut le billet de vingtdollars tout neuf, resté où Jules l’avait déposé lematin. Linette avait pourtant cru le mettre danssa bourse !

— Que faire ! Je ne sais ni son nom, ni sonadresse. Et si je les savais, comment aller lui direque je l’ai prise pour une voleuse ? Et elle, peut-être a-t-elle remarqué mon nom et mon adressequand je les ai donnés à la vendeuse, et elle vam’envoyer un agent de police ! Mon Dieu, monDieu, que vais-je devenir ?

— Au premier abord, il est certain que leproblème parait insoluble… Réfléchissons.

— Moi, je ne vois pas d’autre chose à fairequ’à attendre l’agent de police…

— Réfléchis, je te dis. Voyons, si la mêmechose t’était arrivée, si en ouvrant ta bourse,tu n’avais plus vu le vingt dollars, qu’est-ce quetu aurais pensé ?

— Qu’est-ce que j’aurais pensé ! Mais c’t’histoire,tu le sais, ce que j’ai pensé et ce que j’ai fait !C’est parce que j’ai pensé qu’elle me l’avait voléque je l’ai ce malheureux billet !

— Oui, je sais. Mais elle, elle a sorti de l’argentpour payer sa laine verte. Elle ne l’a pas faitmarquer comme toi. Alors, elle peut ou croire que tu as pris son vingt dollars, ou qu’elle l’a échappéen sortant un deux dollars pour payer sa laine.

— C’est vrai, par exemple. Et alors ?

— Alors, elle a dû retourner au magasin ets’informer si quelqu’un d’honnête avait ramasséle billet…

— Quelqu’un d’honnête, pas moi ! Alors ?

— Téléphone à la vendeuse que tu connais etdemande-lui si ma supposition tombe juste…

— Ah ! J’suis trop énervée. Téléphone, toi.C’est la vendeuse numéro treize. Et si l’autre alaissé son adresse, c’est toi qui iras le lui porteret mon honneur sera sauf ! ouf !

Elle pousse maintenant sur Jeanne.

— Va, vite. Téléphone. Et pendant ce temps-là,moi, je vais prier saint Antoine, pour qu’il luifasse retrouver son vingt piastres !

Jeanne avait bien deviné. Une dame était eneffet venue demander si l’on avait trouvé un billetde vingt dollars. Elle avait laissé son adresse.Rue de l’Oratoire. Et c’était à deux pas, quelbonheur ! Jeanne vint avec tous ces délicieuxrenseignements.

— R’habille-toi. Prends le fameux billet. Vas-y tout de suite, ou je meurs. Ah ! quelle Providence,que tu sois revenue avec moi. Sans ça,qu’est-ce que j’aurais fait, dis ? Mettons-le dansune enveloppe, au cas où elle ne serait pas là.Avec un mensonge, mais lequel ? Mais tu n’aspas besoin de mensonge. C’est normal de ne pasremettre le vingt dollars, au magasin, et de prendrela chance que ce soit toi qui en hérites, s’il n’estpas réclamé. Pas de mensonge, alors, rien que des amitiés. Et si elle va te trouver chic de ne pasdemander de récompense. Ouf ! quel soulagement.J’fais du café en t’attendant. Et que nous seronsheureuses tout à l’heure, moi, surtout !

Jeanne revint. Elle avait vu la jeune femmequ’elle avait trouvée charmante. Celle-ci avaitexpliqué qu’elle tenait deux bourses et un manchon,lorsqu’elle avait payé sa laine…

— J’ai failli dire : votre laine verte ! racontaJeanne, et qu’elle avait alors fait tomber le vingt piastres qui était sur le dessus.

— Tu parles ! C’est saint Antoine qui lui amis ça dans la tête ! Que je suis contente. Que jesuis contente. Sans compter que tu l’as trouvéecharmante ? et qu’elle reste à deux pas. Je ne suisplus déshonorée, je pourrai renouer amitié et pratiquer mon anglais…

— Mais un conseil, ma vieille. Ne raconte paston aventure à ton mari. S’il t’avait prédit desaventures, ne va pas lui donner raison.

— Mais pourquoi ! Le pauv’chéri, y sera siheureux d’avoir raison !…

Sa terreur évanouie, Linette trouve d’ailleursson histoire si cocasse, qu’elle la raconte à troisde ses amies, entre cinq et six heures. Quand Julesarrive, elle court à la porte, l’embrasse aveceffusion en l’appelant :

— Prophète de malheur, prophète de malheur !

— Pourquoi, s’il vous plaît ?

— Parce que c’est la vérité.

— Parce que tu m’avais prédit des mésaventures et que…

— Et que tu en as à me raconter ? Rien denouveau.

— Eh bien, tu te trompes. C’est du nouveau,de l’extraordinaire. Écoute plutôt.

Elle le fit passer par les affres de la peur, dudésespoir, de la honte, presque de la prison, etpuis, l’amena à la béatitude de la délivrance.

— Pour du nouveau, Linette, c’est du nouveau.Tu m’en fais voir de toutes les couleurs.

— J’t’en fais voir ! Mais c’est moi qui en aivu de toutes les couleurs ? C’est moi que tu doisplaindre ! Ah ! Jules, songe que sans l’ingéniosité de Jeanne et de saint Antoine, je gardais jusqu’à la fin de mes jours ce vingt dollars sur la conscience !Ah ! Jules, je jure sur ce que j’ai de pluscher au monde, de ne plus jamais parler à desinconnus, jamais, jamais !

— Et qu’est-ce que tu as de plus cher aumonde ?

— Toi, toi !




XIII

IL N’Y A PAS DE SOT MÉTIER


Les plus beaux hôtels, les plus jolies maisonsde touristes étaient en haut du village. On lesvoyait, accrochant au flanc des montagnes leursfaçades blanches, leurs toitures, leurs volets auxteintes vives : du bleu à laver, du rouge, du vertpomme. Ces couleurs se détachaient sur la neigecomme les enjolivements sur des cartes de Noël.Le merveilleux pays ! Tout le monde y était gai.Tout le monde se saluait, se parlait. Les gens encostumes de ville y étaient, il est vrai, fort rares,et, dans le paysage, ils semblaient déplacés.On ne voyait aller et venir que des coupe-vent detoutes les couleurs, comme les maisons, et tous lescœurs baignaient dans une atmosphère de vacances, de fête.

D’énormes bancs de neige rétrécissaient la rueprincipale, une rue perpendiculaire qui montaità l’assaut de la montagne. Rien n’était plusamusant que d’y voir tourner un taxi. Les chauffeurs étaient des experts sans pareils. Ils faisaientpivoter leur auto sur elle-même, par une manœuvrerapide, et, la voiture repartie, on voyait dans la neige un cercle bien creusé. Très souvent forcésde reconduire des gens de la gare aux maisonséloignées où la route à peine ouverte se refermetoujours à moitié sous les tempêtes perpétuelles,ils acquéraient une adresse au volant qui tenait del’acrobatie.

Le beau, le merveilleux pays ! Le reposantpays où le passant désirait demeurer à jamais, etmême dans un hiver continuel.

Pourtant, les habitants y avaient commeailleurs leurs problèmes et leurs tracas.

Entre les deux gros hôtels, rue principale, secachait derrière le banc de neige la vitrine à peuprès vide d’une échoppe portant comme enseigne :« Skis à vendre et à louer ». On y pénétrait dansune pièce nue, au plancher rude. Autour s’alignaient,sans trop d’ordre, les skis neufs et vieux.Une porte allait de cette première pièce à l’atelier,où travaillait le propriétaire. Sur une table embarrassée de pots de cire, de harnais, de bâtonset d’outils, traînait souvent une moitié de tassede café et un peu de gâteau non seulement secmais misérable. Quand Yvette entra, ses skis,ses bâtons à la main, un peu essoufflée par la côtequ’elle venait de gravir, son visage se rembruniten apercevant de nouveau ces restes :

— Ah ! Guy, ne me dites pas que vous n’avezpas encore pris le temps d’aller manger convenablement !Vous vous rendrez malade…

— Mais non ! Je soigne ma ligne…

— Moi aussi, tant qu’à ça !

Et la longue et mince jeune fille se laissa tomber sur l’unique chaise de bois, d’un air harassé.

Elle savait à quel point, elle aussi, en faisaittrop, comme Guy. Le jeune homme, en effet,depuis que la neige s’était mise à tomber sansrelâche, était tellement occupé, que non seulementil ne mangeait plus, mais il ne dormait même pas.Les clients se faisaient de plus en plus nombreuxet l’échoppe, pour les satisfaire, devait s’ouvrirtôt le matin et se fermer tard le soir. Il y avaittoujours des skis à cirer, des skis à vendre, desskis à louer, des bottines à ajuster, des harnais àréparer, à raccourcir, à allonger. Guy avait subitement vu son commerce passer du gagne-painmodeste et aléatoire au métier lucratif. À Montréal,ses parents, qui avaient été autrefois deriches touristes dans ce même village, se résignaientau sort de leur enfant qui, en pleine crise économique,forcé par le marasme de leurs affaires, àinterrompre son cours d’étude, était allé ouvrircette échoppe. Ils s’étaient d’abord dit : « Il netiendra pas, il reviendra. » C’était un capriced’enfant gâté. Son père qui conservait ses richesrelations, pouvait lui trouver mieux à faire pourédifier son avenir, sûrement. Au début, quandGuy séjournait à la ville, il parlait plus de sesexploits en skis, que de ses clients. On persistaainsi à pouvoir penser qu’il n’était pas sérieux.Mais soudain, même avant qu’une nouvelleguerre commençât d’enrichir le monde, le sportprit un essor extraordinaire, et la villégiatured’hiver devint plus considérable et plus richeque celle de l’été. De nouveaux hôtels se construisirent,et dans le village, de décembre à avril, cefut bientôt tous les jours carnaval et vacances.Et Guy y prospéra.

Il devint un expert, d’abord dans le choix desskis, et bientôt, étudiant dans les livres et recevantles leçons d’un vieux Norvégien qu’il connut parhasard, il apprit, lui aussi, à fabriquer les longspatins de bois. Son avenir était assuré. Sa mère,qui avait rêvé de le voir avocat ou courtier, oudentiste, se sentait un peu humiliée. Mais Guyhabitait à la campagne, comme il l’avait désiré,Guy était heureux, Guy gagnait amplement sa vie,et sauf pendant de courtes périodes, comme celledes fêtes, il trouvait le moyen de vivre beaucoupdehors, et d’être noirci comme un nègre par lesoleil d’hiver. Pour cela, il avait pu s’adjoindre unaide, un gamin du village, intelligent, qui passaittous ses congés à garder l’échoppe ouverte etprofitable, ce qui permettait à Guy d’aller voirson Yvette.

Rien n’était moins étonnant que cet amour.Tous les deux, Guy et Yvette appartenaient aumême milieu ; tous les deux avaient été des enfantsqu’un chauffeur en livrée conduisait à un Jardind’enfants élégant. Tous les deux, au momentoù ils devenaient jeunesse en fleurs, avaient étéprécipités du haut de leur splendeur dans unepauvreté presque honteuse. Le malheur de Guydatait de plus longtemps et ses parents étaientsortis de leur gêne momentanée. Pour Yvette,tout était plus désespéré. Son père était mort nelaissant pour héritage que la maison qu’elle habitait, désormais seule avec sa vieille mère que l’hiveremprisonnait dans sa ruine glacée.

En vérité, cette maison n’était pas une ruine.Bien entretenue, elle aurait été charmante. Le crépi blanc de ses murs était invisible du chemin,parce qu’une somptueuse allée d’arbres de Noëlet de pins conduisait à son portail. Mais les arbresn’étaient pas seuls à cacher la maison. Elle étaitenfouie sous la neige et Yvette y entrait en traversant,sous les branches basses des sapins, unevéritable tranchée. Le pire, c’est que cette tranchée elle devait la creuser elle-même. Elle pelletaitaprès chaque tempête, comme un homme.

Au temps de leur splendeur, cette maisonn’avait été qu’une résidence d’été. Aujourd’hui,la fortune évanouie, c’était leur seul abri. Et quelmal avait la jeune fille à le garder habitable.Avec la guerre, la prospérité avait inondé d’argentce pays regorgeant de touristes. Tout y était d’unprix inabordable. La maison se trouvait à deuxgros milles du village. Alors, Yvette, entouréed’une forêt qui leur appartenait, mais où personnene pouvait bûcher pour elle, ne réussissait à acheterque du bois vert qui chauffait mal, et elle devaitentretenir nuits et jours, le poêle et la fournaise.Elle pouvait bien, à la hache, se faire des éclissespour allumer ses feux, mais elle ne pouvait toutde même pas abattre elle-même ses arbres.

Elle se levait en pleine nuit, descendait quatreà quatre l’escalier, comme pour s’amuser, et jusqu’à la cave, et elle remontait espérant que sonattisée fumeuse durerait jusqu’au matin. Pour quesa mère ne gelât pas toute vive à son réveil, elledescendait de nouveau vers six ou sept heures.

Sa vie, qui comportait bien d’autres obligations,était donc aussi laborieuse que celle de son amiGuy, et elle n’avait pas comme lui la consolation d’être sur le chemin de la fortune… Elle étaitabsolument sans le sou. Mais elle avait vingt ans,ce qui est une bien grande richesse. Elle était bellede taille, et une bouche un peu grande n’enlaidissait pas son visage mat, au nez droit, auxlongs yeux gris sous des sourcils bien tracés, endemi-cercle, et un peu épais pour la mode, maisqu’elle avait l’intelligence de ne point épiler.

Ses cheveux très noirs semblaient sa seulecoquetterie. Yvette n’avait pas souvent l’occasiond’arborer de belles robes, et d’ailleurs, elle n’enavait pas beaucoup. Elle ne souffrait pas de cettepauvreté, car, vivant en skis, ou à peu près, ellegardait toute la journée le pantalon si commode,pour courir de la cave à la cour, ou chez le voisin,chercher le lait, les œufs, ou téléphoner. Et si elleavait à chausser ses skis pour aller au village,havre-sac au dos, chercher viande et légumes,elle était tout de suite prête.

Alors, pour ne pas oublier pendant le long hiverqu’elle était femme, Yvette soignait sa coiffure,la changeait à tout propos. Un matin, elle laissaitflotter sa noire toison, la retenant d’un rubanrouge qui la couronnait bien ; elle semblait redevenue petite fille. Un autre jour, elle empilaitses boucles luisantes au sommet de sa tête, dégageait son coup de cygne, et elle prenait un aird’impératrice. Elle avait de la race, et le costumede sport, qui en dépare tant d’autres, accentuaitson type, l’avantageait. Il lui arrivait aussi, pourse donner l’illusion de se transformer pour le soiren une autre personne, de tourner ses cheveuxpar en dedans, en petit page ; et cela lui faisait un casque sombre et luisant et lisse. Guy quivenait pour quelque excursion, admirait qu’ellefût encore différente.

En riant elle lui disait parfois :

— Vous désappointez vos nobles père et mère,parce que vous êtes devenu artisan. Et moi, laCendrillon de ma chère vieille douairière de mère,je crois que je devrais m’écouter et apprendre lemétier de coiffeuse. J’adore cela. Je me consolede ne point oser le faire en m’exerçant à changerma propre tête. Comme distraction, c’est inoffensif…,et bon marché…

— Bon marché, oui ! Mais inoffensif, qu’ensavez-vous ? Ah ! l’effet de toutes ces Yvette quej’aime !

Ils avaient dépassé le stage du premier aveu.Ils savaient qu’ils s’aimaient, même si le motmariage n’était pas encore prononcé… MaisYvette avait le droit de veiller sur la santé de Guyet de déplorer qu’il oubliât si souvent de manger,de dormir.

Elle était ce matin venue au village pour sonmarché, c’était l’avant-veille de Noël. Guy nepouvait pas s’absenter, il se contenterait d’undîner de fête chez Yvette. Elle tenait à ce que cerepas fût un succès. Pour cela, elle pouvait compter sur sa mère. Les fines herbes, celle-ci savaitoù et comment les mettre, et si leur table n’étaitpas toujours bien chargée, ce qu’on y mangeaitétait tous les jours excellent.

— Au moins, à Noël, je vais surveiller votrealimentation ! Et voir à ce que vous mettiez lesbouchées doubles, pour toute cette semaine de jeûne. Vous voilà maigre comme un clou. Cettevie de chien que vous faites !

— Pénitence d’Avent !

— Si c’était vrai, ce serait beau. Vos privations,au moins, offrez-les, hein, Guy ? Vous etmoi nous avons tant besoin de grâces…

— Et les grâces, elles commencent à pleuvoir.Tout va changer, vous allez voir. Vous vous souvenez des skis que j’ai finis hier ? Savez-vouscombien je les ai vendus ce matin ? Vingt-cinqdollars ! Et c’est la troisième paire du même prixqui part cette semaine…

— Eh bien, moi, je n’ai rien vendu, hélas !Mes tâches sont d’humbles tâches. J’ai dû descendre trois fois à la cave, pour la fournaise,cette nuit. Tout craquait de froid dans la maison,et j’avais peur que l’eau gèle. Ce matin à huitheures, je mettais mes skis, et je courais chez lefermier à un mille du côté de Sainte-M… J’étaisdécidée à me mettre à genoux devant lui pourobtenir qu’il me vende de son bois sec et franc,qu’il ne vend à personne. Sans ça, cette fournaiseme fera mourir… à force de mourir elle-même dixfois par jour, et presque autant par nuit. Elle esttoujours, toujours éteinte…

— C’est abominable Yvette… Et moi qui suissi loin…

— Il a juré que j’en aurais cet après-midi.Je lui ai conté ma misère et je l’ai attendri. Il atrouvé que les marchands de bois étaient bienmalhonnêtes d’avoir abusé de ma pauvreté et demon ignorance. J’suis revenue à la maison,Maman grelottait dans ses châles. Je me suis battue de nouveau avec le poêle de la cuisine,il a fini par prendre, j’ai fait du café, nous avonsdéjeuné et me voilà, je suis venue pour voir sivous aviez mangé !

— Vous avez donc, à dix heures du matin,déjà six milles de skis dans les jambes ?

— Exactement. Mais ce n’est pas le pire.Le pire, ce sont les milles que je fais dans l’escalierde la cave, pour ma lutte avec le bois vert !

— Comme vie de chien, ça ressemble à lamienne. Il faudrait changer tout cela…

— Mais comment ? Maman en parle aussi,mais elle me crève le cœur. Elle veut louer lamaison à des touristes et vivre à Montréal, dansune chambre ! M’y voyez-vous ? Moi qui suishabituée à courir la campagne toute la journée etqui aime tant mes montagnes même avec mamisère. Je devrais me faire coiffeuse… Je comprends que je suis pianiste, mais on ne gagne passa vie ici avec çà… tandis que la coiffure… j’auraisles riches américaines dont la neige dérange si viteles ondulations… Qu’en pensez-vous ? Il n’y a pasde sot métier…

— J’en connais un meilleur pour vous…

Mais la porte s’ouvrit faisant carillonner laclochette, et ce fut une invasion. Trois jeunesfilles, autant de jeunes gens. Il fallait de la cirepour temps froid sur leurs skis. Ils voulaientréajuster leurs attelages… Ils partaient pourSaint-Sauveur dans une demi-heure…

Yvette, pressée, dut se sauver.

— Reviendrez-vous dans la journée…

— J’ai peur que non.

— À demain soir, donc. J’vais vous chercherà neuf heures. Ménagez vos forces dans la journée…

— Entendu. Au revoir Guy.

Sa voix résonna, gaie, cristalline, et commela clochette de la porte et celle des carrioles, cettevoix était un chant de joie. Mais aussi, ce seraitsi beau, aller à travers la montagne, dans la nuitde Noël, jusqu’à la petite chapelle de Sainte-Marguerite. Et avec Guy tout à elle. Elle chaussases skis, et partit, la figure en proue, et les lèvresouvertes pour sourire. Aurait-on pu penser qu’elleétait pauvre, qu’elle traversait des jours inquiets,et se débattait dans une situation qui paraissaitdésespérée ? Car sa mère l’avait bel et bien répété.Le jour de l’an passé, elles s’en iraient en ville.Elles n’avaient pas le sou. Elles seraient aux crochets de ses frères, donc des belles-sœurs, qu’ellesléseraient dans leur droit et leur bien-être. Yvettecomprenait cela et Yvette ne voulait pas cela.Si sa mère persistait, elle s’engagerait pour travailler aux munitions ! Et le rouge lui montait aufront. Elle avait dit tout à l’heure qu’il n’y avaitpas de sot métier. Mais travailler ainsi, pour elle,ce serait le pire. Elle frissonnait, des pieds à la tête,rien qu’à penser à la promiscuité des usines.Elle était sauvage et belle et elle avait l’âme desa coiffure d’impératrice.

Mais elle s’avançait maintenant sur le chemin,l’âme remplie d’un pressentiment de bonheur.Pour Guy et elle, tout ne devait-il pas changer ?Et puis, si elle avait tort d’espérer vaguement deschoses, le froid vif, à lui seul, la rendait heureuse.

Ce temps clair, ce ciel si bleu, cette neige si éblouissante,et ces petites maisons canadiennes quicopiaient celles des ancêtres en tons si gais, c’étaittout ce qu’Yvette souhaitait comme paradis.Elle enfila, entre les hôtels, une route qui menaitvers les champs. Sur la côte 40, les skieurs zigzaguaient,montaient, descendaient pareils à desjouets mécaniques. Que ce village était joyeux !Qu’elle l’aimait.

Elle fut bientôt au sommet d’une piste enpente douce et longue. Elle se laissa glisser, soudainement indifférente à tout ce qui n’était pasce moment présent, tout rempli d’espoir. Sous sesskis la neige était moelleuse et elle se sentait sanspoids, légère, ailée… Elle pensait au lendemain.Une fois sur la route, elle dut se pousser de sespiolets, pour avancer plus vite, et elle priait enelle-même :

— Mon Dieu, faites que maman ne m’emmènepas en ville…, mon Dieu, faites que maman nem’emmène pas en ville…

Un quart d’heure de course au bas des énormesmontagnes, et ce fut les ailes d’un moulin à vent,puis la tranchée qui descendait à sa maison, sousles bras chargés de neige des pins…

L’après-midi, le fermier apporta le voyaged’érable sec, Yvette cessa de chicaner le bois vert,et une vraie chaleur enfin inonda la maison.Elle chantait en travaillant. Il fallait que toutfût propre pour la Noël. Et au moins, cette nuit,la fournaise et le poêle bien bourrés, elle pourraitdormir plus tranquille.

Le jour suivant, sa mère ne quitta pas lacuisine, et les odeurs de sarriette et de beignes semêlèrent amicalement dans la maison. Le soirvint. À neuf heures, Guy sonnait et il annonçaen entrant que la lune était levée et que c’était laplus belle des nuits de Noël. Les autres excursionnistes n’avaient pas encore démarré. Un copain frapperait en passant pour les avertir.

Car si cette piste était sûre et sans danger,personne ne commettait la sottise de partir solitaire pour franchir le soir pareille montagne.Pour Yvette et Guy, le ski semblait un sport detout repos, c’était une seconde nature, mais toutde même, il fallait toujours prévoir qu’on pouvaitse fouler une cheville ou se casser une jambe !

La caravane partit à neuf heures et demie.La piste descendait en droite ligne, rapide, et traversait un ruisseau, puis gravissait un flanc trèsabrupt. Mais ensuite, il n’y avait plus qu’à selaisser descendre dans le plus pittoresque, le plusmerveilleux des sentiers. La neige et la lune rendaient la nuit très claire. On entendait parfoisune exclamation, mais les skieurs avançaient sansparler. Dans l’étroite piste, à la queue leu leu,une conversation était difficile. Tout de mêmeGuy et Yvette se détournaient souvent pouréchanger une réflexion. Tous les deux connaissaient le terrain dans ses moindres replis, et ilssavaient que sauf lorsqu’il faudrait redescendrevers Sainte-Marguerite, aucune pente n’étaitrapide, ou dangereuse. Ils marchaient longtempsdans un défilé serré entre deux montagnes couvertes d’épaisse forêt. C’était sauvage, et beau.

Il était inutile de parler, car le silence faisaitpartie de la beauté. Et tous ces gens qui les précédaient et les suivaient devaient aussi le sentir,quel que fut leur caractère.

Parfois, Guy et Yvette dépassaient un couple.La jeune fille était tombée, son ski s’était détaché.

— Elle est tombée, parce qu’elle est fatiguée,qu’elle n’a pas d’entraînement, mais a vouluquand même suivre son bien-aimé. Çà ne fera pasun bon ménage, Yvette, la femme ne sera pas à lahauteur.

Yvette se contenta de rire, car la dernièrepente commençait, celle qui était abrupte et difficile,et s’accrochait en rampe à la montagne.Elle s’élança, elle était devant Guy. Souvent,même en plein jour, elle la finissait celle-là, sousun certain sapin qui était trop près de la piste.Mais ce soir, après ce que venait de dire Guy,elle serait morte, plutôt que de tomber ! Sa volonté la soutiendrait. D’ailleurs descendre dansla nuit blanche était plus facile. Ne pas voird’avance les cahots vous empêchait d’en avoir peur.

Yvette, triomphante, attendit Guy dans laclairière. Il n’était pas parti du haut trop viteaprès elle, et elle savait que c’était parce qu’ilcroyait qu’elle tomberait peut-être…

Maintenant, c’était fini. L’hôtel était là. Ilsentrèrent prendre une tasse de café. Sans rienmanger, c’était jeûne. Guy aurait bien pu ne pass’en souvenir. Mais avec Yvette, rien à faire.Il prétendait qu’elle avait le calendrier liturgiqueimprimé dans la tête, et avec un système de lumières qui s’allumaient pour les abstinences,comme des signaux…

Ils entrèrent bientôt dans la petite chapelledes skieurs où serait célébrée leur messe de minuit.Guy tenait le bras d’Yvette bien serré et sonvisage était sérieux.

Comme il était charmant ce sanctuaire où lebois naturel remplaçait l’or accoutumé des autels.C’était facile pour Yvette de bien prier. Elle déballait tous ses problèmes aux pieds de l’EnfantJésus. Au fond, tout de même, en demandantd’être soulagée du pire, sauvée de la ville et desmunitions, elle se disait que ce ne serait peut-êtrepas juste. La Vierge était toute jeune comme elle,et pauvre, et c’était dans une étable qu’elle avaitmis au monde son Enfant Dieu.

Guy méditait sur Yvette et sur leurs parentsrespectifs. Ceux-ci regardaient leur amour avecleurs idées de citadins, ils les abandonneraient àleur sort, leur snobisme tout baigné de pitié.C’était facile à comprendre. Quand on est fils defamille, tenir une petite échoppe et fabriquer desskis, ce n’est pas, au premier abord, très reluisant.Mais Guy savait où il allait.

Il venait d’acheter la petite masure où étaitson échoppe. Il la réparerait. Il achèterait duterrain ailleurs, et à mesure qu’il aurait des économies,bâtirait lui aussi, des séries de coquettesmaisons canadiennes pour les touristes. Il auraitvite un revenu suffisant. Et s’il s’amusait à imaginer ses chics parents parlant de leur fils montagnard et artisan, il trouvait qu’il avait choisi labonne part.

Il riait, ce soir, devant le bon Dieu, en décidantque tous ses fils seraient skieurs dès leur bas âge !Ses filles aussi. Et il leur donnerait l’amour deshauts sommets et des grands espaces et du soleilet du froid. Après le sanctus, pendant lequel ilfut plus recueilli que jamais il ne l’avait été danssa vie, Guy releva la tête, prit sournoisement lamain gauche d’Yvette, lui écarta les doigts etglissa dans son annulaire une belle bague…

Elle le regarda, surprise, l’interrogeant de sesbeaux yeux gris qui, tout de suite, se mouillaientd’émotion. Il ne dit rien, se contenta de sourire.Mais il se ravisa. Si elle allait penser que cen’était qu’un cadeau ordinaire ? Alors, il murmura :

— Dites-vous oui ?

Elle inclina la tête. Le chœur entonnaitl’Adeste Fideles. Tous les deux se penchèrent,la figure cachée dans les mains, pour mieux prier,ou pour dissimuler leur joie.

Puis, quand tout le monde à peu près eut communié,ils se levèrent, et s’en allèrent vers la sainteTable, et ils se tenaient la main, sans même s’enapercevoir. Dans la petite chapelle c’était soudain comme s’ils étaient seuls, très grands, trèsbeaux, et Yvette très féminine, malgré le costumede ski. Comme ils approchaient de la Table sainte,la lumière lança jusqu’à l’autel l’ombre de leursdeux têtes : le profil de Guy, et celui d’Yvettequ’encadrait comme une tête de Vierge, le mouchoir noué.

Une boucle brune qui glissait du châle sur sonfront, révélait qu’elle avait sa coiffure d’impératrice…




XIV

HOBO D’OCCASION


Une locomotive énorme, toute puissante, qui,à la gare, attend déjà trépidante le moment dedémarrer ; un train qui fuit rapide et traverse deschamps inondés de soleil et de moissons ; ou encore,l’œil gigantesque qui troue soudain la nuit et lalongue chenille illuminée d’un convoi qui semblepercer l’obscurité ; rien n’est plus beau que toutcela pour Louis. Rien ne l’exalte davantage, rienne lui donne une plus grande soif de conquête,de pays à voir, de rêves à réaliser.

Sa volonté déjà solide se fortifie à cette vue.Son esprit logique se tend vers l’accomplissementdes projets les plus divers et les plus concrets.Comme la locomotive, il est là, trépidant, il attendlui aussi, prêt pour des aventures choisies.

Comment ses parents pourraient-ils renier lesgoûts qu’ils lui ont donnés ? Comment renier chezl’enfant, l’atavisme qui est venu directement dugrand-père maternel et qu’eux, entretinrent chezlui avec leur amour des voyages ? Cet enfant, est-ce sa faute, si, à trois mois, il parcourait déjàle long trajet Ottawa — Baie des Chaleurs ?

Quatorze cents milles de chemin de fer, pour sefamiliariser dès ses premières sensations avec ceroulement qui deviendrait pour lui comme unélément naturel ? Depuis, cet enthousiasme —qui prit racine si tôt — est demeuré invincible.Vingt ans ont passé sans l’éteindre, sans l’amortir.À travers le temps et toutes les circonstances, s’estdéveloppée sans défaillance sa passion pour leschemins de fer. Aux autres d’adorer les avions,de chanter les navires, les camions, les autos.Louis serait toute sa vie fidèle aux trains. Louistoujours louerait leur utilité plus solide et pluspratique, utilité capable de vaincre plus de distances et plus d’intempéries avec des contenantsd’une capacité plus grande que tous les autresmoyens de locomotion.

Son amour est incorruptible. Quelqu’un veut-il l’offenser dans la famille ? Il n’a qu’à parler defaire un voyage en autobus ou d’envoyer un colispar camion au lieu d’utiliser le service des messageries de nos chemins de fer ! On jurerait queLouis en est actionnaire et que léser leurs droits,c’est le léser lui-même dans ses intérêts les plussacrés.

Petit, quand il ne voyageait pas, il poussaitdes blocs chargés de marchandises imaginaires,ou de minuscules wagons dans tous les coins dela maison, en faisant : pouf ! pouf ! pouf ! tchou !tchou ! tchou ! avec une patience et une ténacitésans limites. Quand il voyageait, il s’épanouissaitcomme fleur au soleil et sa joie et son extase pouvaient durer aussi longtemps que ce trajet versGaspé, fidèlement suivi chaque année. Dans les livres, les revues, seules retenaient longtemps sesregards les cartes géographiques et les images delocomotives. Les gares furent toujours les plusbeaux buts de promenade. Depuis qu’il est libred’aller seul où il veut aller, elles le sont encore.Et depuis qu’étudiant en génie civil il dispose delongues vacances et peut s’en servir à son gré,c’est aussi à travailler sur les chemins de fer qu’ils’est employé. Il a une première année vécu sestrois mois d’été à l’extrémité ouest de l’Ontario,et dormant, mangeant dans des wagons… Avec lelaissez-passer auquel il avait droit, il s’en fut visiter Port-Arthur et les autres postes importants dugrand lac, mais admirant et observant avant toutle poème que représentait pour lui la voie ferréelongeant des falaises ou des plages.

À la fin de septembre il revint chez lui heureuxcomme s’il avait passé son été au paradis, lui quis’était pourtant levé tous les matins à cinq heureset avait travaillé de ses mains à de durs ouvrages.

Quand ses secondes vacances vinrent, il choisitun emploi à peu près identique, qui comporteraitaussi la vie dans un wagon, mais stationné beaucoup plus loin : à l’autre bout de la Saskatchewan.

Tranquillement, tout son pays allait ainsi luientrer dans le cœur. Car il partit avec la faroucherésolution de se rendre au cours de la saisonjusqu’à Vancouver.

Pendant les deux longues nuits du premiertrajet, il garda l’œil ouvert pour ne rien manquer.Il fut surpris de trouver les prairies de l’Ouestmoins monotones qu’il ne s’y attendait, avec lesbosquets, les touffes d’arbustes qui assez souvent tentaient bravement de vaincre l’horizon trop plat.Bien que son train n’y arrêtât qu’une vingtainede minutes, il se fit une opinion sur Régina etMoose Jaw, une impression assez favorable.

Et maintenant, il était à son poste, à SwiftCurrent. Il y arriva à deux heures du matin.Cela lui sembla une petite ville à peu près grandecomme Saint-Hyacinthe, une ville avec deuxthéâtres, cinq ou six restaurants, trois hôtels…Une ville sise entre deux ondulations de terrain,de sorte que la chaleur semblait s’y renfermercomme dans une serre.

Malgré sa fatigue, il commença tout de suiteson travail. Et il le commença dans l’air brûlantdes prairies en juillet. Il le continua un moisdurant, d’abord.

La chaleur était de plus en plus accablante ;Louis aurait manqué d’enthousiasme s’il n’avaitpas caressé, pour s’encourager à la tâche, son cherprojet d’aller voir l’Ouest jusqu’au bout. Et puis,il partageait la camaraderie agréable de troisjeunes gens étudiants comme lui en génie civil,et avec qui il pouvait échanger des opinions surles sujets les plus divers. Eux venaient de Saskatoon. L’autre homme de leur équipe était unrusse ukrainien, dans notre pays depuis 1929,et qui leur parlait du régime de là-bas et des nouvelles plus ou moins gaies qu’il recevait de sesparents. Jamais plus, disait-il, après avoir connula vie au Canada, il ne voudrait retourner enRussie. Devant la table bien garnie du train oùmangeait l’équipe, il racontait la misère, la faminede là-bas.

Tous ces souffles du monde enrichissaientLouis.

Un nuage grossissait pourtant dans son ciel.Le contremaître était détestable. Parce que c’étaitun travailleur extraordinaire, la compagnie legardait à son emploi, mais il était bourru, grognon,violent, et il insultait à plaisir un des jeunes gensde Saskatoon qu’il accusait à faux d’être d’originejuive. Les trois copains étudiants se lassèrent,quittèrent pour de bon le travail. Louis ne voulutpas en faire autant. Il tenait à son expérience,il tenait à sa vie au cœur du chemin de fer !Mais voulant protester à sa façon, il résolut luiaussi de priver le patron pour quelque temps deses bons services. Il avait demandé son laissez-passer pour l’Ouest.

Avec un autre contremaître, déjà il l’auraitobtenu. Celui-ci ne bougeait pas, refusant enactes, sinon en paroles. Louis décida donc del’en punir et de prendre une semaine de repos,et sans demander de permission. Il accompliraitson projet. Il irait voir les Rocheuses.

Le samedi midi, il était prêt ; il s’était achetéun nouveau pantalon kaki, il avait son coupe-ventet, comme fortune, un chèque de trente-troisdollars et quatre dollars en espèces. Ce n’étaitpas le Pérou. Le prix du billet de Gull Lake àVancouver aller et retour était de soixante et onzedollars. Il lui était donc mathématiquement impossible d’y aller en voiture de voyageurs. Il nelui restait qu’une alternative : emprunter le trainde marchandises. Voilà momentanément ce qu’ildevait faire : devenir hobo.

Le laissez-passer d’équipe auquel il avait droitle mena à Medecine Hat. Il y descendit à quatreheures et demie de l’après-midi. C’est une villecharmante, au bord de la Saskatchewan du sud,boisée et surplombée de falaises de roches rouges.Louis pouvait se croire dans l’Arizona, auprès dugrand Canyon cent fois contemplé dans sesGeographic Magazine.

Mais son admiration était nerveuse, car lagrande aventure s’approchait avec ses risques.Il avait un horaire des trains de marchandises ;celui qu’il prendrait passerait à six heures. Il avaitapporté son maillot de bain. Pour calmer sonexcitation, il décida de trouver un rivage désertet de se baigner. L’eau était bonne, le plongeonlui fit du bien, mais le courant était rapide et fort.

Il en sortit rafraîchi, propre. Il aurait pu, enattendant l’heure du départ, aller prendre un bonrepas, mais il se sentait trop surexcité pour manger.Il se contenta d’acheter une demi-douzaine d’oranges,pour le temps où il serait à bord.

Il s’installa dans un parc près de la voie ferréeet attendit. Enfin, il vit que l’on accouplait autrain deux puissantes locomotives et peu après,le convoi démarra. Comme il y avait une côte àgravir pour gagner les limites de la ville, le trainprit tout de suite de l’élan.

Louis laissa passer les locomotives, puis lespremiers fourgons ; mais quand il se décida às’approcher, le train avait déjà trop de vitesse.Il visa un wagon-plateforme, s’élança, s’imaginantque tout le monde dans le parc avait les yeux surlui ; il accrocha mal, ses pieds manquèrent les échelons, il pensa à sa mère, à son ange gardien et…la chance souriant à la fin aux audacieux, il seraffermit et retrouva échelons et équilibre. Il étaitparti. Le premier pas était fait.

Mais Louis avait pris place, sur une cargaisonde rails qui n’était pas un lit de roses ! En rasecampagne, le train allait maintenant si vite queles rails tressautaient d’une façon bien désagréablepour le jeune homme assis dessus !

Au premier arrêt, il changea de wagon. Il enchoisit un du même type, mais chargé de grossesboîtes qui pouvaient servir de siège, même si ellescontenaient du matériel de guerre… peut-êtreexplosif !… Ce wagon-là roulait mieux. Le traintraversa d’abord une prairie plate et déserte.Après les premiers cinquante milles, se montrèrenttrès souvent des terres irriguées qui faisaient oasisdans cette sécheresse de la plaine soudain traversée de frais canaux bordés de saules. Louisavait toujours prétendu que le wagon de marchandises était le wagon-observatoire par excellence,ces convois ne se mouvant jamais à une vitesse folle comme ceux des voyageurs.

Il dut tout de même bientôt cesser de sedélecter du spectacle ; le soleil se coucha, l’ombreenveloppa tout et notre hobo sans expérienceentreprit sa première nuit blanche avec un enthousiasme sensiblement refroidi par le souvenir desmoments qu’il avait passés suspendu au-dessusdu vide, en s’accrochant au wagon à rails, àMedecine Hat. Il pria pour remercier le ciel des’en être tiré indemne, mais il commençait à douter : pourrait-il vraiment se rendre ainsi àVancouver ? C’était bien loin.

Le train roulait régulièrement dans la nuit età quatre heures, le lendemain, s’arrêta dans lescours de fret d’Ogden.

Deux compagnons de voyage avaient à unmoment donné rejoint notre jeune homme : unhobo-type, barbu et expérimenté, qui n’avait pasd’autre métier ; et un garçon d’environ vingt ans,peu intéressant et qui assura Louis qu’il pouvaitlui procurer pour dix dollars un billet de Calgaryà Vancouver.

Louis déclina son offre, et s’attacha au vieuxhobo qui lui semblait plus honnête et qui le rassurasur les tunnels, le gros problème du voyage.Le jeune homme qui voulait obtenir un dix dollarscertifiait que la traversée était terrible. Le vieuxhobo le démentit : en tenant un mouchoir sur sonnez et sa bouche, on ne suffoquait pas. Descendus du fret à Ogden, ils marchèrent une heurepour atteindre le centre de Calgary. Il faisait àpeu près clair. Comme l’un des trois mages devaitrecevoir une dépêche, ils se dirigèrent ensemblevers la gare. Louis pénétrant dans la salle detoilette s’aperçut avec horreur dans un miroir.Rien ne le distinguait plus d’un voyou de profession. Sa figure complètement enduite de suieétait noire comme celle du plus encrassé des charbonniers. Il quitta ses compagnons de route,se hâta vers une petite rivière que le train auparavant avait traversée. Et là, à l’abri, il se débarbouilla consciencieusement. Une fois lavé, peigné, il s’achemina vers un restaurant. La nécessité demanger, tout à coup reprenait son importance.

Tout en mangeant, Louis hésitait tout demême, se demandant s’il devait continuer cevoyage. Il s’était dit en partant qu’il serait assezsage pour ne pas s’obstiner, si son entreprise étaitplus hasardeuse et plus difficile qu’il ne l’avaitd’abord pensé. Étudiant l’horaire des trains demarchandises pour l’Ouest, il constatait qu’il luiserait difficile d’en attraper un à Calgary. Alors,tout en avalant son premier « bacon and eggs »,il résolut de retourner vers l’est le soir même.

Réconforté par sa tasse de café, son repaschaud, il ne s’était pas promené une heure dansla ville qu’il se trouva à un passage à niveaubloqué par un train immobile, et un train à destination de Vancouver, comme l’indiquait clairement l’U. R. S. S. marqué sur certaines grossescaisses. Il n’avait plus le temps d’hésiter. Le trainallait repartir. Il sauta dans un wagon découvert.

Le destin décidait pour lui. S’il n’allait pasjusqu’à Vancouver, il verrait au moins les Rocheuses.

Et il les vit. La puissante locomotive à l’huile— à dix roues motrices — avait à peine parcouruvingt milles, que l’œil de Louis découvrait à l’ouestles grands pics neigeux barrant l’horizon. Avantde les atteindre, une grande distance restait cependant à parcourir. Le terrain s’élevait, les conifèresse faisaient plus nombreux. Le train suivait unerivière aux eaux vertes qui cascadaient vers lesvallées. Et la locomotive pendant ce tempsfaisait incessamment : tchou ! tchou ! tchou !… parce qu’elle grimpait de plus en plus. À deuxendroits, cette rivière endiguée formait un lacque la voie ferrée se complaisait à longer. Mais lesmontagnes attiraient surtout le regard du jeunehobo émerveillé. Elles montaient, formaient unemuraille gigantesque et il se demandait où le traintrouverait un col pour se faufiler. Jusque là, le cielavait été serein, mais voici qu’au nord flottaient,de gros nuages noirs, et soudain, à distance, Louisvit qu’ils crevaient et laissaient tomber un lourdrideau de pluie.

— Pourvu que ça ne vienne pas de mon côté,se dit-il, pinçant le mince tissu de son coupe-ventd’un doigt inquiet.

Son souhait parut d’abord exaucé. L’oragecontinuait vers le nord. La voie semblait hésiter,allant de droite à gauche, une courbe n’attendantpas l’autre ; et la locomotive explosait toujoursuniformément. Pour un temps, le train parut sediriger du côté sud, puis foncer sur la montagne.Mais non ! un défilé s’ouvrait, s’élargissant à mesure que le train s’en approchait. Pour gagnerde l’altitude, sans donner une pente trop forte à lavoie, les ingénieurs l’avaient fait serpenter d’uncôté à l’autre du col dont le fond était assez plat.La rivière aux eaux vertes suivait toujours.Les pics bornaient de leurs neiges éternelles lepaysage tout entier.

Mais Louis, malgré son émerveillement, sentitsoudain le froid le pénétrer. Le soleil continuaità briller, mais un fort vent s’était levé et agitaitles sapins et l’armée de bouleaux gardant la voie.Une heure et demie après l’entrée dans ce défilé, le train de fret atteignait Banff. L’espace d’uneseconde, le jeune homme put apercevoir au boutd’une allée le somptueux hôtel. Le long de la voiese dressaient des poteaux, et des flèches indiquaientle nom des montagnes et leur altitude : 9,000 pieds,10,000, 11,000… Puis, le train dut céder le pas àdes convois de voyageurs ; trois qui allaient versl’ouest, trois vers l’est. L’admiration de Louis separtagea alors entre la beauté du paysage et lajoie, toujours neuve et forte pour lui, de regarderfiler un train énorme.

Quand ensuite les locomotives reprirent leurascension, il fit tout à coup si cruellement froidque le moral du hobo improvisé dégringola commeun ascenseur dont la chaîne se brise. L’horizonse faisait menaçant et l’immense V dessiné par lesmontagnes qui enfermaient l’étroit passage étaitd’un noir de mine. Une distraction géographiqueoccupa malgré tout l’esprit du jeune hobo ; le trainpassait Stephen — 120 milles de Calgary. C’étaitici le partage des eaux, avec ce ruisseau qui sedivise en deux, une partie allant à l’Atlantique,l’autre au Pacifique. Mais justement, le ciels’ouvrit, il se mit à grêler avec une violenceinouïe ; des grêlons gros comme des « marbres »,et en un clin d’œil tout fut couvert de ces duresboules blanches qui tapaient brutalement sur le« char-observatoire » cessant subitement d’êtreidéal, dans des circonstances pareilles.

Heureusement, aussi brusquement qu’elle avaitcommencé, la chute des grêlons cessa, mais il pleuvait encore et, une dizaine de minutes plus tard,la grêle reprit de plus belle.

Le hobo tremblait comme une feuille, grelottant,claquant des dents. Mais il avait voulu voir lesRocheuses, il les voyait, il ne pouvait pas leregretter. Il put lire sur un écriteau : « SUMMITKICKING HORSE PASS » — 6,632 pieds. Letrain allait maintenant redescendre vers le Pacifique. Louis commençait à s’inquiéter. Il attendait plus tôt les tunnels. Tout à coup, le paysagedevint extraordinaire. Le fond de la vallée dégringola et disparut et les montagnes se resserrèrent.La voie s’accrochait maintenant au flanc escarpé,pendant que la rivière, la « Kicking Horse »,cascadait beaucoup plus bas. Le train devait descendre, mais comment le ferait-il ? Il ne pouvaitplus zigzaguer d’un côté et de l’autre pour s’appuyersinon sur une pente douce, du moins sur une pentemodérée. Comme Louis se perdait en conjectures,le train soudain s’engouffra dans le premiertunnel.

Et ce tunnel, qui avait tant inquiété le jeunehomme, l’accueillit avec un air chaud et humidebien réconfortant après le vent glacial des hauteurs. Il y régnait une odeur d’huile, mais supportable, ni suffocante, ni dangereuse. Le train entrédans la montagne tourna et ressortit vis-à-vis del’endroit où il était entré, mais à une cinquantainede pieds plus bas. Puis il y eut un second tunnelen spirale et une autre sortie encore à cinquantepieds en dessous. Dans les quatre milles quisuivirent, le train gagna ainsi le fond du col quisemblait auparavant si terriblement bas. Deuxautres tunnels plus courts, puis le beau paysageoù nichait Field apparut.

Ce petit bourg au bord de la rivière est surplombé par l’effarante hauteur des Rocheuses, lesoleil y disparaît tôt le soir.

Louis regarda son décor prodigieux, de plusen plus émerveillé : des ruisseaux nombreux naissaient des neiges éternelles et dégringolaient formant des lacets blancs sur le flanc coloré des monts.

Malheureusement, la pluie reprenait. À undemi-mille de Field, Louis sauta du train, chercha,comme cela devenait son habitude, une rivièreoù se débarbouiller. L’eau était froide. Une foislavé, il se sentit plus brave et moins voyou.Mais la pluie ne cadrait pas avec ses plans.Ressentant l’effet du manque de sommeil, denourriture, et du froid péniblement supporté,il se dit qu’il ne continuerait pas son aventurepar un temps pareil. Il lui fallait trouver à seloger.

Un Y. M. C. A. parut à Louis l’endroit propiceet sûr. Le train était arrivé à six heures et trentedu soir. Louis se mourait de faim et il dévora sonpremier vrai repas. Après, prenant enfin unevéritable douche — ô délices ! — il se mit au litmieux disposé et tout en essayant de s’habituer àne plus rouler, il ébaucha des résolutions pour lelendemain. Il avait vu les Rocheuses, il retournerait vers l’est par le convoi des voyageurs.Mais pour cela, il fallait de l’argent. Pour avoirde l’argent, il lui fallait encaisser son chèque.Or, il n’y avait pas de banque à Field ; bienreposé, bien lavé, Louis ne put tout de même paséchanger son chèque. Personne ne voulait de sonpapier… Il fut bien forcé de reprendre son métier de hobo… Le seul train de marchandises en vuese dirigeait vers l’est. Il y monta, mais dévoré deregret, et avec l’impression qu’il se trahissait aveccette volte-face.

Et il se retrouva dans ses tunnels, puis auMont Cathédral, à Stephen, à la ligne des eaux.Là, son train fit un arrêt pour décrocher une deslocomotives qui avaient aidé à vaincre la raideurdes pentes. Et soudain, que vit Louis tout à côté ?Un « fret » en route vers l’ouest ! Exalté commesi saint Michel en personne était venu lui indiquerle chemin, mettant de côté toutes ses résolutionsde la veille, il sauta d’un train dans l’autre, sedisant : « Jamais dans ma vie, peut-être, pareilleoccasion ne se retrouvera ».

Et le voilà refaisant pour la troisième fois letrajet Stephen, Field, et tous les tunnels, maiscette fois avec deux jeunes gens de son âge etde son monde qui, comme lui, empruntaient cemoyen de locomotion difficile pour se rendre àVancouver. Tom et Frank changeaient tout.Louis n’était plus seul, il pouvait parler et rire.

Mais de retour à Field, quand il fallut attendreplusieurs heures le nouveau départ, Louis ne putque se mordre les pouces. Il n’avait plus quevingt sous, de quoi acheter quelques biscuits.

Ce n’était qu’à quatre heures que le trainreprendrait sa marche vers l’ouest. Heureusement,le Y. M. C. A. lui était devenu familier. Il y parcourut au moins deux fois tous les journaux quelui offrait la salle de lecture.

Puis, il roula de nouveau et chaque courbede la route amenait maintenant un paysage neuf.

De sombres pics occupaient le ciel. Le trainpoursuivait une rivière sinueuse et encaissée.Quand l’espace manquait sur la berge pour la voie,un tunnel s’offrait. Le soleil daigna aussi se montrer,encourageant Louis de ses intermittentsrayons.

À l’arrêt suivant, il retrouva ses jeunes compagnons,installés dans un wagon à bestiaux,mais nettoyé, désinfecté et qui les protégerait dela pluie et du vent.

Ils passèrent à Golden, petite ville où ils restèrent une dizaine de minutes avant de reprendrela route qui se dirigeait vers le nord.

Le train reprit, en quittant, une allure rapide ;car, pour quelques milles il courut dans une valléesans obstruction, puis il fit un virage à gauche,vers l’ouest. Un autre col restait à franchir,parce qu’alors le « fret » fut séparé en deux et l’ony sandwicha une autre énorme locomotive. Etainsi fortifié, il entreprit l’ascension, longeant laRivière à l’Ours au cours tumultueux.

Les deux puissantes locomotives n’étaient pasde trop. La vitesse diminuait constamment malgré leur force. Le train avait quitté le fond de lavallée pour s’accrocher de nouveau aux flancs desmontagnes. Les jeunes gens commencèrent à sesentir surexcités. Ils savaient qu’ils approchaientpeu à peu du plus fameux des tunnels : leConnaught, qui a cinq milles de longueur. Un peud’inquiétude se mêlait à leur exaltation. Mais aujour succédait la nuit et ils ne voyaient presqueplus rien, quand tout à coup la voie redevintdroite ; la seconde locomotive fut décrochée, et, à 80 milles de Field, ils entrèrent dans la montagne.Ils furent dix-neuf minutes (chronométrées) dansun noir d’encre, mouchoir au nez, ce qui suffisaitpour neutraliser l’odeur d’huile. Au sortir dutunnel, la nuit était complète ils ne pouvaientplus rien voir. Ils s’entassèrent tous trois commedes chats, dans un coin du wagon pour garder leurchaleur, car après la chaude humidité du tunnelils recommençaient à frissonner.

Vers minuit, ils s’éveillèrent. Ils étaient àRevelstoke. Le train s’arrêta en face de la station.Sur un écriteau brillamment illuminé, Louis putlire, tout ému :

« MONTREAL — 2502 milles.
VANCOUVER — 386 milles. »

Dans la nuit, il arpenta les rues de Revelstokeen attendant l’heure de repartir. Il admira le superbe hôtel de ville, style moderne — qui enchanterait mon frère, se dit-il — avec ses blocs de verreet ses grandes fenêtres se prolongeant sur plusieursétages !

Au coup de sifflet, il rejoignit ses compagnons.Ils durent changer de wagon ; des voyageurs àquatre pattes occuperaient maintenant celui qu’ilsavaient auparavant ! Ils durent en prendre undécouvert. Ils s’y tassèrent de nouveau pouressayer de continuer leur sommeil. Mais il faisaitdécidément trop froid. Le train suivait une rivièred’où s’élevait un brouillard dense qui leur donnaitle frisson.

Rien ne réussissait, pourtant à entamer l’enthousiasme joyeux du jeune apprenti-hobo. Il finitpar somnoler et vers cinq heures, il s’éveilla comme le convoi longeait un lac considérable. Puis, nouvelarrêt à Salmon Arm. Le serre-frein les avait prévenus qu’on attendrait là, une heure ou plus,le passage des trains de voyageurs. Car ni Louis,ni les autres n’étaient plus les novices farouchesdu début de leur voyage, redoutant d’être vus.Ils conversaient à présent aux arrêts avec desemployés indulgents pour leur aimable jeunesse.Ils apprirent ainsi que les hobos étaient devenusdes oiseaux très rares, depuis la guerre. « Autrefois,leur dit un serre-frein, nous en avions cinquante à soixante sur un seul convoi ! »

Sachant qu’ils avaient une heure à Salmon,ils occupèrent l’aube à visiter la ville. Puis, ils sepostèrent devant la gare, en face d’une boulangerie. Il faisait toujours froid. Le boulanger sortitet les invita à venir se réchauffer près du four.Ils regardèrent tailler la pâte, la peser, la mettreen moule.

Le premier train de voyageurs passa. Ils continuèrent à se chauffer. Mais vint le second ettout de suite deux coups de sifflet, ce qui voulaitdire : en avant !

Le train de voyageurs bloquait encore la voie,ils le contournèrent en courant et s’installèrentvite pour continuer leur voyage.

Le soleil se leva, et ils furent bien contents dele revoir. Le train traversait maintenant unecontrée moyennement montagneuse. Mais la voiedevait avoir à gravir d’autres pentes ; une nouvellelocomotive fut ajoutée.

Le temps continuait à s’améliorer, les nuagess’espaçaient et le soleil se faisait plus chaud. Les trois jeunes lurons, heureux comme des princes,s’étaient assis sur le bord du wagon les jambespendantes et admiraient de tous leurs yeux lepays qui les enthousiasmait. C’était cette bellerégion qui envoie au Canada tout entier tant defruits et de légumes.

Puis ce fut Kamloops où le train devait faireun arrêt plus long. Ils descendirent. Louis quis’attardait à examiner la locomotive aperçut soudain un agent de police militaire qui accostaitses deux compagnons. Ses papiers étaient tousen règle. Il ne s’inquiéta pas, s’approcha bravement. Mais l’agent regardant lesdits papiers neles trouva pas assez convaincants et Louis futvéhiculé rapidement au cœur de la ville. Là,l’officier en devoir le laissa tout de suite repartiraprès quelques questions. À quelque chose, malheur est bon. Louis profita de l’occasion etencaissa son chèque. Ici, on eut confiance mêmeà son air de hobo, car on le paya immédiatement.

Toutefois, tout ceci avait pris du temps.Malgré l’argent qui bourrait maintenant sespoches, Louis ne pouvait plus prendre un repaschaud. Il avala un verre de lait et un mauvaismorceau de tarte. Il s’acheta un sac de galettespires que la tarte et, en attendant son train,il descendit vers la rivière. Mal faillit lui en prendre.Les deux coups de sifflet réglementaires le firentcourir à perdre haleine ; le train était long, il arrivaà temps pour attraper un wagon. Il était exactement midi.

Pendant les premiers vingt milles, il restaéchoué sur la plate-forme d’un wagon-citerne, les pieds sur l’accouplement. Il regardait paisiblement le paysage quand le mécanicien laissasoudain rouler son train ; les wagons se pressèrentles uns sur les autres, et il se sentit le talon coincéentre le châssis du wagon et le couplet, et assezfortement. Il délaça son soulier, prit le risqueraisonnable de le perdre pour sauver son pied !

Quand plus tard, il réussit à déloger sa chaussure, le talon en était fracassé. Il essaya de leremettre en forme, tout en remerciant le Cield’être encore venu à son secours. Il y avait doncune Providence pour le hobo comme pour lesautres humains ! La même que celle des ivrognes,sans doute !

Au prochain arrêt il s’empressa de quitter sondangereux wagon-citerne pour retrouver celuiqu’il occupait auparavant. Ses compagnons lecroyaient perdu. Le train longeait maintenant la rivière Thompson. Devant Kamloops la rivièreélargie formait un véritable lac. Les montagnesse dressaient presque sur le rivage, et les rails sefrayaient un chemin à travers de fréquents tunnels. Puis, la rivière se rétrécissait pour descendre, et le C. P. R. la suivait d’un côté, pendantque la voie du C. N. R. la longeait sur l’autre rive.Les paysages étaient de plus en plus splendides.De véritables murailles enfermaient le cours d’eauet la voie devait monter et descendre sans cessepour pouvoir continuer sa route vers l’ouest.Comment Louis pourrait-il, au retour, décrire auxsiens ce qu’il trouvait si beau ? Dieu était bond’avoir fait pour l’homme un monde si splendide et si grand. Il le remerciait en lui-même, l’âmetout élevée d’exaltation.

Bientôt ensuite le fleuve Fraser absorba larivière Thompson, et le train suivit leurs courscombinés. À un moment donné, il traversait unpont pour suivre l’autre rive et s’engouffrer dansun tunnel. Le C.N.R. avait fait la même chosequelques milles plus haut.

La journée fut belle et le trajet, paisible etensoleillé, se termina à sept heures du soir parl’entrée à North Bend, point où le convoi demarchandises devait changer de locomotive.

North Bend est sur la rive du Fraser un villagetranquille, tout piqué de beaux pommiers. Toutprès coulait un ruisseau, et Louis alla y mangerses mauvaises galettes avec de l’eau fraîche.Si sa mère l’avait vu supportant volontairementpareil jeûne ! Mais elle ne savait même pas qu’ilvoyageait. Il allait écrire de Vancouver même,pas avant.

North Bend était la dernière étape.

Le train ne repartit qu’après deux longuesheures. Il était loin d’avoir vaincu tous les tunnels,car, après North Bend, il y en avait encorependant une douzaine de milles. Le paysagerestait très sauvage. Le Fraser suivait une gorgeaccidentée et pittoresque, piquée des beaux pinsde la Colombie. Les montagnes des deux côtésn’étaient plus aussi aiguës et elles étaient boiséeset vertes. Ici commençait la zone côtière qui estsans hiver.

Pendant que le convoi serpentait sur la bergenord du Fraser, le soleil disparut. Le ciel demeura beau, mais le soir vint, et les trois jeunes hommesse tassèrent de nouveau dans un coin bien choisi,pour dormir.

Plusieurs heures plus tard, ils s’éveillèrent àCoquitlam, où sont les cours de « fret » pourVancouver. Un serre-frein leur dit qu’on allaitformer un train dit de « transfer » qui les mèneraittout droit à la ville. C’est ce qui se produisit etun autre serre-frein encore plus aimable que lepremier leur indiqua à l’arrière de ce train, unwagon de voyageurs inoccupé, et ce fut assis surdes bancs confortables que les trois jeunes luronsfirent leur entrée triomphale à Vancouver, àcinq heures du matin !

Ils descendirent à la gare même, comme desriches.

Le voyage était fini. Tom et Frank étaientau terme de leur aventure. Louis aurait à revenir.Se reverraient-ils jamais ? Ils se dirent adieu,pleins d’amitié, se souhaitant, bonne chance…

Puis, Louis commença seul, et consciencieusement sa visite des lieux.

Par correspondance, il s’était longtemps auparavant muni d’une carte de la ville. Il descendittout d’abord au parc Stanley, anxieux de voir lamer. Fidèle à ses habitudes, il chercha vite unruisseau pour se débarbouiller. Il avait beau êtrehobo, il demeurait l’esclave de ses habitudes decitadin, et la douche quotidienne lui était unenécessité plus grande que le sommeil et la nourriture.

Le parc était splendide, si bien situé en bordure de l’Océan. Louis toucha l’eau du Pacifique, y goûta même avec béatitude. C’était une espècede baptême. Ici, il finissait de traverser son grandpays d’un Océan à l’autre. Un de ses plus beauxrêves était réalisé. La vie est belle quand onréalise ses rêves.

Il admira le parc, ses piscines, ses totems, sesgrands parasols de pins. Il admira le port avecsa flottille de bateaux de pêche et ses énormesnavires de guerre et de commerce. Puis il se renditau pont suspendu qui l’intéressait particulièrementau point de vue technique. Il était déjà ingénieurdans l’âme, ingénieur tout le temps et partout,et logique, équilibré, ordonné…

Il était tôt, la ville était encore à moitié endormie,et il put examiner à loisir ce qu’il était venuvoir de si loin. Quand les rues commencèrentde s’animer, il songea à manger. Devant un substantiel déjeuner, il apprit par un journal qu’ilacheta, que Duplessis avait réussi à délogerGodbout. Fortifié, il continua sa visite. Un brasde mer coupe le centre de la ville : on l’appelle« False Creek », parce qu’il ne mène nulle part,mais il donne lieu à plusieurs grands ponts.

Sur ce « False Creek » sont établis des chantiers maritimes, des industries et plusieurs chalands sur lesquels vivent les pauvres de la ville.Cela donne un cachet spécial à ce coin déjàextraordinaire.

Louis se promena, se promena sans fin. Entramway, en autobus, il visita tous les quartiers.Les quartiers résidentiels étaient constitués demaisons détachées avec des jardins. C’était ainsiqu’il désirait voir Montréal tout entier rebâti ! Pourquoi les gens, tassés les uns au-dessus desautres, de trois étages en trois étages, et habitantdes logements à un seul œil en avant et presqueun seul en arrière, n’avaient-ils pas l’air de s’apercevoir de leur misère ? Louis rageait pour eux ;il aurait voulu les réveiller de leur léthargie oude leur ignorance et les voir tous plus exigeants.Il devenait violent quand il pensait à cela. Et lavue du grand parc aux belles piscines, lui fit concevoir ce que des urbanistes pourraient un jourfaire pour notre Montréal qui jouissait aussi d’unsite si extraordinaire…

Il remarquait qu’à Vancouver la plupart desmaisons, pourtant, n’étaient qu’en bois. La briquesemblait rare, elle ne recouvrait que les usines, lesentrepôts.

La ville visitée dans tous ses coins et recoinsLouis s’immobilisa une fois encore pour contempler le Pacifique. Il aurait eu bien envie de serendre à Victoria. Mais il ne fallait pas courir lerisque de se trouver en mauvaise posture, à unmoment donné, sans argent. Sa bourse s’aplatissaità bien manger, bien dormir.

Il dit donc adieu à l’Océan, se promettant d’yrevenir ; puis, se détournant, il s’en fut à la gareprendre un billet de retour. Puisqu’il avait toutvu ce qu’il voulait voir, du meilleur wagon-observatoire qu’il soit possible de trouver, lefourgon à marchandises, il pouvait pour un bout,voyager comme les autres…

Tout à coup, il revécut son premier voyage en« fret ». Il avait douze ou treize ans. Un serre-frein qui le voyait depuis quelques jours, toujours posté pour le départ et le retour d’un court convoiqui transportait de la pierre de Port-Daniel àSainte-Adélaïde, lui avait proposé de monter etde faire le trajet d’une heure.

Louis était revenu en retard pour le dîner,mais les yeux flambants de joie, les cheveux ébouriffés et humides d’embrun, et il avait crié sonenthousiasme.

— Maman, je te le jure, il n’y a pas de meilleurwagon-observatoire qu’un wagon plate-forme.C’est bien mieux que le balcon de l’Océan Limitée,mieux qu’une auto, mieux que tout. Ça va justede la bonne vitesse pour qu’on ait le temps detout voir !

Aujourd’hui, il était prêt à répéter la mêmeaffirmation, avec encore — plus de véhémence.Et avec plus d’expérience, puisqu’il avait maintenant traversé son pays tout entier. D’autrespouvaient penser autrement, mais pour lui les chemins de fer resteraient la plus belle chose dumonde !




XV

POILU


Chez Pierrot Fleury, il y avait beaucoup d’enfants :des filles, des garçons, et Pierrot était aumilieu de l’échelle, entre les grands et les petits.

Il avait onze ans, des yeux gris, de longs cilsnoirs, un nez retroussé, de larges dents écartées,et des cheveux toujours hirsutes, parce que, parprincipe, il ne les peignait que le matin. Il n’avaitplus ensuite le temps d’y penser. Il était beaucouptrop affairé. Il fallait jouer le plus possible dansses moments libres, et ces moments libres, ilfallait bien d’abord les gagner, en bâclant sesdevoirs sur la table de cuisine, et en fréquentantl’école. Car si sa pauvre mère était trop occupéeelle aussi, — mais avec sa marmaille, — pour luiinspecter les oreilles et les cheveux plus qu’unefois par jour, la fréquentation de l’école, c’étaitsacré, il n’y avait pas à badiner sur ce chapitre.L’école, il fallait y aller, et tous les matins et bienà l’heure. Le père et la mère étaient sur celadu même avis.

— Votre instruction, c’est tout ce que vousaurez comme héritage. Profitez-en !

La famille habitait en bas de Notre-Dame-de-Grâce,un de ces grands flats devenus bon marchépendant la dernière crise, d’abord parce qu’ils sedémodaient, et ensuite, parce que les trains passaient tout auprès de plus en plus nombreux.La fumée, la suie qui pleuvaient à cœur de jouret de nuit sur le voisinage aidaient souvent Pierrotà avoir les oreilles et la figure sales. Les rideauxaussi se ternissaient vite chez les Fleury, et cen’était pas pour alléger la tâche de la mère deshuit enfants, dont les âges s’échelonnaient entreseize et deux ans.

Celle-ci trimait du matin au soir ; pourtant,elle se contentait d’être propre, sans exagération.Elle ne gâtait la vie de personne avec ses exigencesde ménagère. Il n’y avait qu’un règlement àobserver fidèlement : faire son lit, ramasser sestraîneries, accrocher les vêtements qui ne servaientpas, mettre les sales dans le panier à linge.

À part ça, les enfants pouvaient, s’ils n’abusaient pas, laisser ici et là leurs jouets ; à certainesheures, les pièces où l’on vivait pouvaient prendreun certain air de désordre, par exemple, si lespetits jouaient aux chemins de fer avec les chaises.La maman estimait qu’ils en avaient le droit, leurpère n’ayant pas les moyens de les fournir detrains mécaniques et encore moins de trains électriques !

Les plus grands devaient garder parfois lesplus petits. Ils devaient aussi les secourir. Père etmère répétaient à l’envi que les frictions des unset des autres formaient le caractère, et qu’il fallaitremercier le ciel, si l’on grandissait dans une grosse famille. On prenait forcément l’habitude de compter avec les autres. On devait souvent accepter deprêter sa balle, son traîneau ou ses skis. L’égoïsmeavait ainsi moins de chance de se développer.On se détachait des biens de ce monde, avant deles avoir jamais possédés, — ou du moins onapprenait à partager.

Une seule chose appartenait en propre àPierrot, c’était son chien Poilu. Poilu était unchien trouvé. L’ancêtre qui l’avait le plus marquéde ses traits caractéristiques était épagneul.La tête et les oreilles avaient de la race, mais lepoil, les pattes s’étaient gâtés. Tout de mêmePoilu était une bête dont on louait à tout proposles yeux intelligents. Pierrot et Poilu étaientdevenus comme saint Roch et son chien ! Jamaison ne voyait l’un sans l’autre. Jamais, sauf enclasse, et il faut dire à l’honneur de Poilu qu’ilchercha maintes fois à se faufiler jusque-là.

C’était d’ailleurs aux abords de l’école quePierrot avait rencontré Poilu. Un Poilu efflanqué,l’air suppliant et malheureux à l’ombre de seslongues oreilles, et qui soudain, au coin d’uneruelle, se mit à suivre l’enfant. Avait-il sentique ce gamin aimait les animaux comme pas un,et qu’il les avait toujours aimés, tous, sans exception ?

Pierrot avait commencé sa carrière en rapportant à sa mère un jour de pluie, une poignée degros vers, et en disant, ravi :

— Regarde, maman, les belles petites bibitesque j’ai trouvées…

Pour une fois, il avait été rabroué.

— Malheureux ! Va vite jeter ça ! et vienste laver les mains.

Il ne les avait pas jetés. Il leur avait fabriquéune cabane avec une boîte à chaussure. Il avaitpercé une porte, des fenêtres, mis de la terre, del’herbe et arrosé le tout, pour que ça leur fasse dela belle boue. Bien entendu, malgré tant de soins,les vers avaient vite disparu.

Pierrot un peu plus vieux, avait sauvé de lamort deux souris. Puis, avec une moustiquaire,il leur avait fait une cage. Il les nourrissait copieusement de fromage canadien, quand sa mères’aperçut que sa meule diminuait vraiment vitedepuis quelques jours. Elle s’en étonna devant lesenfants, et une des petites filles déclara innocemment :

— C’est Pierrot qui en a besoin pour ses bellespetites souris…

— Ses souris ? quelles souris ?

— Mais oui, ses souris. Tu les as pas vues ?Viens les voir, maman, elles sont si fines…

— Mais où ?

— Dans le hangar, tiens…

La mère n’était pas une femmelette que lessouris font grimper sur les chaises et sur les tables,certes, mais ayant eu dans sa vie à souffrir desméfaits de cette gent sans vergogne, elle n’étaitpas d’avis d’en faire l’élevage.

Elle vit les souris. Devant sa toute petite fille,elle fit semblant de les trouver belles, elle lestrouva belles, en vérité, — était-ce son fromagequi leur avait fait un si beau poil ?

Mais à son retour de l’école, Pierrot fut toutde même sommé d’en faire le sacrifice.

— Oh ! maman, dit-il, les larmes aux yeux,laisse moi les garder ! Elles ne font pas de mal…

— J’veux bien croire. Mais tu fais mal àmon fromage. Et ton père a trop de misère àgagner de quoi vous nourrir, pour qu’on lui fasseen plus nourrir des souris… Et d’ailleurs, tessouris, elles vont mourir, si tu ne les lâches pas.Ce n’est pas fait pour vivre en cage. Ce ne sontpas des serins !

— Maman, oh, maman, je les aime tant…Ça fait une semaine que je les ai. Elles m’aimentaussi, regarde…

— Elles t’aimeront bien mieux, si tu leurdonnes congé, mais pas dans mon hangar, s’ilvous plaît. Va les lâcher quelque part, dans unchamp, — et relis pour t’encourager la fable durat de ville et du rat des champs…

Pierrot prit une journée à se faire à l’idée dusacrifice. Mais il n’osait plus piger dans le fromage. Il eut alors peur de voir ses souris mourir defaim. Il partit, nouvel Abraham, sa cage de fabrication domestique sous le bras, pour se rendre leplus loin possible…

Le bon Dieu le récompensa. Il hérita, vers lemême temps, d’un voisin qui faisait le grandnettoyage de sa cave, d’une bicyclette sans pneus.Dans la ruelle, il apprit à la conduire, malgré lesjantes dépouillées, …et sa joie fut si triomphale,que jamais un enfant riche et comblé n’en connutd’aussi vive. Il promenait ses petits frères et sespetites sœurs à tour de rôle. Il devenait important comme un roi. Il enroula à la fin autour desroues, deux bouts de vieux tuyau d’arrosage.Sa fête survenant à point, son père, sa mère, et lesaînés attendris se cotisèrent et lui offrirent deuxchambres à air et deux pneus. La bicyclette redevint à peu près normale. Elle servit pour les commissions. Le père l’améliorait dans ses loisirs.Même les freins finirent par fonctionner. Commeun bonheur n’arrive jamais seul, ce fut vers cetemps que Pierrot trouva son Poilu, et que pourle dédommager du sacrifice de ses souris, sa mèrelui permit de le garder.

La famille n’était pas riche. Mais la famillepassait l’été à la campagne, près de Terrebonne,dans une vieille maison au bord de la rivière.La mère avait son idée. On était en avril. Aprèsdeux mois, on partirait et, à l’automne, sous unprétexte quelconque, on laisserait Poilu au fermiervoisin.

En attendant, ce Poilu ajoutait à la joie de lamaison. Il faisait des finesses, mon Dieu, autantqu’en faisait le bébé en personne ! Il reconnaissaittoute la famille d’une façon différente, mais il nesuivait que Pierrot, qui gagnait d’ailleurs laviande du chien à la sueur de son front, en faisantdes courses sur sa bécane pour leur boucher.De temps en temps, Pierrot se hâtait de disparaître avec son Poilu, parce qu’un agent de policeparaissait à l’horizon et que l’on n’avait pasacheté de licence, pour cet enfant trouvé ajoutéà une famille déjà si nombreuse !

Poilu vivait donc sans médaille et sans collier.Mais il vivait adoré, heureux et gai, et il n’en courait pas moins les rues du matin au soir.C’était un chien assez finaud pour ne pas faire demauvais coups ; personne ne lui voulait donc demal.

L’été venu, une fois installé à la campagne, ilmanifesta un bonheur encore plus grand. Si bienque Pierrot décida de s’établir plus tard sur uneferme et suivit le voisin pas à pas pour apprendreson futur métier. Et Poilu suivait lui aussi.Faire les foins, aller chercher les vaches, ramenerles animaux en veine d’indépendance, voilà destâches qu’assumaient le chien et l’enfant. Si bienque Poilu fut bientôt chez lui autant chez le fermier que chez Pierrot. Cela servait les desseinsde ceux qui veillaient à sa destinée.

Poilu allait aussi à la rivière quand les enfantss’y baignaient. Mais il n’aimait pas se mouilleret, s’il pouvait s’en dispenser, n’entrait pas dansl’eau. Mais, quand les enfants désiraient qu’illes suivît, ils s’éloignaient du rivage, et alors,Poilu les croyant en danger, se précipitait etallait les rejoindre.

On admirait qu’il fût aussi vigilant !

Les meilleurs jours ont une fin. Septembre futbientôt là. La famille rentrait en ville. Impossibled’ajouter le chien aux dix personnes qui rempliraientla mauvaise voiture.

— Laisse ton chien chez le fermier, Pierrot !La semaine prochaine nous reviendrons pourcueillir les pommes et nous le ramènerons…

Pierrot hésitait, cherchant un moyen. Mais ilavait bon cœur, il constatait bien que son chienétait plus heureux à la campagne qu’à la ville ; il pouvait courir partout à son gré, il n’avait pasd’agents de police à redouter… Et après tout,puisque Poilu n’était pas, lui, obligé de retournerà l’école, aussi bien lui accorder des vacances pluslongues.

Mais tout le monde, même la mère, regrettal’absence du chien. Même la mère qui ne l’avaitplus pour suivre les petits quand les autres étaientà l’école. Il n’y avait pas évidemment à le nourrir,à lui ouvrir la porte, à le faire taire s’il jappait aprèsun passant… Ces soucis en moins, ne compensaient pas le vide que Poilu avait laissé.

La mère, sûrement, ne le disait pas. Raisonnablement,elle se devait de n’en point parler,puisque son mari avait décidé de donner l’animalà la ferme…

Mais Pierrot n’avait aucune raison de cacherson ennui. Il se lamentait.

— Si Poilu était ici, personne n’oserait toucherà mon bicycle… Quand est-ce que l’on va le chercher,maman ?

— Demande à ton père…

Le père faisait des réponses évasives. Et avecle père, Pierrot savait qu’il ne fallait pas insister.

Pour ses deux premiers samedis de congé,Pierrot alla faire une excursion à l’aéroport deDorval, sur sa vieille bécane. Il y allait avec uncamarade qui n’était pas plus riche que lui, et dontla bécane était pour le moins aussi miteuse ! Pasde freins, des cadres qui avaient été de toutesles couleurs et n’en avaient plus aucune, des pneus rapiécés et qui restaient miraculeusement gonflés. Cela roulait et les gamins avaient beau passerdans la vitre, parce qu’ils regardaient toujoursailleurs qu’à terre, les pneus ne crevaient mêmepas.

Au petit chemin marqué « Saraguay », ilsquittaient la Côte de Liesse et s’enfonçaient dansla campagne, vers la côte Vertu, les Bois Francs…Les maisons commençaient à exprimer une tellepaix, un tel contentement, avec leurs visagesbien ouverts et souriants au soleil, que même desenfants de ville comme eux le sentaient et Pierrotdisait :

— Quand je serai grand, j’t’le dis, j’en auraimoi, une ferme…

Mais lorsqu’ils étaient derrière l’aéroport, ilne savait plus s’il n’aimerait pas mieux deveniraviateur. Comme à une gare, — et en vérité,c’était une gare, — les bombardiers d’argent,les gros avions de voyageurs arrivaient les unsaprès les autres. C’était merveilleux de les voiratterrir comme s’ils étaient sur un rail invisibled’abord aérien, puis qui continuait sur le gazon.Sans secousse, les beaux avions descendaientet roulaient ensuite sur le sol beaucoup plus doucement qu’un train. Ils paraissaient solides,de tout repos. Pierrot avait le cœur envahi du désird’y monter.

Il disait :

— Si j’ai ma ferme, ou si c’est encore la guerre,peut-être que j’m’ferai aviateur. Toi ?

Mais il pensait soudain à Poilu. Est-ce qu’onamène un chien en avion ! Il ne le savait pas. Ildit tout de même :

— Mon Poilu, il aimerait ça voir l’aéroport.Nous l’amènerons quand y’sera revenu.

Un de ces soirs, au souper, il raconta son excursion et demanda :

— J’ai fait combien de milles, papa ?

— Une vingtaine j’suppose.

— Et pour aller à Terrebonne, y a combien ?

— À peu près le double…

— Maman, demanda-t-il plus tard, quandil fut seul avec sa mère, samedi prochain, est-ceque tu voudrais que j’aille voir Poilu ? Tu me feraisun lunch. J’prendrais toute la journée. J’suis capable.

— C’est un peu loin…

— J’resterai du bon côté de la route, j’t’lepromets. Et c’est bien moins dangereux qu’enville…

— Nous verrons…

Il revient à la charge et arrache la permission.

À cinq heures, le samedi matin, il était surpied, et voulait partir sans déjeuner. Sa mèreeut envie de se fâcher, de le garder, pour le punird’éveiller ainsi toute la maison. Mais elle se souvenait de certains matins de son enfance. Elle secontenta de lui dire :

— Tu es un peu fou, mon pauvre Pierrot…

Elle fit le paquet de sandwiches, le força àdéjeuner mieux que d’habitude, lui donna quelques sous, et tout fier, il partit…

Qu’elle roulait la vieille bécane, appareillée etgraissée à neuf la veille !

Mais le matin, en vérité, après s’être levé splendide,ne promettait plus rien de bon. Il devenaitgris, lourd et venteux. Un grand coup de soleill’avait de bonne heure éclairé, puis un paraventde nuage s’était rabattu sur la clarté.

Qu’importait à Pierrot !

Il avait enroulé son pique-nique, dans son veston. Il filait, nez au vent, sur le boulevard Décarie,puis sur Monkland. Il se laissa descendre à uneallure folle dans la pente du tunnel, remonta,rejoignit côte de Liesse, la prit vers le boulevardCrémazie. Déjà, c’était la campagne ; une campagne paisible qui le rendait joyeux sans qu’ilpût analyser pourquoi : toutes ces vieilles maisonsde pierre, avec leurs yeux, leur bouche, leurair aimable parmi des chevelures de saule oud’érable ! ces terres où restaient encore tant detomates rouges, et de longues rangées de choux !…Des asters multicolores fleurissaient les parterres.Des citrouilles grossissaient encore auprès desclôtures. Les arbres changeaient déjà de teinteet Pierrot pensait à l’automne véritable, à l’automnedes arbres rouges, du vent, de la chute desfeuilles. Il aurait alors retrouvé son compagnonPoilu, il courait avec lui partout, il serait heureux,les jours de congé !

Le boulevard Gouin, sinueux au bord de la rivière,l’abritait de son ombre. Il roulait, à lamanière des petits gars tantôt pédalant debout,tantôt la tête dans le dos, malgré les promessesfaites à sa mère. Tout le passionnait.

Bientôt, le grand pont fut en vue. Il pédalaitdepuis deux heures. Mais il n’avait pas de montrepour le savoir.

Sur le pont il s’arrêta, il regarda couler l’eaugrise parce qu’elle copiait le ciel. Et le ciel baissait, vraiment. C’était dommage.

Une rivière bleue c’était tellement plus beau.

Il longea la rue étroite qui borde Saint-Vincent-de-Paul, et s’essouffla à remonter, aprèsl’église ; il ne lui serait jamais venu à l’idée qu’unepareille côte se montait mieux à pied qu’à bécane.La résidence qui s’appelait le Château Lussierune fois de plus attira son attention. Le pénitencier aussi, vu de loin, avec ses hauts murs. Lesidées tourbillonnaient dans sa tête. Il y brassaitun mélange de joie ou de regrets. Les prisonniersétaient à plaindre, même s’ils avaient mérité leursort. Il en suivit curieusement un groupe quipiochait dans un champ, sous le regard du gardequi les surveillait de si près.

Mais Poilu était plus loin. Pierrot soudainreprenait une allure plus vive. Il montait les côtescomme mû par un moteur. Il était si peu lourd,et pédalait debout tout le temps.

— Il est bon mon vieux bicycle.

Dans son subconscient, Pierrot avait bienformé le projet de se faire inviter à dîner à la ferme ;de se reposer longtemps et de ne revenir qu’aprèsquelques heures.

Quand il fut en vue de Saint-François-de-Sales,la pluie se mit à tomber. Elle lui fouetta le dos.Il mit son veston. Il traversa Saint-François-de Sales, puis le pont, et de Terrebonne gagnala campagne.

Comment un chien a-t-il tant d’instinct ?Pierrot était à peine en vue de la maison qui,fermée, s’abritait du mauvais temps, quand il vitvenir une boule de fourrure brune sur des pattes basseset tout de suite, Poilu était là, lui sautait au visage,le léchait et donnait des marques d’un teldélire de joie que sans réfléchir à sa fatigue, legamin tourna sa bécane et dit :

— Sauvons-nous, mon Poilu, viens, vite,viens-t-en…

Tout à coup, il avait eu peur qu’on ne le comprenne pas à la ferme, qu’on veuille garder lechien…

À une allure folle, ils s’enfuirent.

Mais bientôt, la route ayant tourné, Poiluet Pierrot durent ralentir. Un mauvais vent leurjetait la pluie dans la face, les aveuglait. Le chiensemblait quand même en rire, et Pierrot si heureux,en faisait autant. La bécane roulait moins vitequ’à l’aller. Une maison d’été inoccupée leur offrit,en refuge, sa véranda. Pierrot sûr de ramener sonchien pouvait désormais se reposer un peu. Ils’allongea sur le dos, la tête sur la boule de fourruremouillée ! Et Poilu qui devait deviner la fatiguede son jeune maître, demeurait immobile.

Il fallait tout de même repartir. Et le ventet la pluie repartirent avec eux, et le chien etl’enfant tirèrent de plus en plus la langue. Lematin, Pierrot n’avait remarqué aucune desmontées. Au retour, il était bien forcé de lefaire, ça ne roulait plus aussi bien, avec ces rafales et la hâte d’arriver à la maison qui faisait trouverle chemin plus long. Un peu d’inquiétude le tenaillait. Comment son père prendrait-il le retourdu chien ? Car un père, pensait Pierrot, c’est un peuétrange. Ça n’a jamais les réactions que l’on attend.Ça se fâche noir, aux moments les plus imprévus.À cause de cela, en vérité, Pierrot aimait mieuxla maison quand le père n’y était pas.

— Pourtant maman non plus ne badine pas,si on fait un vrai mauvais coup ! se disait Pierrot.Mais son père au contraire, c’était pour desriens qu’il éclatait comme un orage. S’il allait malrecevoir le pauvre Poilu ? et le mettre dans savieille Ford et venir le ramener au fermier !

Le pénitencier était une fois de plus devantPierrot qui avait pris la route qui passe en hautde Saint-Vincent-de-Paul. Il longeait un pâtéde hautes maisons anciennes où logent des employés. La vue était belle. Le vent secouait lesfeuillages des arbres. Pierrot pensa qu’il aimeraithabiter là, être rendu… Dans ces grandes maisons,ce ne serait pas comme dans son « flat »,Poilu aurait plus de place, et ne serait pas dansle chemin de tout le monde, comme à Montréal.Les chambres à coucher seraient en haut, et ilpourrait aussi se coucher sur les lits, sans êtretout le temps délogé !

Et puis si son père était gardien, il lui prêterait les clefs, son fusil…

Pierrot ne put pas rêvasser longtemps. La routeétait boueuse. Pédaler devenait plus pénible,et le pauvre Poilu qui n’avait pas de bécane, lui,courait en haletant un peu plus à mesure que s’allongeaient les milles… Enfin, ils traversèrent legrand pont. Pierrot descendit de sa bicyclettepour encourager Poilu qui tirait de la patte, et nesuivait plus aussi aisément la vitesse des roues.

À l’abri du vent et de la pluie, sous le pont,avant de reprendre le boulevard Gouin, ils sereposèrent encore un peu, Puis, ils repartirent,l’un suivant l’autre. Tous les deux maintenanttiraient franchement de l’aile. Pierrot pédalaitpresque sans arrêt depuis cinq ou six heures. Ilcontinuait à avancer, il fallait avancer ! et Poiluqui n’en pouvait plus continuait à avancer parceque Pierrot continuait à rouler… Le gamin,touchant le nez du chien, s’imagina qu’il étaitchaud, et tout de suite, il frappa à une maisonpour avoir de l’eau pour sa bête. Il raconta sonhistoire. Il ne savait pas qu’il était touchant avecson amour pour Poilu et sa sollicitude, et il futbien reconnaissant parce qu’on lui donna un beaumorceau de tarte…

Il promit de revenir en passant, des fois,et tout regaillardi, reprit la route, et le ventet la pluie…

La fin du voyage fut un cauchemar. La routesemblait de plus en plus longue, et le but de plusen plus éloigné… Le chien avait des yeux quicriaient grâce… Jamais Pierrot n’avait remarquéque le boulevard Décarie formait une telle côte.Mais enfin, ils n’eurent plus qu’à redescendre.Pierrot oubliait sa fatigue, le chien aussi, et unsursaut d’énergie les tira comme un moteur.

— Maman, man, crièrent les premiers qui lesvirent, voilà Pierrot et il a Poilu…

Pierrot, il faut le dire, se préparait à dire quePoilu l’avait suivi, et ce n’était certes pas unementerie, mais son entrée dans la maison futtriomphale, et il n’eut à s’excuser de rien, ettout le monde fit fête au chien… C’était commele retour de l’enfant prodigue. Même le père trouvait amusante l’aventure de son fils. Poilu réintégra donc son domicile, salué par la joie unanimedes dix membres de la famille mais la mèrepensait aux vêtements trempés qu’il fallait auplus tôt changer, et elle dit :

— Si au moins, tu avais eu du beau temps…

Mais Pierrot vivement rétorquait :

— Oh non, maman, il fallait de la pluie. Sansça, Poilu n’aurait pas pu marcher si longtemps.L’asphalte lui aurait brûlé lies pattes. Il fallaitde la pluie…

— C’est donc providentiel, dit l’aîné en semoquant.

Tout le monde se mit à table, et pendant lebrouhaha ordinaire du commencement du repas :« passe-moi le sel, s’il vous plaît ; passe-moi lebeurre, si tu veux ; le sucre, s’il vous plaît ; lamoutarde, maman… » Poilu s’installa en rondsous leurs pieds.

Et tout à coup la plus petite qui avait troisans, demanda d’une voix pointue :

— Tes souris, Pierrot, iras-tu aussi les chercher ?

FIN

Table des Matières

I — 
 7
II — 
 22
III — 
 36
VI — 
 74
VII — 
 90
VIII — 
 103
 115
 128
XI — 
 137
 183
XV — 
 207