Dictionnaire apologétique de la foi catholique

MONISME. — I. Origine du mot et ses significationsdiverses. — L’origine est récente et les sensmultiples : i) même restreint à l’ensemble deschoses créées, il est antiphilosophique : 2) dans unsens particulier et rarement en usage, il n’est pasnécessairement entaché d erreur ; 3) au sens absolu, il admet une interprétation, soit purement logique, soit ontologique ; c’est à ce dernier point de vuequ’il est directement étudié dans cet article.

II. Monisme moderne ; ses rapports avec l’athéismeET LE PANTHÉISME. — f.e monisme n’a plusaujourd’hui la rigidité de sa forme primitive et nenie point la réalité des distinctions phénoménales. —A la différence de l’athéisme, il n’exclut Dieu que parprélérition. iXous le distinguerons du panthéisme parson point de départ et sa méthode.

HI. Monisme humanitaire et sociologique. — La

« religion de l’humanité », défendue surtout au siècle

dernier par Saint-Simon, Fourier, Leroux, Comte, Proudhon, etc., inspire encore le sociologisme positivistecontemporain ; mais, sans doctrine métaphysiquedéfinie, elle échappe par suite, en tant que systèmeunitaire, à une discussion de principes. Cettediscussion ne portera donc que sur les divers monismesà forme philosophique ou scientifique.

IV. Monisme idéaliste. — L’idéalisme le plusintransigeant n’exclut pas d’ordinaire l’existence deDieu, personnel ou non : même quand il prend laforme d’un monisme athée, il n’e.xige pas de } éfutationspéciale.

V. Monisme spiritualiste. — A. Sous cette qualificationparadoxale de spiritualisme, c’est un véritablemonisme athée qu’a soutenu Vacherot, sinon dansl’Histoire de l'école d’Alexandrie, du moins dans laMétaphysique et la Science. Résumé du système : l’Etre parfait n’est qu’un idéal et ne peut exister ; leseul Etre réel est le Cosmos, c’est-à-dire l’existenceuniverselle, notis apparaissant sous la variété infiniedes formes qui la manifestent. Modifications apportéesà la doctrine par le Nouveau Spiritualisme de l’auteur.

R. Réfutation. — 1) Il est faux cfue la perfectionsoit un obstacle à l’existence ; origine de l’erreur de]'acherot sur ce point. J) Sa théorie de l’Etre réelest construite a priori et aboutit à des contradictions : l’Etre universel se développe en vue d’un butqu’il ignore : son existence d’abord purement virtuelles’actualise par elle-même ; le progrès est attribué àune abstraction. En résumé, Vacherot ne fait quetraduire le positivisme en langue métaphysique etencourt ta plupart des reproches qu’il adresse, souventinjustement, à ses adversaires. Le Nouveau Spiritualismelui-même ne dépasse guère le panthéismeet n’est spiritualiste que d’intention. 879

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VI. Monisme matérialiste et biologique. — Succédané actuel de V ancien malérialisme, il prétend absorberdans la biologie la science et la philosophie,

A. Le monisme liæckélien, dont son fondateur prétendfaire une sorte de religion nouvelle, n’est fondé, comme système philosophique, que sur des affirmationssans preuves, déjà réfutées à l’article Matérialisme.

B. La théorie de Le Dantec est une tentativeclairement avouée de réduire la vie, la sensation etla pensée à un mécanisme quantitatif ; mais l’auteur, se bornant à affirmer son « transformisme philosophique», n’a expliqué l’origine ni de la matière elle-mêmeet du mouvement, ni de l’organisme, ni de laconscience, ni surtout de la personnalité.

C. Bref exposé de systèmes moins connus, spécialement : 1) en Allemagne, a) Strauss, b) Noire, c) Dûhring : — 2) en France, a) Lapouge, Soury, Pioger ; b) Charles Lemaire et ses atomes animés ; c) Clémence Royer et le dynamisme atomique ; U) Contaet sa théorie de l’ondulation universelle.

D. Conclusion : le monisme biologique, loin d’expliquerle monde, n’e.rplique pas même la vie.

VII. Monisme natubaliste. — Il fait de l’esprit et dela matière le double aspect d’une même réalité. Engerme dans certains des systè/nes précédemmentdiscutés, il se présente aujourd’hui sous plusieursformes :

1) Telle qu’elle est formulée par quelques-uns(Patilhan, Lange, Verworn), l’interprétation du doubleaspect, prise à la lettre, aboutirait à la négationde toute réalité.

?) Chez plusieurs elle ne fait guère que voiler unmatérialisme véritable.

3) D’ordinaire, elle aboutit à l’idéalisme ou aupampsycliisme. Ainsi entre autres : a) L’indistinctd’Ardigo, soumis à une différenciation croissante, mais dans lequel les déterminations sont purementsubjectives, œuvre de l’esprit individuel réellementidentifié avec l’indistinct lui-même : contradictioninhérente à la théorie, b) le mindstuirrfe Clifford, quiprétend conclure du parallélisme, par un raisonnementà forme mathématique sans valeur en l’espèce, que la réalité primitive est de nature psychique. —

c) t’évolutionnisme des idées-forces de Fouillée, monismeimmanent et e.vpérimental, dans lequel l’évolutionest expliquée par une « volonté de conscience » tendant sans cesse à se réaliser. Brève indicationdes objections principales soulevées par ce o volontarismeintellectualiste » ; vice dans la méthode employée ; échec dans la tentative de réduction à l’unité.

— De plus, l’auteur mérite la plupart des reprochesadressés par lui au.r doctrines qu’il combat. —

d) Le naturalisme monisle de Gurau, sorte de pananimisme, dans lequel l’évolution est identifiée avecle progrès de la vie ; ici encore, le dualisme de la sensationet du mouvement n’est résolu qu’en apparence.

VIII. RÉFUTATION GKNÉhALE. — A. Le mouisme estune hypothèse gratuite et sans fondement. — a) Sonpostulat du progrès universel, n’étant ni évident apriori, « ! appuyé sur une induction légitime, n’a d’autrevaleur que celui de l’unité de l’Etre, dont il est laconséquence. — 1)) Cette unité elle-même ne s’imposenullement à l’esprit : les données de la conscience etde la raison ne la suggèrent point et invitent seulementàconclure à l’harmonie universelle et à certaineunité logique. — c) De cette unité logique on ne peutinférer immédiatement l’unité ontologique, sans supposeradmis le postulat, tout aussi gratuit, dusubjectivismeou du relativisme.— d) On ne peut davantageta conclure de la loi de l’évolution immanente, sanscommettre une pétition de principe, — ni des données

de l’expérience, qui écartent cette interprétation.

— e) L’invraisemblance de l’hypothèse est confirméepar la diversité même des solutions proposées. —f) Impossible, d’autre part, de voir, avec une écolecontemporaine, dans la multiplicité des êtres, ou le<i morcelage », un pur postulat. — g) Impossibleaussi d’expliquer le dualisme psychologique avecRoberty par « l’identité des concepts surabstraits », ou h) avec Durkheini par la sociologie et l’oppositiondu profane et du sacré. — Conclusion.

B.Le monisme est une hypothèse fausse et contradictoire.Ce n’est pas seulement une théorie dénuée depreuves et moins plausible que la doctrine d’un Dieucréateur. C’est encore, au seul regard de la raison, une hypothèse : i) évidemment fausse, puisqu’elle niel’e.iislence de Dieu et la création, vérités victorieusementdémontrées par la philosophie ; 2) intrinsèquementcontradictoire ; a) par son concept d’un être ensoi « l’état d’embryon : b) par la virtualité infiniequ’elle attribue à cet Etre embryonnaire ; c) parl’évolution qu’elle prête à l’Etre nécessaire ; d) parl’inexplicable différenciation de l’Un tout ; e) par leprogrès purement immanent du monde. — Conclusion.Ces contradictions résultent toutes du postulatirrationnel fondamental d’un devenir absolu. Ainsi lemonisme, en opposition radicale avec l’enseignementcatholique, rompt en visière avec les premiers principesde la raison.

I. Origine du mot et ses signiâcations diverses.— Ce terme de monisme (de, « » ; , seul, unique), d’origine récente, ne date guère, en France dumoins, que d’une quarantaine d’années : on le cLerclieraiten vain dans le Dictionnaire philosophiquede Franck, et Littré lui-même ne le relève que dansson supplément. lia joui au siècle dernier d’une fortunerapide, mais qui semble déjà décroître. Il sertd’ailleurs d’étiquette aux systèmes les plus divers, comme le constate le Vocabulaire technique dela philosophie (Bulletin de la Société française dephilosophie, 1911, p. 167-160), qui conclut : « …Mêmeen laissant de coté les applications secondaires, cemot a reçu des sens très divergents. »

i) WoLFF, qui l’a créé, l’appliquait à la théoriemétaphysique qui, par opposition au dualisme, ramène tous les êtres finis soit à la matière, soit àl’esprit. — C’est dans un sens analogue qu’il sertparfois, de nos jours, à a désigner la doctrine physiqued’OsTWALD, pour qui il n’y a qu’une seule réalitésubsistante, l’énergie, dont matière, gravitation, chaleur, électricité, pensée, ne sont que des modes ».

— Enfin, dans les pays de langue anglaise, le motest souvent appliqué à la théorie dite du parallélismepsycho-physique, entendu comme une identificationréelle des phénomènes matériels et mentaux.

Même en ce sens restreint, le monisme professe, ou du moins suppose nécessairement des aflirmationsincompatiblesavecunesaine philosophie, puisqu’ilnie la distinction essentielle et radicale de lamatière et de la vie, du corps et de l’âme, du conscientet de l’inconscient (voir aux mots Ame, Idéalisme, Matérialisme). Mais, abstraction faited’autres erreurs qui peuvent l’accompagner chez sespartisans et en tant qu’il se borne à l’interprétationunitaire du monde phénoménal, il n’exclut pas nécessairementl’existence de tout être supérieur à cemonde et ne réclame pas de ce fait une réfutationsupplémentaire.

2) Cette dernière remarque s’applique, à plus forteraison, aux acceptions plus clroitçs encore et généralementplus vagues attribuées parfois au termemonisme : chez Paul Garus, par exemple, et aussi 881

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dans la revue américaine « The Monist », il paraitexprimer avant tout, sinon exclusivement, une tendancelogique ou doctrinale, visant à la conciliationdes dilTcrenls ordres de vérités. — Parfois cnlin ils’emploie, avec une signilication tout à fait limitée, pour l’unité d’explication d’une seule catégorie defaits ou d’idées ; c’est ainsi que certains auteurs parlentde monisme esthétique ou moral.

Dans ce second sens, le monisme, réserve faite, liien entendu, d’interprétations exagérées ou inadmissililes, est en lui-même exempt d’erreur : la réductionde nos connaissances à une unité logiquetoujours plus parfaite est en effet un besoin de notreintelligence et a son fondement, nous l’expliqueronsplus loin, dans l’harmonie des choses.

3) Le jilus souvent, le motestpris dans son sensabsolu et naturel pour caractériser les seules philosophiesrigoureusement unitaires ; mais, même ence cas, il reste susceptible d’une double signilication, qu’il importe de distinguer :

a) Quelques auteurs, en elïet, corameleP.F. Klimkb, S. J., dans son ouvrage l)er Moniamus und seinepliilosopinschen G naid lu gcii (if rUiourg, llcrder, igi l), appliquent le nom de miiriisme tunique ou monismede la connaissance à toute théorie qui, se cantonnantdans le problème crilériologiqup, poursuit uneméthode universelle capable d’aboutir à une conceptionstrictement une du donné. Dans la pratique, assez généralement ce monisme de la connaissanceen vient à se confondre avec l’une ou l’autre formede la méthode dite d’I.MMANiîNCE (voir ce mot.Tome II, col. 56g et 679).

Sans doute, la conséquence possible et même parfoisle but avoué de celle tentative est de transporterà la réalité elle-même le procédé et le résultat del’unification mentale, ou plus exactement, suivantle postulat subjectiviste, d’identifier cette réalité avecla représentation que s’en forme la conscience ; c’està cette identification que semble tendre entre autres, nous aurons à y insister plus loin, le V)^ LudwigStein dans son Dualismus oder Monismus ? (Berlin, ReichI, 1909) Mais, comme on peut le voir à l’articleindiqué (col. 696), le monisme de la connaissancen’est pas de lui-même nécessairement exclusif dudualisme ou du pluralisme objectif. Quoi qu’il ensoit, les difficultés auxquelles il se heurte sous sesmultiples formes sont suflisamment exposées dansles discussions consacrées au problème de la connaissance, spécialement aux mots Idkalismh, Immanence, Positivisme, Sensualisme. Dans la mesured’ailleurs où le monisme logique a pour but avouéd’appuyer la négation de Dieu, nous aurons à l’exposerbrièvement et à l’exclure dans le paragrapheconsacré plus loin à la réfutation générale.

h) EnGn et surtout le monisme sert à désigner ladoctrine métaphysique qui professe l’unité ontologiquede tous les êtres sans exception : c’est là lesens le plus rationnel du mot, le plus fréquent aussiet le seul que nous ayons à retenir dans cet article.

A le prendre dans la rigueur de cette dernière signification, il devrait être réservé à la seule philosophieassez audacieuse pour prétendre réduiretoutes les réalités à l’identité absolue. Sous cetteforme, le monisme n’est que la transposition illégitimede l’unité purement logique de l’être abstrait àl’ordre de l’existence actuelle et, loin de constituerune nouveauté, il a reçu dès le v" siècle avant J.-C.sa formule la plus étroite : c’est le système de Pah.MÉ.NiuE, ou plutôt de Mklissus, le véritable inventeurdu monisme transcendantal, comme l’a montréPaul Tanneuy (Revue philosiiphifjue, 1887, t. II, p. 75).

Sans entrer dans le détail des contradictions

impliquées dans une telle interprétation de la réalité, notons seulement qu’elle se heurte au témoignageformel de la conscience : tout homme porte en lui-mêmel’indéniable conviction de sa personnalité etelle lui sullità distinguer essentiellement son être detous les êtres, raisonnables ou non, vivants ou inorganiques, qui l’entourent.

II. Monisme moderne ; ses rapports avecl’athéisme et le panthéisme. — Aussi le monismeontologique a-t-il d ordinaire aujourd’hui une significationmoins rigoureuse : sans nier la distinction, au moins jihénoménale, des choses actuellementexistantes, il lente de les expliquer toutes par l’évolutionaussi lente que fatale d’un seul principeéternel et nécessaire. C’est dire que le nouveau monisme, non plus que celui des Eléates, ne se distingueguère que par son nom du panlliéisme proprementdit et même de l’athéisme. N’est-il paslogique d’ailleurs qu’une métaphysique amenée àrefuser à la seule réalité qu’elle reconnaisse les attributsimplicitement renfermés dans le concept deDieu, sauf la nécessité de son existence éternelle, bannisse du titre qu’elle adopte tout vestige du nomdivin ?

Autrement dit, tandis que I’athéisme, d’après sonétyniologie même (voir ce mot) est une erreur essentiellementnégative, attaquant directement la légitimitéde la notion du Divin et battant surtout enbrèche l’existence d’un Dieu Créateur et Providence, le monisme, sans se proclamer toujours ouvertementathée, vise au même but par prélérilion, ense faisant fort de trouver dans le monde lui-mêmel’explication dernière des choses et de leur harmonieusediversité.

Il est plus dillicile, au moins dans la plupart descas, de discerner les syslcnics strictement monistesdes doctrines communément appelées panthéistes.Ces dernières, il est vrai, gardent, ne fût-ce que dansleur nom, trace du Divin et prennent de ce fait unecertaine teinte religieuse étrangère aux premiers.Sans conteste possible, pour ce motif et pour d’autresencore peut-êlre, la philosophie de Spinoza estun panthéisme, tandis que l’interprétation du monded’un Hæckelou d’un Fouillée n’est qu’un monisme.Mais sous quelle étiquette ranger finalement la

« théologie » ondoyante d’un Vaciierot ou d’un

Henan, le volontarisme d’un ScHorENHAUEn ou d’unHartmann, l’hégélianisme lui-même ? Bon nombrede doctrines dites [lanthéistes ne conservent vraisemblablementaujourd’hui leur état-civil que pourl’avoir refu avant l’apparition du terme de monisme, postérieur de deux siècles à son rival.

Quoi qu’il en soit, la ligne de partage entre cesdeux classes de systèmes qui s’accordent à rejeter unDieu distinct du monde reste forcément plus oumoins arbitraire et dépend surtout du point de vueauquel ils sont envisagés. On s’est donc cru autorisé, pour délimiter la matière de l’article sur le monisme, à faire état moins de l’emploi ordinaire et restreintdu mot, que de la plénitude de son sens naturel, llenvoyant au terme Panthéisme les seules théoriesqui ont la prétention de partir de l’Etre nécessaire, sous quelque nom d’ailleurs qu’elles le désignent —Dieu, l’Infini, le Moi, l’Absolu, la Volonté, l’Inconscient, etc., — pour en déduire, grâce à l’hypothèsed’une émanation ou d’une évolution, la totalité deschoses, nous étendrons, dans les pages qui suivent, notre étude à tous les systèmes, abstraction faitede leur qualification la plus usuelle, qui veulent aucontraire trouver dans le monde lui-même la raisondernière de toute sa réalité. Bref, si on nous passecette formule un peu simpliste, mais qui, mieux que 883

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toiile autre peut-être, traduit la distinction à laquellenous nous arrêtons, tandis que pour lepanthéisme Dieu seul ou l’Absolu existe réellementet se fait monde, pour le monisme, c’est le mondequi existe par lui-même et devient Dieu.

m. Monisme humanitaire et sociologique. —

De cette déilication de la nature, c’est généralementl’homme lui-même que, sous une forme on sous uneautre, le monisme athée prétend faire bénéficier.Ce dessein était nettement proclamé, au siècle dernier, par les apôtres de ce que, dans sa premièreédition, notre dictionnaire appelait le panthéismemystique des socialistes. Le vrai fondateur du systèmefut, on le sait, Henry de Rouvroy de Saint-Simon(1760-1825) et les représentants de l’école lesplus fameux après lui, deux autres Français, Cliarles FouniHR (1772-183^) et Pierre Leroux(1797-1871). Tous trois sans doute se montrent prodigues, dans leurs écrits, du nom divin, de mêmequ’ils conservent bien des termes ou des formulesempruntés à l’Evangile et au catholicisme. Mais celangage à teinte religieuse a été, le plus souvent, vidé par eux de son sens traditionnel et légitime, pour servir en réalité d’enveloppe à « une forme nouvellede l’athéisme, l’athéisme humanitaire ».(C.4.ro, Etudes morales sur le temps présent, 4" édition, Hachette, 1879, P- t*’) P’"s voilé chez Pierre Leroux, en qui cei tains croient même reconnaître un déiste(voir Hei’iie néoscolastii/ue, 190^, p. 380), il est manifestedans le pkvsicisme des premiers ouvragesde Saint-Simon et dans l’immoralisme hylozoiquede Fourier. Au reste, les questions métaphysiquestiennent peu de place dans les élucubrations deces « Messies positivistes » : ce qu’ils cherchaientsurtout dans l’atlirniation de l’identité de Dieu et del’homme, de l’esprit et de la matière, c’est une basethéor : que à la révolution sociale qu’ils rêvaient, ouà la religion nouvelle qu’ils se flattaient de fonder(voir Caro, Ouvrage cité, 2 « étude : les Religionsnouvelles — l’Idolâtrie humanitaire).

A ces noms on pourrait joindre ceux non moinsfameux d’Auguste Comte (1798-1857) et de JosephProudhon (1809-1866) : le premier en effet, malgré sespréjugés positivistes contre le problème des origines, se propose de « construire une religion presquemystique, en prenant pour base un matérialismeabsolu » (Caro, ib., p. 78). Quant à Proudhon, quin’a guère parlé de Dieu que pour le blasphémer avecsa violence coutumière de langage, si son athéismeapparaît çà et là pluraliste plutôt que moniste, iln’en professe pas moins le principe hégélien del’éternel devenir ; bien plus, il admettrait volontiers, lui-même nous l’assure, l’hypothèse d’une « substanceamorphe, que l’on pourrait nommer assezheureusement le pantogène », d’où » seraient sortiestoutes choses » (l’hilosnphie du Progrès, Bruxelles, 1853, p. 49) ; nous avons là déjà, peu s’en faut, laformule du monisme aujourd’hui dominant, tel quenous le retrouverons tout à l’heure. En résumé, cefut une ambition commune au socialisme et au positivismede la première moitié du xix" siècle, que deremplacer l’antique adoration du Dieu personnelparla religion de l’Humanité elle culte du Progrès.(Caro, ib., 3’étude : La Religion positiviste)

La même prétention de substituer à Dieu l’homme, ou plutôt l’Etat, se retrouve chez les socialistes contemporains ; mais, en général, ils se préoccupentmoins encore que leurs devanciers de fonder sur desarguments rationnels ou sur une doctrine philosophiquedéfinie les droits absolus qu’ils revendiquentpour l’individu ou pour la société.

Il n y a pas lieu, croyons-nous, de faire, sous ce

rapport, une place à part au sociologisme positivistedont Emile Di-rkheim (1858-1917) était naguère enFrance le chef incontesté : sans doute la thèse qu’ils’était donn « mission de faire triompher, l’identification[irétendue du phénomène religieux avec lefait social, suppose, nous ne dirons pas le dogme(cette école faisant profession d’ignorer toute métaphysique), du moins le postulat moniste ; mais, si cepostulat est sous-jæent à la théorie tout entière, iln’est nulle part, ((ue nous sachions, expressémenténoncé, à plus forte raison appuyé d’un essai dedémonstration.

Aussi, pour trouver un terrain de discussion ausujet de la nature et de l’évolution du monde, cen’est pas aux sociologues, mais aux philosophesproprement dits ou du moins aux savants qu’il fautnous adresser. Même chez ceux-ci, il est vrai, le butavoué ou secret des théories professées sera toujoursla substitution de l’homme au Dieu des sièclesde foi ; du moins la donnera-t-on comme la conclusionplutôt que comme le point de départ du système.

Au reste, si les monistes s’accordent à excluretout Etre transcendant, ils varient presque à l’infinisur la notion qu’ils se font, soit de l’élément primordialunique des phénomènes, soit de l’évolutiongrâce à laquelle il revêt à nos yeux tant de formesdiverses, route classification sera donc ici encore, on le comprend, plus ou moins discutable. LeP. Klimkb, dans l’ouvrage déjà mentionné, distingueen premier lieu le monisme phénoménal du zaonismetranscendantal. puis subdiise l’un enmatérialisteet spirilualiste, le second en rationaliste, cosmulogiqueet éfvlutionniste. Quoique rationnelle, cette division, sans échapper d’ailleurs à toute objectionde principe, — le monisme transcendontalpouvant par exemi> ! e, non moins que l’autre, s’inspirersoit du matérialisme, soit du spiritualisme, —a surtout l’inconvénient de comprendre plusieurs formesproprement panlhéisliques. Aussi, renonçant àla tentative peut-être chimérique de renfermer dansdes cadres rigides la mnltiplieité si variée des interprétationsunitaires et sans autre but que d’aider àla clarté de l’exposé et de la discussion, nous nouscontenterons de les ranger, dans les paragraphessuivants, sous quelques qualifications générales, d’après le caractère qui semble prévaloir en chacuned’elles.

IV. Monisme idéaliste. — Pour les idéalistes absolus, tout ce qui existe se résout en phénomènesmentaux, dont les phénomènes dits matériels nesont qu’une création illusoire ou une manifestationextérieure. Dans cette théorie, suivant le mot dulittérateur psychologue américain Ralph- WaldoEmerson (1808-1882), « la matière est de l’espritmort » (yataral flistory of intellect) et « le mondeest de l’esprit précipité » (Nature. Cf. M. Ddgard, Emerson, Paris,.A.. Colin, 1907 ; p. l ! ^ ! ^^i) ou bienencore, pour employer la formule de Félix Ravaisson(iS13-igoo) : « La nature, pourrait-on dire, estcommeune réfraction ou dispersion de l’esprit » (I.a philosophieenFranceau XIX’siècle, a^édition, Hachette, iS85, p. 271). M. Jules Lachelier (né en 1832) croitde son côté pouvoir ainsi conclure sa thèse du Fondementde l’induction (Alcan, 1907, p. 102) : « Toutêtre est une force et toute force est une pensée quitend à une conscience de plus en plus complèted’elle-même » ; ailleurs, il nous dit que l’hommeseul « compose ce mirage permanent qu’il appelle lemonde extérieur » (ib.. Psychologie et Métaphjsique.p. 140). Bref, « |)Our l’idéaliste, il n’existe absolumentque des représentations, les unes sensibles et 885

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individuelles, les autres inlcUeetuelles et impersonnelles I) (bulletin de la Société française de pliilonophie, Vocabulaire, au mot Idéalisme ; observations de M. Laclielier, p. 30/S).

Nous le reconnaissons cependant volontiers, il estrare tpie l’idéalisme, soit objectif, soit subjectif.revèlela forme strictement moniste ; la plupart des auteurs, même modernes, qui s’efl’orcent de tout réduire auphénomène mental, comme l’Allemand Rudolf-Hermann Lotze (1817-1881), le Suisse Charles Secrktan(1815-1895), Ravaisson, m. LACHEUKn, Charles ReNouvrER (1815-1903), pour ne citer que les principaux, font place dans leur motaphysi( : [ue à un Dieu plus oumoins personnel, quantà l’idéalisme transoendantalet aux conceptions qui s’en rapprochent, on s’accordeà les considérer plutôt crmme des formes du panthéisme éiuliiti/ (voir au mot Panthkismk). Notonsentin que noudjre d’idéalistes se sont beaucoupmoins préoccupés du problème des origines que dequestions pyschologiques, morales, esthétiques oumême sociales, et aussi que le nom divin, généralement conservé par eux, semble bien, chez plusieurs, ne recouvrir qu’un idéal sans réalité ou une pureabstraction. Contentons-nous de citer, à titre d’exemples plus caractéristiques, tout d’abord EjiEHsoN.quin’est jamais parvenu à se faire une conviction surla vraie nature de cet « éternel Un, qu’il appelaitl’Esprit » (The Oi’er-Soul — voir ouv. cité, p. 136, s.) ; puis le Russe Afrikan Spir (183'j-1890), pour quiDieu n’est en aucune manière « le créateur supposéde la nature », mais seulement » la nature normaledes choses opposée à leur nature phjsiique » (Esquisse de philosophie critique, Alcan, 1887, p. /(6) ; enlin Jean-Jacques Gourd (1860-1909), né en France, mais professeur, durant les trente dernières annéesde sa vie, à l’Université de Genève, où il avait succédé à Araiel ; son essai sur L/^s trois dicileciiques(Genève, Georg, 1897) et surtout un ouvrage posthume. Philosophie de la religion (lcan, 1911)nouslivrent, sur la religion et sur la divinité, les penséesdcliuitives de ce phénoménisle impénitent qui avaitdans sa jeunesse soutenu devant la Faculté de Théologie de Genève une thèse sur la Foi en Dieu. Pourlui, la religion n’est plus que « la fonction de l’imprévisible, de l’indépendant, de l’incoordonnable » {Phil. de la rel., p. 262), de cet incoordonnahle, de cehors la loi que la science et la philosophie laissenten dehors de leur domaine. Quant à Dieu, qu’onl’envisage tour à tour comme immanent, commetranscendant ou comme personnel, toujours sa notion « nous représente un vaste sjstème de hors laloi striés, concentrés, personnalisés » (ib., p. 301) : leDieu immanent, c’est l’ensemble des manifestationsde l’incoordonnable, données dans le monde ; leDieu transcendant n’est qu' « un centre lumineuxsystématisant nos espérances et nos consolationspossibles » (ib., p. 283) ; enOn, pour avoir le Dieupersonnel, il suflira de choisir parmi les hors la loi unsymbole plus saisissant que les autres, le Christpar exemple, qui concentre en lui-même idéalementà la fois les incoordonnables concrets de toutes lesreligions et les divers traits que nous prêtons auDieu transcendant.

Nous ne nous attarderons pas à réfuter cette formesubjeclivis'.e du monisme contemporain : outre lesobjections insolubles soulevées, nous le montreronsplus loin, par l’hypothèse de l'évolution immanente, fut-elle purement de nature mentale, elle n'échappeà aucune des contradictions de I’Idhalisiwe (voir cemot).

V. Monisme spiritualiste. — A. — Ces deux mots, d’après les idées qu’ils éveillent d’ordinaire, paraissent

mutuellement s’exclure et il semble que, moins encoreque l’idéalisme, le spiritualisme puisse faire abstraction d’un Dieu personnel. De fait, le représentant leplus qualilié de cette nouvelle forme de monisme, mienne VACHEitor (1809-1897), a protesté avec indignation contre le reproche d’athéisme qu’on lui avaitadressé, » ce mot odieux » (c’est l’expression qu’il emploie en 1851 dans une réponse au journal rt’niier.v)supposant un grossier matérialisme qui a répudié toutidéal. Toutefois, si matérialisme et athéisme vontlogiquement de pair, il n’en est pas moins vrai que, pour croire en Dieu, il ne sulfit pas de le proclamer « leplus grand mol des langues humaines » (Vacherot, Le Nouveau Spiritualisme, Paris, Hachette, 1884, p. 187), en ne voyant au surplus derrière ce motqu’une création de la pensée ; de même que, pourcroire à l'àme, il ne suffit pas de décorer de ce beaunom l’ensemble des harmonies de la matière vivante.Aussi l'éclectisme spiritualiste de Vacherot, en dépitdes dénégations de l’auteur, en dépit aussi d’une évolution marquée au sujet de l’idée de Dieu, indéniable dans ses écrits, n’a jamais, nous allons le voir, fait qu’osciller entre le panthéisme et le monisme.

Dans son Histoire critique de l'école d’Alexandrie(Paris, Ladrange, 1846) qui eut tant de i-etentissement, il n’avait guère fait que s’inspirer, au sujet deDieu, des formules plus ou moins panthéistiques deson maître Victor Cousin, ou même les reproduirepresque textuellement : « Il est tout aussi impossible, y affirmait il, de concevoir Dieu sans le mondeque le inonde sans Dieu » (t. Ill, p. 29a). « Toute raisonlibre et saine, ajoutait-il plus loin (p. zgS), voit enDieu l’Etre universel ; danslemonde étemel et infini, la totalité de ses manifestations individuelles ; dansle rapport du monde à Dieu, l’identité substantiellede l’universel et des individus, de l’idéal et de laréalité. Elle ne conçoit point la création comme l'émanation d’une substance surabondante, ni commel'œuvre libre d’un Démiurge organisant une matièrepréexistante, mais comme l’acte nécessaire, immanent, éternel d’une cause infinie. » Déjà, remarquonsle, dans l'énoncé et surtout dans l’interprétation deces formules, Vacherot se rapproche plus de la conception de Hegel que de celle de Plolin et de Cousinlui-même : non seulement la doctrine de l'émanationdoit être abandonnée ; mais l'évolution de Dieudans le monde n’est plus, selon lui, comme dansle panthéisme alexandrin, une procession et unedéchéance ; c’est au contraire, conformément auprincipe hégélien « un progrès continu, de l'êtreinfime à l'être par excellence, de la matière à l’espritpur, à l’intelligence » (p. 328) ; c’est qu’en efTet « laloi de l'être est de monter, non de descendre, de seperfectionner, non de se dégrader » (p. 329) ; onsaisit déjà, sous la généralité des expressions, uneébauche de monisme évolutif.

L’ouvrage le plus important de Vacherot, La Métaphysique et la Science (Paris, Cliamerot, 1858), développe sur la notion de Dieu un exposé tout nouveau et entièrement personnel, clairement résumédans ces quelques phrases : « S’obstiner à réunirsur un même sujet la perfection et la réalité, c’estse condamner aux contradictions lesplus palpables…Un Dieu parfait ou un Dieu réel : il faut que la théologie choisisse. Le Dieu parfait n’est qu’un idéal ; maisc’est encore, comme tel, le plus digne objet de lathéologie : car qui dit idéal, dit la plus hante et la pluspure vérité. Quant au Dieu réel, il vit, il se développedans l’immensité de l’espace et dans l'éternité dutemps ; il nous apparaît sous la variété infinie desformes qui le manifestent : c’est le Cosmos » (t. H, p. 54/1). Plus de doute cette fois : la théologie de l’auteur, quoiqu’il s’en défende, n’estqu’un pur monisme. S87

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« Dans cette seconde pliase de sa philosophie, notait

Paul Janet près de trente ans après, M. Vacherot…sépara la réalité de la vérité. Pour ce qui est dumonde et de la réalité, il fut hardiment athée ; pource qui est de la vérité et de l’idéal, il fut hardimentthéiste. Il (Le Testament d’un philosophe dansla Revuedes 1). M., ! « juin 1885, p. 561)

Enlin dans le Nom’eau Spiritualisme, la théodicéede Vacherot paraît se modilier encore. Renonçant àcette douille conception « d’un Dieu parfait qui n’estpas vivant, et d’un Dieu vivant qui n’est pas parfait », l’auteur n’admet plus qu’un seul Dieu, leDieu réel. Etre universel et nécessaire, principe éternel des choses, cause première et fin dernière dumonde. Au reste, il maintient toujours que ce Dieuréel ne saurait être parfait : u Qui dit perfection, ditidéal ; qui dit idéal, dit pensée pure, c’est-à-dire untype supérieur à toutes les conditions de la réalité » (p. 302). De plus, dans l’explication des rapports dece Dieu avec le monde, Il demeure fidèle à la théoriede 1 immanence : « Dieu est la puissance infinie, éternellement créatrice, dont l'œuvre n’a ni commencement ni fin. Il n’est pas le monde, puisqu’il en estla cause… Il reste distinct de ses créations, non pascomme une cause étrangère et extérieure au monde, mais en ce sens qu’il garde toute sa fécondité, touteson activité, tout son être après toutes les œuvresqu’il crée, sans les faire sortir de son sein. Il en restedistinct, en demeurant au fond detout ce quipasse… » (p. 308)

B. — Après avoir résumé les conceptions successives de Vacherot, il nous faut insister sur celle qui, sous un vêtement spiritualiste, ne diffère pas au fonddu monisme aujourd’hui en vogue. Quelle philosophie nous propose la Métaphysique et la Science, si on prend soin de dégager la doctrine des prestigieuses draperies dont l’a parée moins encore lestyle brillant que l’incontestable élévation d’espritde l’auteur ?

i) Elle prétend tout d’abord, on l’a vii, nous faireadmettre comme un axiome que le Dieu ira/, celuiqui se conçoit essentielleiuent comme l’Etre parfait, ne saurait exister : « Perfection et réalité impliquentcontradiction. La perfection n’existe, ne peut exister que dans la pensée. Il est de l’essence de la perfection d'être purement idéale » II, p. 544)- L’idéede l’Etre parfait est la plus haute des idées de l’esprit humain, mais ce n’est qu’une idée : « Oii le chercher…, s’il n’est ni dans le monde ni au delà dumonde, s’il n’est ni le fini ni l’infini, ni l’individu nile tout ? Où le chercher, sinon en toi, saint Idéal dela pensée ? Oui, en toi seul est la vérité pure, l’Etreparfait, le Dieu de la raison » (p. 587). Vacherot suppose partout, comme un postulat évident par soimême, note à ce propos Paul Janet (/.a crise philosophique, Paris, Germer Baillière, 1865, p. 158),

« que le parfait ne peut exister, par cette raison que

l’idéal ne peut être réel ; mais la question est précisément de savoir si le parfait est un idéal et un purconcept. On a pu contester aux cartésiensque l’existence fût une perfection, il serait étrange pourtantqu’elle fût une imperfection ».

Nous n’avons pas à montrer ici combien est contraire à la saine raison cette idée d’une contradiction essentielle entre la perfection absolue et l’existence ; BossuET lécartait par ces questions brèves, mais péreraptoires : « Pourquoi Dieu ne serait-ilpas ? Est-ce à cause qu’il est parfait et la perfectionest-elle un obstacle à l'être ? Erreur insensée : aucontraire, la perfection est la raison d'être. Pourquoil’imparfait serait-il et le parfait ne serait-il pas ? » {/" Flévation sur les Mystères). Indiquons seulementl’origine de l’erreur chez Vacherot et l’inanité du seul

argument par lequel il cherche à la justifier : commele remarque finement Ollé-Laprunh, « Ce puissantjiensexir est un Imaginatif… Dans l’exposition mêmede sa métaphysique, l’imagination met à la place etsous le nom d’idées de purs fantômes… Eùl-il à l’Idéalsuprême, à l’Etre parfait refusé l’existence de peurde le dégrader, si, en concevant l’existence, il se fiitdéfait de l’image des êtres existant dans l’expérienceet des conditions de cette existence inférieure ? n{Etienne ]'acherût, Paris, Perrin, 1898, p. 96-99) Defait, comment prélend-il appuyer cette invraisemblable affirmation que l’existence est incompatibleavec la perfection absolue ? — Sur l’expérience, nousattestant qu’aucune réalité ne peut être conçue commeparfaite, à moins d'être idéalisée. — Mais encore, qu’entend-il par réalité? — Il nous le dit lui-même :

« Toute réalité (est) un phénomène qui passe >i (La

Métaph. et la Science, II, p. 514). « Ce sont (donc des)définitions exclusivement empiriques qui créent celleincompatibilité prétendue entre la perfection et laréalité. Il est trop évident que si nous appliquons…à la perfection divine les caractères de la réalitéempirique, nous la réduisons à un non-sens. Laquestion est de savoir s’il n’y a vraiment d’existenceet de réalité possibles que sous la forme que l’expérience nous révèle » (Caro, l’Idée de Dieu et sesnouieau.T critiques. 7* éd.. Hachette, 1883, p. 255). Lamélapliysi(iue de Vacherot peut être spiritualisted’inspiration et de tendance ; comme philosophie duréel, elle s’en tient au plus étroit positivisme.

2) La même conclusion s’impose à nous, si nousen venons à l’explication des choses que l’auteur prétend substituera la doctrine de la création e.r niliilo : i( Pour nous, déclare-t-il II, p. 545), le Monde n'étantpas moins que l’Etre en soi lui-même, dans la sériede ses manifestations à travers l’espace et le temps, possède l’infinité, la nécessité, l’indépendance et tousles attributs métaphysiques que les théologiens réservent exclusivement à Dieu. Il est clair, dès lors, qu’il se sudit à lui-même, quant à son existence, àson mouvement, à son organisation et à sa conservation, et n’a nul besoin d’un principe hypercosmique ». El plus loin (p. 606) : « Il est… entendu quela raison pose a priori le Cosmos, c’esl-à-dire l’Etreuniversel dans sa réalité, sans avoir besoin de luisupposer une cause, un principe, un antécédent quelconque I.

Comment cet Etre universel, « parfaitement undans son infinité et son universalité » (p. 607), est-ildevenu le monde actuel, si complexe et si varié, objet de notre admiration et de notre curiosité passionnées ? — Rien de moins mystérieux, d’après Vacherot : puisque le second est sorti du premier, c’estévidemment qu’il y était virtuellement contenu, comme les phénomènes sont contenus virtuellementdans la substance. El en efi’el, la substance, dansun être donné, n’est pas autre chose que la virtualitéplus ou moins féconde opposée à l’acte ou à la séried’actes par lesquels elle se réalise et se détermine » I, p. 423). Or. on a eu soin de nous en avertir déjà, il n’en va pas autrement de l’Etre infini : « Touteréalité est imparfaite ; mais l’essence même, le typenaturel de cette réalité est virtuellement parfait. Jedis le type naturel, pour ne pas le confondre avec letype idéal qui n’a d’existence que dans la pensée. Elsi chaque type naturel a son genre de perfection virtuelle, r.rchétype suprême, le Père de la Nature etde l’Esprit, l’Etre universel a la perfection virtuelleabsolue. » II, p. 73, 74)

Quant à l’actualisation contingente de cette virtualité nécessaire, elle nous est expliquée par la loimême du progrès qui « a aujourd’hui l’autorité d’unevérité scientifique n II, p. 626), mais qui, « pour 889

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être une révélation de l’expérience, n’en trouve pasmoins son explication dans la raison… Si le Dieu dela théologie est la perfection en acte, le Dieu de lacosmologie est la perfection en puissance. Donc leprogrés est inhérent à la réalité, de même que la perfection l’est à l’idéal. » (p. b3fi).u reste, ce mouvement progressif n’est pas livré au hasard, puisquiln’est pas moins dirigé que déterminé par l’idéal mêmeà réaliser : « A toutes ses phases et dans toutes sesdirections, l’Etre universel procède du simple aucomposé, de l’abstrait au concret, de l’inorganiqueà l’organique, du moindre être à l'être plus complet…L’Etre cosmique, le Dieu vivant aspire sans relâcheet sans repos à la perfection idéale ; sa loi est des’en rapprocher, sans jamais pouvoir y atteindre. » (p. 624)

Est-il besoin de discuter pareil système ? Nouspourrions nous en dispenser d’après l’adage connu

« quod i ; ratis afprmatur, gratis negatur », cette théorie de l’Etre réel n'étant, pas plus que celle du Dieu

idéal, appuyée d’aucune preuve : tout est donnécomme évident pour la raison, guidée par les données de l’expérience. Mais ces prétendues évidencess’imposent-elles vraiment à l’esprit ? Ne lui apparaissent-elles pas plutôt comme une série d’atlîrraationsgratuites ou contradictoires ? Pour commencer parla dernière, comment concevoir que 1 Etre universelse développe en vue d’un but qu’il ignore ? « L’Idéaln’existe pas en soi ; il n’est pas substantiellementdistinct du monde, puisque le monde est sa réalité ; enfin, il n’est pas antérieur au monde, puisqu’il est, non à l’origine des choses, mais au terme de leur développement… Comment la sollicitation de l’Idéal, qui n’est pas encore en acte, peut-elle éveiller de leurobscure torpeur les puissances de l'être indéterminé ! » (Caro, Idée de Dieu, p. 201-252) Invoquer, pour résoudre la difficulté, la loi du progrès, c’est « opposer à une question sérieuse un mot, au lieu de satisfaire l’esprit par une idée » (17'., p. 2^7) : la loi duprogrès continu des choses, fût-elle moins contestableet moins contestée qu’elle ne l’est, ne nous apprendrait jamais pourquoi le monde évolue ; elle se bornerait à exprimer dans quel sens il évolue.

D’autre part, en appeler à la virtualité de l’Etrepour expliquer son actualisation, et ajouter que leDieu de la cosmologie est lu perfection en puissance, c’est évidemment affirmer ce qui est en question ; c’est, chose plus grave, l’aflirmer en dépit des protestations du sens commun, qui, au nom même duprincipe de raison suffisante, se refusera toujours àfaire sortir le plus du moins et l’acte de la pure puissance. En vain Vacherot cherche-t-il à prévenirl’objection. Dès son premier ouvrage il déclarait :

« De ce que la Nature va du pire au meilleur, de l'être

à la vie, de la vie à la pensée, il faut bien se garderd’en conclure que le pire engendre le meilleur, que lavie et la pensée ont pour principe la pure matière.Ce serait confondre la cause avec la condition, leprincipe avec l’antécédent nécessaire. » (Histoire del'école d’Alexandrie, t. 111, p. 330) Et il ajoutait :

« Le vrai et seul principe de toutes ces créations successives de la Nature, de tous ces règnes qui s'éelielonnent depuis le minéral jusqu'à l’homme, c’est l’Etre

infini, universel, dont tout procède, dans lequel toutrentre, et qui, dans son inépuisable fécondité, produit, par un progrès continu, la matière, puis l'âme, puis l’intelligence… » (p. 331) Cette explication abeau être répétée, en termes d’ailleurs moins clairs, dans /.a Métaphysique et lu Sciencr (t. II, p. 650 etsulv.) ; elle n’en reste pas moins un déli à la raisonhumaine. Aucune pure puissance, même « cachéedans les profondeurs de l’Etre universel i> (ib., p. 652), même décorée, en vue du rôle à jouer, du titre de

virtualité, n’est capable, pour employer l’argumentmême de l’auteur contre le matérialisme vulgaire, <( d’engendrer ni l'âme, ni l’intelligence, par la raison très simple qu’elle ne peut produire plus qu’ellene contient » (Histoire de l'école d' Alexandrie, III, p. 330) ; et avec Ravaisson « on demandera… comment on peut comprendre qu’une existence toute virtuelle puisse d’elle-même, par elle seule, devenirréalité. On demandera ce que c’est que d'être virtuelseulement, et si c’est être. On demandera enfin sil'être inUni de M. Vacherot, en qui il veut mettretoute la force efficace qu’il refuse à son Dieu, si cetêtre, réduit à une virtualité, n’est pas, comme ceDieu, une pure conception, entièrement semblable, à ce titre, à toutes ces substances de la métaphysiquevulgaire auxquelles on veut le substituer, et si enfinil ne se réduit pas, comme l’a dit M. Lacuelibrdans un article de la Revue de l’Instruction publique(23 juin 1864)…, à l’abstraction de l'être en général, c’est-à-dire à laplus vide de toutes les abstractions. » (La phil. en l<'rance au XIX" siècle, p. 126)

Le Dieu réel de Vacherot ne supporte donc pasplus l’examen que son Dieu idéal. Au reste, le doubleéchec de sa tentative était une conséquence inévitablede la méthode même qu’il avait adoptée, comme lemontre M. I’arodi dans deux articles de la Revue deMélupliysique et de Morale (18yg, p. 463 et ^32), dont on ne peut par ailleurs admettre ni l’inspiration franchement kantienne, ni les principales conclusions. Vouloir, comme le prétendait l’auteur del.a Métaphysique et la Science, « adopter en lin decompte le positivisme, tout en y superposant unephilosophie véritable ; mieux encore, incorporer lamétaphysique à la science » (Parodi, p. 739), en unmot tenter une « métaphysique » purement « positive » et, pour cela, « juxtaposer les deux conceptions et les maintenir au même titre » (p. 740), n’est-ce pas s’acculera une « position intenable « i(p. 739) Car II si la métaphysique doit exister, cen’est pas la science qui peut la contrôler et la légitimer, mais bien plutôt elle qui peut légitimer etcontrôler la science » (p. 466). Cependant, < ; dominé…par le double sentiment de la vérité métaphysiqueet de la réalité scientifique, Vacherot hésitera sanscesse entre eux : ne voulant jamais sacrifier l’un àl’autre, et ayant pour plus liaute ambition de lesconcilier en faisant à chacun sa juste part, il neparviendra justement pas à les concilier, parce qu’ilse refuse à toute subordination entre eux » (p. 468) : de fait, « sans en avoir bien conscience, c’est lepoint de vue métaphysique qu’il sacrifie au point devue scientifique » (p. 467). D’ailleurs « distinguer laréalité que nous donnerait l’expérience de la véritéque nous donnerait la raison, n’est ce pas leur ôterà l’une et à l’autre toute autorité, car, qu’est-cequ’une réalité qui ne serait pas vraie, ou une véritéqui ne correspondrait pas au réel ? » (p. 73g)

Ce qui étonne, ce n’est donc pas l’insuccès de l’entreprise, c’est l’illusion de Vacherotàcesujet, illusionqui lui a fait écrire cette phrase déconcertante :

« Que ma théologie soit vraie ou fausse, au nioiiis

me rendrez-vous cette justice qu’elle est intelligiblesur tous les points. » (La Métaphysique…, t. II, p. 596) Lui, si méprisant d’ordinaire pour la théologie orthodoxe, et qui ne voit dans la scola'^tiquequ' (( un chapitre très curieux, des plus curieuxpeut-être de l’histoire de l’esprit humain travaillantdans le vide et sous le joug de la théologie » (p. 203) ; lui, si sévère pour les philosophes de géniequi auraient, à l’en croire, « réuni de force des motsqui hurlent d’effroi de se voir accouplés, pouressayer de nous faire comprendre un Dieu incompréhensible et même impossible dans les conditions 891

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où on l’imagine » (p.) : >) ; lui enfin, qui a écrit quelquepart, à propos de la création ex niliilu : « Quandla science rencontre un mystère, elle ne s’arrête nià le discuter, ni à le démontrer ; elle lui ferme saporte » (p. 594) ; comment a-t-ilété le seul à ne pasvoir, non seulement les mystères qu’il introduisaitdans sa cosmologie soi-disant scjentitique, mais lescontradictions sur lesquelles s’écbafaude son monisme : pure virtualité qui se réalise, — idéalqui agit avant d’être conçu, — monde seule causede tous ses effets, — Etre nécessaire, iutini et éternel, seul Uieu réel et fi’anl, constitué par la totalitédos individualités contingentes, — enfin un autreDieu, le frai, ce Dieu parfait qui n’existe pa> !

Cette dernière opposition toutefois entre le Dieuinfini, seul réel, et le Dieu parfait, pur idéal, VacUerot, nous l’avons reconnu, a Uni par l’aliandonner ; mais si le A^oin’eau Spiritualisme marqueun incontestable progrès dans sa conception duDivin, Il ne s’élève pas en réalité au-dessus du panthéisme, ou peut-être du punenthétsme. Par là dumoins, la doctrine de cedernierouvrag-e, touterronéequ’elle demeure, dépasse les bornes de cet article.Elle a été exposée et discutée, avec les principalesopinions métaphysiques de l’auteur, par Paul Janktdans l’article déjà cité (Le Testament d un philosophe, Het’. des D. M., i’^' juin 1885, ou Principesde Métaphysique et de Psychologie, t. II), parMgrn’HuLST (Le Nouveau Spiritualisme de Vacherot, Ann. de ph. chrétienne, avril 1885 ou Mélangesphilosophiques, p. 433), surtout par M. l’abbéElle Blanc (L’n spiritualisme sans Dieu, dans LaControverse et le Contemporain, aLvr-noemhTe 1885

— tiré à part, Lyon, Librairie catholique).

Notons seulement que ce terme de « nouveau spiritualisme», touten traduisant les intentions très sincèresde l’auteur et répondant dans une certainemesure à sa psychologie et à sa morale, toutes deuxd’inspiration élevée, ne doit pas faire illusion sur levrai caractère de sa théodicée et de sa cosmologie.Même à propos de ce dernier ouvrage, on pourraitretourner contre Vacherot, en n’y changeant qu’unseul mot, un reproche que, dans La Mitaphysique etla Science II, p. 118), il adresse, avec bien moinsde fondement, à plusieurs des grands idéalistes dupassé : « C’est le souille puissant d’un principeétranger… qui a introduit le spiritualisme dans lesconceptions (positivistes) de (sa) philosophie. Maissur ce fond ingrat la doctrine spiritualiste ne poussepas de profondes racines. Au lieu de se fortifier etde se développer en s’appuyant sur sa propre base, elle se corrompt, se dessèche, se perd en s’enfonçantde plus en plus dans le sol (du positivisme). >> Conscientde sa noblesse d’idée et de caractère, trompéd’ailleurs par la sonorité des pins grands mots dulangage humain, qu’il continue à employer aprèsles avoir vidés de leur sens légitime, Vacherot a pu, de bonne foi, se croire fidèle aux leçons de ses maîtressur Dieu et sur l’âme ; mais comment, sanss’exposer à de regrettables confusions, décorer dunom de spiritualisme une métaphysique, qui, toutepénétrée de ce [lositivisme contre lequel elle s’obstineà protester, ne garde guère elle-même qu’enparoles la distinction entre la matière et l’esprit, entre le monde et Dieu ?

VI. Monisme matérialiste et biologique. — Leplus ordinairement, le terme de monisme, surtoutemployé sans épilhète, désigne une forme spécialeet récente du matérialisme, généralisation de lathéorie du transformisme darwinien.il y a longtemjJSsans doute que certains philosophes et surtout certainssavants ont émis la prétention d’expliquer,

avec les seules données de la matière et du mouvement, le problème de l’univers, vie et pensée comprises ; mais, au siècle dernier, les progrès considérablesfaits par les sciences biologiques et la vogueaccordée au darwinisme inspirèrent à des naturalistes, surtout anglais et allemands, l’ambition et1 espoir de trouver une explication moins manifeslementinsuiUsante de l’origine matérielle desvivants.

A. — Marchant sur les traces du Hollandais JacobusMoLEscuoTr (1822-1893), des Anglais John Tyndall(1820-1898) et Thomas Huxley (1 825-1896), des AllemandsKarl VoGT (181^-1895), Friedrich Buchner(1824-1899) et Rudolf ViRCHOw (182 11 902), M. ErnestHae< : kbl (ne en 1834), professeur à léna, se proposede résoudre le problème cosmologique, en partantde la théorie évolutionniste et en la poussant jusqu’àSCS dernières conséquences. Il entend bien d’ailleursque son système soit le seul qui ait le droit de sequalifier de monisme, de même que — ambition bienmoins justifiée encore — il n’hésite pas à accaparerà son profit le beau nom de science. Ce monisme, cette science, dont il se réserve ainsi le monopole, il a la prétention d’en faire une religion, la seulereligion de l’avenir : La religion monistique dela Nature, oii nous devons voir la véritable Religionde l’avenir, a-t-il écrit lui-même, n’est point, comme les religions que professent les Eglises, eucontradiction, mais en plein accord avec la connaissancede la nature. Tandis que celles-ci n’ont d’autreorigine que des illusions et la superstition, celle-làse fonde sur la vérité et la science ». (NaliirlicheSchœpfungsgeschichte, Berlin, 7= éd., p. 681) A ladiffusion de eetle religion nouvelle doivent contribuer, dans l’intention de son fondateur, outre sespropres ouvrages, des congrès monistes périodiques, dont le premier s’est réuni à Hambourg en septembre191a.

Dans la conférence qu’il y a fait lire, Hæckel aaffirme, paraitil, une fois de plus que « la théorie del’évolution nous apporte des preuves que l’Universs’est formé d’une substance primitive, d’après deslois éternelles, sans le concours d’un Dieu planantsur les eaux » (Revue Scientia, t. XI, p. 4^9). Lemalheur est que, ces preuves, on ne les chercheraitpas moins en vain dans le compte rendu du congrèsque dans les écrits mêmes de l’auteur. Sans douteles ouvrages de M. Hæckel ont eu, en Allemagnedu moins, un succès de librairie retentissant, donton a pu dire que ce fut un des grands scandalesscientifiques, ou plutôt antiscientiliques, de notreépoque ; mais, si ce succès jette uu triste jour sur lamentalité intellectuelle et religieuse des masses contemporaines, il ne peut pourtant pas suppléer àl’absence totale de démonstration.

Le monisme biologique du professeur d’Iéna traduit, il est vrai, en termes empruntés à la scienced’aujourd’hui, les alfirmations du vieux matérialismed’Epicure et de Lucrèce ; mais, à son exemple, ilremplace les arguments par des postulats : postulatd’une matière éternelle et indestructible ; postulatd’une génération spontanée, rejetée dans un lointaininaccessible ; postulat d’une mo/iè/e primitive, cellulesans noyau, d’où seraient sorties, par une différenciationlente et progressive, toutes les espèces vivantesactuelles ; poui’relier l’homme à la monère, postulat d’une généalogie d’ancèti’es aussi inconnusà la paléontologie qu’à la zoologie ; enfin, pour expliquerl’intelligence humaine, postulat du pampsychismede la matière.

A quoi bon discuter en détail pareilles fantaisies, en fæur desquelles l’auteur n’invoque, à tout prendre, qu’une seule raison, toujours la même, la 893

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nécessité de se soustraire à l’iiypothèse d’une créationex niliilu et par suite de trouver, dans une substancenécessaire et éternelle, l’explication adéquate del'état actuel du monde ? On a d’ailleurs déjà donné, à l’article Matérialisme, une réfutation péremploiredu système liæckélien.

B. — Il y a quelques années, un biologiste français, Félix Le Danthc (iSûi^-igi^) avait repris lathèse sous une forme qui peut sembler, au premierabord, moins étrangère aux exigences scienliQques ; l’arbitraire garde cependant une troj) large placedans sa méthode pour ne pas enlever toute valeur àses conclusions. C’est ainsi que, à titre de préliminairesobligés du système, sont supposées explicitementou implicilemeut quelques allirmations contrelesquelles protestent à la fois une science sérieuseet une saine philosophie. D’après Le Dautec, parexemple, toutes les doctrines, sans excepter les théoriesphilosophiques, morales et religieuses, sont dudomaine de la biologie, par le seul fait que toutessont des créations de l’intelligence humaine, quirelève elle-même de l’organisme cérébral. Riend'étonnant dès lors que, à rexemjile de M. Hæckel, ilse croie le droit d'écrire (Vtie « ce et couvci’ence, Paris, Flammarion, 1908, préface, p. 6 et 7) : « La biologiegénérale est surtout une religion ; … elle résout lesproblèmes les plus passionnés qui se posent à nous, ceux qui intéressent notre nature même et auxquelsnous tenons par-dessus tout. »

D’autre part, cette biologie générale, qui a ce merveilleuxprivilège d’absorber toutes les connaissanceshumaines, à quoi se réduil-elle pour l’auteur ? —Lui-même nous le dit : à un pur matérialisme quantitatif :

« La biologie que je rêve, assure-t-il, est une

philosophie, ou, si vous préférez (c’est tout un pourmoi), une mécanique des êtres vivants » (De Vhommeà la science, Flammarion, 1907, préf., p. v). La vien’est, en elfet, à ses yeux, qu’un phénomène mécanique ; c’est même là le titre d’un des chapitres deses Eléments de philosophie biologique (Wcan, 1907).De preuves, il n’en apporte aucune : bien plus, ilcroit inutile d’en apporter, la chose lui semblant évidente, puisque les phénomènes dits organiquespeuvent être soumis à la mesure : « Je crois que tousles faits sont susceptibles d’une narration mathématique... c’est pour cela que je ne suis pas linalisle. n(Science et conscience, p. 6) D’ailleurs, la vie ayantsuccédé sur la terre aux transformations de la matièreinanimée, n’enfaut-il pas conclure, en vertu dudéterminisme universel, que celle-là est sortie decelle-ci ? Ce « transformisme philosophique », comme il l’appelle lui-même quelque part (Crise dutransformisme, Alcan, 1908, p. 21), explique nonseulement l’origine des premiers organismes, maisleur dilTérenciation progressive jusqu’aux espècesactuelles et spécialement jusqu'à l’homme : Letransformisme croit à l’apparition de l’intelligencede l’homme dans un monde où il n’y avait rien decomparable à l’intelligence de l’homme. » (ib.) L'évolutions’opère par progrès insensibles et, comme l’aétabli Lamarck, sous l’influence prépondérante dumilieu : a Les êtres vivants ne sont pas séparablesdu milieu : ils n’existent que par lui. » (De l’hommeà la science)

F. Le Dantec ne peut ignorer ce qu’a de contraireaux convictions courantes cette réduction de la personnalitéhumaine à un pur mécanisme matériel ; ilne desespère pas cependant, sinon de la démontrer(à cela, nous l’avons dit, il ne songe même pas), dumoins d'établir qu’elle ne répugne point. A cet effet, posant en principe que le prolilème de la vie, tropcomplexe chez les êtres supérieurs, ne peut s'étudierutilement que dans les vivants les plus rudimentaires, il cherche à établir que tous les phénomènesconstatables à l’expérience chez les organismes inférieurspeuvent s’expliquer par les lois pliysico-chimiques. Puis, s’elTorçant de ramener par lanalyse lavie des êtres perfectionnés à ses cléments les plussimples, il étend à ces derniers son explication méc.mique et croit pouvoir conclure : « Il n’y a qu’unephysique, qu’une chimie, qu’une mécanique, aux loisdesquelles sont éternellement soumis les élémentsconstituant tous les corps vivants ou bruts. Le fonctionnementde ces corps vivants ou bruts, si complexequ’il puisse paraître, ne saurait donc faireexception au déterminisme le plus rigoureux, puisqu’il est toujours et uniquement la synthèse dephénomènes élémentaires rigoureusement déterminéspar les conditions dans lesquelles ils se produisent.» (Rei’ue encyclopédique Larousse, 28 avril 1898, la Conception moniste, p. 358, col. i)

Reste, après cette ex[)lication audacieuse de l’organisme, une dilliculté plus redoutable encore que laprécédente, le mystère de la vie consciente. L’auteurcroit y échapper, en affirmant que le psychique n’estqu’un épiphenomène, sans réalité propre comme sansinfluence sur le déterminisme universel, ombre outout au plus simple reflet du phénomène biologique :

« Notre conscience n’est qu’un reflet extérieur de

l'état structural de notre corps… Le mot épiphenomènea été inauguré pour rappeler que cette consciencen’a aucune qualité directrice, qu’elle est seulementtémoin, dans chaque molécule, de l’existencede cette molécule. » (Truite de biologie, Alcan, 1902, p. 4^5) Au reste, cet épiphenomène, comme tel, n’apasplusbesoind une explication spéciale qu’il n’a d’activitéréelle ; en effet, nous assure toujours l’intrépideécrivain, « la matière jouit, en dehors de ses propriétésphysiques et chimiques, de la propriété deconscience » ; d’ailleurs, gardons-nous de l’oublier, (I tout se passerait exactement de la même manièredans la nature, si cette propriété de conscience étaitretirée à la matière, ses autres projjriétés restant lesmêmes » (Le déterminisme biologique et la personnalitéconsciente, Alcan, 1898, p. 34). C’est assez direque la liberté humaine n’est qu’une illusion : « Lapensée résulte d’un mécanisme déterminé ; je ne croispas à la liberté, et cela est fondamental chez moi » (/.'athéisme, Flammarion, 1907, p. 7) ; et encore (/, eslimites du connaissable, Alcan, 1908, p. 84) : « Noussommes tous des pantins soumis à ces lois (les loisdu déterminisme). »

En somme, F. Le Dantec semble ne vouloirfaire rentrer dans la biologie générale les sciencesphilosophiques et morales que dans le but de les sup[>rimer. S’il traite de la connaissance humaine, c’est, nous venons de l’entendre, pour nier la pensée en laréduisant à un pur mécanisme ; il n’est pas jusqu'àla connaissance sensible, qu’il n'éprouve le besoinde mutiler, en limitant ses données utiles au seul sensde la vue, pour la plus grande gloire du monismeintégral (voir Lois naturelles, Alcan, igoi, p. 24l).La volonté, de son côté, n'étant pas libre et n’ayantmême aucune influence sur le cours des phénomènes, n’a pas plus de réalité que la pensée. Quant à lapersonnalité individuelle, dont la conscience attesteinvinciblement à chaque homme l’unité et l’identité, l’auteur a cru devoir lui consacrer tout un livre. Ledéterminisme biologique et la personnalité consciente ; mais c’est pour la réduire à une simple somme, lasomme de ces consciences élémentaires, qu’il attribuegratuitement aux atomes matériels. Une telle interprétationéquivaut, après qu’on a déjà supprimé lapensée et la volonté, à nier le Moi lui-même. Quereslc-t-il dès lors de la psychologie ? La morale et lasociologie ne sont pas daanlage épargnées : « Le 895

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sens du bien et du mal, c’est, déclare-t-il sans ambages, une particularité de notre cerveau qui résulte, comme nos autres caractères, des hérédités ancestrales. » (Limites du connaissable, p. 131) Peu d’années après, il précisera encore : la biologie générale, cette science universelle, la seule légitime d’aprèslui, la biologie ignore le bien, le mal, la justice, laresponsabilité, le mérite : elle répudie toutes les notions qui sont la base d’une organisation sociale.Parler d’un individu responsable est, en biologie, une absurdité. " (De l’homme à la science, préf., p. vi) Inutile de nous demander ce que Le Danlecpense de la religion : la réponse est donnée par letitre même d’un de ses ouvrages déjà cité, l’Athéisme.Si le mot de religion est conservé par lui, c’est, nousl’avons vu, pour en faire honneur à la biologietelle qu’il l’entend, c’est-à-dire, suivant l’exemple deM. Hæckel, à ce monisme pour lequel il a écrit tantd’articles et tant de livres.

Il n’entre pas dans notre sujet de discuter leshypothèses scientiUques qui y sont exposées, parfoisagrémentées d’attaques sans indulgence à l'égarddes adversaires : un savant, qu’on ne saurait soupçonner d’incompétence en cette matière, a cru pouvoir, à propos d’un mémoire sur VHérédité, qualilieren ces termes sévères le procédé habituel de l’auteur : ï Fournir des explications verbales qui n’expliquentrien, vagues et simplistes, sans se soucier des objections capitales, qui restent dans l’ombre, et des lacunes énormes, qui restent béantes, i (Yves Uelage, Année biologique, 1902, p. lvii) Quoi qu’il en soitde ce point, passant condamnation sur les théoriesstrictement biologiques, discutons la constructionphilosophique qu’on prétend élever sur ce fondement : quelques courtes remarques suffiront à en montrerl’irrémédiable inconsistance. L’auteur eùt-il rigoureusement démontré, ce qu’il est loin d’avoir fait, ceque personne d’ailleurs ne pourrait faire, que lesphénomènes de la vie végétative s’expliquent touspar les seules lois de la matière, de quel droit étendrait-il son interprétation purement mécanique auxmanifestations, si évidemment supérieures, de lasensation et de la pensée ? On ne se débarrasse pasde ce redoutable problème en iniligeant, contrel'évidence des faits, à la vie consciente tout entière, dont la puissance s’exerce si visiblement sur la direction du déterminisme matériel, l'éliciuette A'épi^/ie'/io/iièHe, qui d’ailleurs, supposerait elleaussi, bienqu'à un autre titre, la négation des lois rigides de cemême déterminisme dont on se fait un argument.(Voir, sur ce point secondaire. Eludes, t. CXVIIl, Conscience et monisme, p. 313, 314)

De plus, la méthode analytique, chère à F. LeDantec, et qui l’amène à combattre ce qu’il appellel’erreur individualiste, a le défaut de méconnaître, etde laisser par suite sans explication, le problème del’unité et de l’identité, incontestables pourtant, del'être vivant. Enlin et surtout, a-t-on donné la raisonsuffisante de l’existence d’une machine, pour avoirfait l’analyse de tous les éléments qui la composentet exposé la théorie de son fonctionnement ? Dans laprétendue démonstration de son monisme, il y aunequestion que ce fécond écrivain a obstinément laisséedans l’ombre, et c’est justement la principale, laquestion des origines : origine, sinon de la matièrequ’il suppose éternelle, au moins de son mouvement, origine de la vie, origine de la conscience, origine dela pensée, origine de la morale, de la société, de lareligion ; croyait-il avoir tout dit en affirmant quetoute réalité, étant susceptible de mesure, a nécessairement son explication dernière dans les élémentsmatériels ? L’affirmation ftit-elle aussi vraie qu’elle estmanifestement fausse, elle resterait une pure affirmation, nullement une explication des choses, tantqu’elle n’aurait pas montré comment le plus peutspontanément sortir du moins. Peut-être, après tout, l’auteur qui a été capable d'écrire sur le problèmede la mort les pages étonnantes publiées récemmentpar la Iteyue philosophique (février 1916), n’a-t-iljamais compris le véritable sens de ce mot de problème en science pas plus qu’en philosophie.

C. — Si nous avions à faire ici 1 histoire complètedu monisme biologique, il faudrait, aux noms plusreprésentatifs de MM. Hæckel et Le Dantec, en ajouter bon nombre d’autres, sinon toujours de pliilosophes proprement dits, du moins de naturalistes, de tous ceux, pourrions-nous dire, qui ne croient pasà un Dieu personnel. Sans doute la plupart, se limitant d’ordinaire au point de vue scicntiiique, secontentent, dans leurs ouvrages, de supposer clairement les postulats du monisme : ainsi, en France, Alfred Giard, MM. Yves Delage, F. Houssay, CuKNOT ; les Allemands BiirscHLi, Driesch, Ostwalu, le Suédois Svante Arhhénius, le biologiste américain Jacques Loeu. Mais c’est ouvertement que d’autres professent la philosophie athée et unitaire ets’en font les vulgarisateurs. Bornons-nous à citerles plus connus.

1) — a) En Allemagne, David Strauss (iSoS-iS’jii), le trop fameux auteur de la Vie de Jésus, publiaitpeu d’années avant sa mort un dernier ouvrage sousce titre : L’ancienne et la nouvelle foi (187a). Le premier, parmi les philosophes allemands, il y faisaitune adhésion retentissante à l'évolutionnisme hæckelien et, trente-sept ans après avoir renié le Dieude l’Evangile, il en venait à répudier même le Dieupersonnel du théisme. Il n’apportait d’ailleurs à ladoctrine nouvelle que son nom et un enthousiasmeaveugle pour la science expérimentale, sans enrichirle monisme d’aucun argument, ni même d’aucuneconception nouvelle.

b) Trois ans plus tard, Ludwig Noire (1829-1889)donnait à son tour son grand ouvrage, Der monitisclie Gedanke (Leipzig, 18^3) suivi d’autres publications qui, tout en révélant de notables changementsdans sa pensée, le montrent constamment fidèle àl'évolutionnisme absolu. Quelques passages empruntés à La l’ensée monistique donneront une idée suftisante des vues de Noire : « La matière, y lisons-nous, est l'être, la substance, le principe éternel, que lascience poursuit jusque sous sa forme la plus simple, dans sa première manifestation à laquelle on donnele nom d’atome. L’atome ne contient rien de plusque les deux attributs primordiaux et constants del'être, le mouvement et le sentiment » (p. 68). a Lesentiment ne se développe que par l’efTet du changement, lia pour propriété essentielle de se modifiersous l’action du temps, c’est-à-dire par la répétitionfréquente des mêmes impressions » (p. 49). -^u reste, l'élément substantiel et fondamental des choses, telque l’entend Noire, rappelle plutôt la monade leibnizienne que l’atome du pur matérialisme : « Cha<[ue être, nous dit-il encore (p. laS), est une monadedont l’essence intime est exclusivement de naturespirituelle, dont le corps est une matière en mouvement, un composé mécanique qui doit sa forme, sagrandeur à l’action du principe spirituel, auquel ilest associé. » Mais une telle interprétation du monisme n'équivaut-elle pas à un véritable dualisme ?Quant aux théories biologiques et transformistes del’auteur, elles ne sont guère que la reproduction decelles de Hæckel, dont Noire accepte, les yeux fermés, les hypothèses les plus hasardées.

c) Sans rester aussi lidèle, il s’en faut, aux postulats darwiniens, Eugen DiiHRiNO, le philosopheaveugle (né en 1833) qui eut en 1875 son heure do 897

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célébrité(voir Revue des Deux Mondes, 1877, V" vol., p. 210), peut èlre joint aux philosophes allemandsprocéilents, en raison du moins ilu caractère biologique de son monisme, exposé surtout dans son Cursus der Philosophie (Leipzig-, Koschny, 1875). Lasensation consciente est pour lui non seulement leterme, mais le but de la tendance colutive de lamatière vers la vie ; malheureusement cette évolutionUnale se montre, s’il est possible, bien plus inexplicable encore dans son système que dans les précédents. Il refuse en efTet de voir dans la sensationune pure transformation du mouvement matériel, cjui ne serait qu’une condition de la conscience, comme de toute autre manifestation chimique ou biologique de l’Etre ; il n’admet pas, d’autre part, qu’ondoive, avec Hæckel, reconnaître à toute matière unpsychisme rudimentaire. Il n’en faut pas moins affirmer, comme un postulat nécessaire, que la vie asoudain surgi du sein de la matière, dès qu’ont étéréalisées les conditions mécaniques favorables. C’estdu fond même de l’Etre, jusque-là purement matériel, que seraient nées ces énergies nouvelles, dontest sortie peu à [leu, avec la vie et la conscience, ladiversité spécltique des individus. Ajoutons queDiiliring rejette catégoriquement quelques autresdogmes communément admis par les monistes, spécialement l’inlinilc du monde, l'éternité de l'évolution et la sélection naturelle.

2) — a) En France il suffira de mentionner : VachhhDR Lapouge, traducteur et admirateur de Hæckel, et qui a trouvé le secret de rivaliser avec son maitreen attaques imbéciles et haineuses contre le christianisme (Le Monisme, Paris, Schleicher, 1897 — voirsurtout Préfîtfe, p. 6-8) ; un autre traducteur deso ?uvresdu biologiste d’Iéna, Jules Soury (1842-ig15), philosophe en même temps que physiologiste, quin’hésite pas à considérer l’univers » comme unnuage de matière cosmiqvie, passant par différentsétats de condensation, et produisant tout ce quiexiste, sans but ni dessein » (Itiéviaire de l’histoiredu matérialisme, Paris, 1881, Ill « partie, C), et quifait sienne la théorie de la conscience épiphénomène(Sisti’mc neiveuj- central, Paris, 1899, t. ii, p. 1778) ; enlin le docteur Julien Pioger qui expose dans leMonde physique (.lcan, 1892) une « théorie inlinitésimale de la matière », composée, suivant lui, d'éléments ultimes indifférenciés et équilibrés j)ar couples ; dans un second ouvrage (l.a Vie et la Pensée, Alcan, 189.3), couiplélé par un article de la Revuepliilosophifjue quin 18g/|, p. 634), il tente de réduiretous les iihénomènes, vie morale et sociale comprise, à la sensation, et la sensation elle-même à des vibrations moléculaires. Pour conûrmer son interprétation, il en appelle à la loi du solidarisme organii/uequi régirait le monde entier des vivants, et à celle deVéiiuilihration universelle, à laquelle se ramèneraienttoutes les lois particulières de l'évolution. C’est direque sa manière se rapproche de celle de F. Le Dantec, avec plus de tenue toutefois et de sérieux dansla forme : tout autant que ce dernier, il semble prendre pour des explications décisives de pures formuleset des néologismes sonores ; comme lui encore, sousl’apparat décevant d un style à prétentions scientifiques, il ramène en réalité le monisme biologiqueaux conceptions enfantines d’un matérialisme suranné.

Trois auteurs toutefois, quoique assez peu connus, méritent, semble-t-il, d'être mis en relief, à cause dela contribution vraiment personnelle que, à des degrés divers, ils ont tenté d’apporter à la doctrine quenous discutons.

i) Dès 1842, un philosophe aujourd’hui oublié etqui n’eut pas, à vrai dire, même de son temps grande

Tome III.

notoriété, Charles LEMAins proposait, sous ce titreassez vague : Initiation à la philosophie de la liberté, une théorie à visées franchement iiolltiques et démocratiques, mais « pii, de fait, contenait en germe toutle monisme biologique actuel. Maintenant contre lesanathèmes d’Auguste Comte la légitimité de la métaphysique, il affirmait que l’induction fondée surl’expérience contraint la raison humaine à voir dansl’univers le proiluil nécessaire d’une multitude d’atomes éternels, étendus, spontanément actifs et pourvus d’une connaissance instinctive, qui fait déjàsonger à l’inconscient de Schopenhauer et de Hartmann. A l’appui de cette dernière affirmation, ilinvoque un argument que développeront aussi plustard les volontaristes : « Si la cause n'était pasnécessairement savante, remarque-t-il, commentconcevrait-on la pro|iortion, la régularité, l’harmonie qui se révèlent dans les formes géométriques desminéraux et dans les organisations diverses ? » (Initiation…, t. 11, p. 11) Sans parler des autresobjections auxquelles succombe tout monisme biologique, il est aisé de voir que cette preuve, logiquement poussée à ses dernières conséquences, suffit àcondamner l’hypothèse en faveur de laquelle on laproduit.

c) A la fin du siècle, une Bretonne, que l’engofimentalors à la mode [lour la science et pour les utopiessociales avait rendue infidèle à toutes ses convictionspremières, Clémence lioYER (1830-1902), renouvela, probablement sans l’avoir connue, la tentative d’explication de Charles Leniaire. En 1881, dans le livreintitulé Le Rien et la Lui 7 » o/fl/e (Paris, Guillaumin), elle esquissait son système, dont elle donna vingtans après l’exposé définitif dans son dernier ouvrage(La Constitution du monde. Dynamique des atomes, Paris, Schleicher, 1900). Elle y défend sous le nomde siitistantialisine, une sorte d’atomisme dynamiqueet vitaliste, d’après lequel la substance cosmiqueéternelle, à la fois matière, force et esprit, se présente, suivant le degré de force expansive de seséléments individuels, sous trois états, l'état éthéré, l'état matériel et l'état vitali/cre.

Inutile de résumer cette indigeste élucubration de900 pages, à plus forte raison de discuter une cosmogonie toute fantaisiste, arbitrairement déduite apriori, en dépit de visées pseudo-scientifiques, etdont le moindre défaut est de heurter à chaque instant les conclusions géiiérakment admises par lessavants autorisés, dès qu’elles ne cadrent pas avecles exigences de la théorie. Signalons seulement, dans le domaine plus proprement philosophique, deux affirmations dont l’auteur a cru l)on d’enrichirl’atomisme vulgaire. Elle attribue à chaque élémentpremier de la matière cosmique, au lieu du pur instinct imaginé par Charles Lemaire, la capacitéd’acquérir, par ses rapports avec les éléments voisins, une perception sourde sans doute, mais analogue à la sensation consciente. D’autre part, lemonisme biologiste, pour faire honneur à la matièrede ces virtualités psychiques, se borne en général àinvoquer la nécessité d’expliquer l’existence actuellede phénomènes mentaux : on connaît là-dessus lesdéclarations de MM. Hæckel et Le Danlec, et nousvenons de dire que c’est aussi la position de Lemaire.Clémence Hoyer ne recule pas devant une tentativeautrement hardie : celle de déduire de la naturemême de la matière ses propriétés psychiques. H luiparait que l'étendue, loin d'être incompatible avecces propriétés, comme l’affirment couramment lesspiritualistes, est au contraire la condition premièreet essentielle de la pensée, parce qu’elle est la condition du contact, sans lequel la sensation, et, parsuite, la conscience seraient impossibles : « Quelle

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est en somme, nous dit-elle, la condition et la naturede toute sensation ? C’est le contact, c’est la limitation réciproque qui en résulte… L'être ne devientconscient que s’il rencontre d’autres êtres qui lemodilient en le limitant. » (Le Bien et la Loi morale, W partie, C. iv, passim) Bientôt elle ajoutera intrépidement : a S’il est établi que la pensée et laconscience ne peuvent exister sans le coi^cours d’unematière étendue et impénétrable, il cesse de répugner que toute matière étendue et irapénétraljlepuisse penser ; il devient probable, au contraire, que chacun de ses éléments est individuellementcapable d’un minimum de conscience et de penséequi, dans la collectivité organique, se manifeste pardes volitions autonomes externes, d’un ordre seulement plus élevé. »

On voit assez que cette manière d’entendre et deprouver les propriétés psychiques de l’atome n’estpas faite pour supprimer ou diminuer les dillicultéscommunes à tout matérialisme. N’y a-t-il pas unevraie gageure contre le sens commun dans cetteprétention d’enchaîner la pensée à l'étendue et defaire ainsi dépendre toute connaissance d’une condition qui est la négation même de l’unité essentielleà la conscience ? De plus, si l’obscurité des notionsd’instinct et d’inconscient réussit à voiler quelquepeu l’opposition entre le matériel et le psychique, cette contradiction n’apparait-elle pas dans tout sonjour, dès qu’on prèle à l’atome une véritable perception analogue à la sensation consciente ? L’ouvrage de Clémence Royer, fruit d’un labeur incessant poursuivi pendant plus d’un demi-siècle, etcélébré de confiance par des admirateurs imprudentscomme un clief-d'œuvre au moment de son apparition, était voué d’avance à un oubli rapide et mérité.

(1) Avant qu’elle se fût elle-même décidée à livrerau public La Constitution du monde, un autre écrivainqui se rattache par son âge à la génération suivante, mais dont la carrière devait se terminer prématurément, imaginait, lui aussi, une cosmogonie strictement moniste. C'était un Roumain, Basile Conta(1816-1882). professeur de droità l’Université de Jassyet unmomentminislre de l’Instruction publiquedansson pajs, mais dont les ouvrages principaux ont étésoit édités, soit du moins traduits en français. Celuidont nous avons à nous occuper ici, La Théorie del’ondulation uriii^erseUe, terminé peu de temps avantsa mort, ne parut en volume que douze ans plustard, dans une trailuction due à Rosetti Tescanu(.Mcan, 18j3). L’auteur, pour faire de sa théorie unmonisme absolu, va jusqu'à idenlilier la force et lamatière, la première n'étant pour lui que l’ensembledes propriétés matérielles. L’univers, infini et divisible à l’infini, est constitué par six éléments physiquement inséparable ?, le vide, les atomes, le mouvement, la nécessité, l’espace et le temps, bizarremélange où, comme dans certaines philosopliiesprimitives, l’abstraction coudoie la réalité. La loide cet univers est la variabilité, la métamorphoseétant comme l’essence de ta mat'ère. Toutes les formes sont passagères, quoique à des degrés dilTérent^ ; mais les unes sont évolutives, les autres nele sont pas, et les premières seules importent. Chaqueforme évolutive, qu’elle soit, étoile ou animal, planète ou brin d’herbe, homme ou microbe, passe parune série de degrés, d’abord ascendante, j)uis descendante. La courbe de cette évolution est appeléeonde par l’auteur, et la vie n’est pour lui que « l'éfOlutlon ondutiforme de la matière » (ouvrage cité, p. 62). Mais si chaque forme évolutive, prise en ellemême, peut être ainsi assimilée à une onde, chacunede ces ondes en renferme d’autres et fait partie ellemême d’une onde supérieure, et cela indéfiniment :

c’est ainsi par exemple que, pour Conta, ce qu’onappelle la vie organique n’est que l'évolution matérielle, sous forme d’onde, des parasites de la terre, elle-même forme évolutive plus élevée. En somme, l’ondulation universelle est la loi fondamentale dela matière : de là le titre de l’ouvrage.

Ce résumé, tout incomplet qu’il est, et qui laisseen particulier de c6té les théories de l’auteur surl’origine autogonique de la vie et la formation desespèces, théories inspirées surtout de Lamarck et deHæckel, sulTit à manifester l’inanité du système. Laconception dominante, la plus originale aussi, cellede l’ondulation, peut être une idée ingénieuse, maisn’est qu’une hypothèse et, défaut plus grave, unehypothèse dont le caractère essentiel d’universalitéque lui attribue Conta n’a aucun fondement dansl’expérience. D’ailleurs, cette prétendue loi fondamentale de la matière, fût-elle aussi conforme auxfaits qu’elle l’est peu, n’avancerait en rien la solution du seul problème important, celui de l’explication du monde. Quel savant s’imaginerait avoir révélé la raison d'être d’une loi, par le seul fait iju’ilen a exactement dessiné la courbe ? Sans faire ressortir les autres postulats gratuits ou même antiscientiliques de la théorie, conteutons-nous d’entirer une conclusion qui vaut en réalité contre touteexplication strictement unitaire des phénomènes.Pour échapper sans doute au reproche de dualismedéguisé qu’on peut faire aussi bien au dynamismede Clémence Royer qu'à la plupart des cosmologiesmonisles. Conta, nous l’avons dit, identifie absolument la force et la matière ; mais cette identification, vrai défi porté à la raison non moins qu'à la science, montre assez que le monisme ne peut être logiquejusqu’au bout sans trahir sa contradiction fondamentale.

D. — On le voit, les systèmes biologiques, loind être plus heureux que les précédents dans leurtentative de nous donner l’explication adéquate deschoses, n’arrivent même pas au but spécial qu’ils sesont assigné, celui de nous montrer comment la viepeut sortir, par dilTérenciation progressive, des seules forces de la matière, et ils succombent à plusforte raison à toutes les objections justement opposées, soit au matérialisme, soit à l'évolutionnisii.eabsolu.

Vil. Monisme naturaliste. — Parmi ces objeclions, il en est une qui leur est commvine avec lemonisme idéaliste : c’est l’irréductibilité mutuelleque nous venons de signaler, du phénomène matériel ou mécanique et du phénomène menialou seulement conscient. Du Bois Reymond, dansson fameux discours de Leipzig (Les bornes de lophilosophie naturelle, voir Fei’ue scientifique, 187'), 10 oct, p. 343). y reconnaissait une énigme inso-jlubie. DilTérents philosophes ont cependant lentt 'de la résoudre. L’explication la plus en vogue a été idésignée sous le nom de théorie « du dedans ou dudehors r>, ou encore « du double aspect ». Défendueavec des nuances diverses, par Fechnbr, par Taixb.par Ardigo et les autres écrivains de la. Hivista italiana di filosnfia, par bien d’autres encore, elle estclairement exposée en ces termes par Mgr d’Hulst{Conférences de iSgr, p. 378) : « Selon le mot deAI. Taine, les phénomènes sp’rituels et corporels se- ; raient identiques dans leur réalité propre, mais dis-jtincts seulement par la manière dont on les observe. 'Vus du dehors, ils sont corporels ; vus dudedans, ils sont d’ordre idéal. L’unité devient ainsiplus étroite encore entre toutes les choses qui s'échelonnent dans l’univers : il n’y a pas seulemententre elles un lien de succession, il y a une sorte 901

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d’identité. L’esprit, comme dit M. Paulhan, est unefonctiuu de la matière ; mais la matière est uneconception de l’esprit. Qu’on cesse donc de nousdemander comment l’esprit, qui est plus, sort de lamatière, qui est moins. Il n’en sort pas, il la pénètre. Avant d’apparaître et de se manifester par lespUénomènes de pensée consciente, il existait déjàdans l’univers physique à l'état de pensée inconsciente, qui en dirigeait l'évolution, et l'état conscient n’est que le dernier terme où est venue aboutir cette évolution, n

Malgré les protestations que le sens commun faitentendre contre cette dernière conception de lathéorie unitaire, il est facile de montrer qu’elle estl’aboutis'^ement naturel et, pour ainsi dire, nécessaire de tout monisme pleinement logique. La doctrine exige, en elVet, par délinition le rejet de toutdualisme objectif, par suite de la distinction réelle, non seulement de l’intini et du Uni, mais de l’espritet de la matière. D’autre part, le matérialisme absolu s’est montré aussi impuissant à faire dériver lemental du physique, que l’idéalisme strict à ex[)liquer l'étendue par le psychique. Il ne restait doncd’autre ressource, si on ne voulait supprimer nil’un ni l’atltre, que de les identilier. Il serait aiséd’interpréter déjà dans ce sens plusieurs des systèmes précédemment exposés, spécialement ceux deVacherol, de Noire, de Charles Lemaire et de Clémence Royer. En tout cas, c’est le parti auquel s’arrêtent, plus ou moins explicitement, presque tousles monistes contemporains, ceux surtout qui sesont spécialement préoccupés du point de vue philosophique de la théorie.

i) Ajoutons néanmoins que, sous cette communauté de doctrine, se retrouvent encore bien desnuances, dues en grande partie, semble-t-il, auxhabitudes d’esprit dominantes des différents auteurs. Quelques-uns craignent tellement de dédoubler la réalité, qu’ils en viennent à la supprimer, sidu moins on prend à la lettre leurs délinitions successives de l’esprit et de la matière. Qu’on se rappelle laformulede M. Paulhan, citée par Mgrd’Hulst.C’est une impression semblable que laisse, à unepremière lecture, L’Histoire du matérialisme de Friedrich-Albert Lange (1826-1875. Geschichte der Materialismus, Iserlobn-Leipzig, 1866-1875 ; traductionde B. Pommerol, Paris, Reinwald, 1 878- 1 880). L’auteursemble vouloir y montrer tour à tour que la penséepeut se réduire à une modification du i>liénomènematériel, puis, que la matière n’est qu’une créationde l’esprit ; si bien que certains critiques, commeGonzalez, font de Lange un simplematérialiste (///stoire de la phil., traduct. Pascal, Lethielleux, 1891, t. IV, p. 235), tandis que d’autres, avrc plus de fondement d’ailleurs, voient en lui un idéaliste décidé.Enlin M. Max VERWonN (né en 1863). dans la préfacede sa Plirsinlofiie générale, affirme d’abord : « Si jem’en tiens toujours et uniquement au seul fait incontestable que le monde matériel est ma propre représentation, j’aboutis, par une plus mûre réffexion, àla conclusion que, seule, mon àme existe réellement » (Allgemeine Physiologie, 18g5, p. /|r) ; puis, quelques pages plus loin (p. 53) : « Jamais il ne setrouvera pour la physiologie un autre principe d’explication des phénomènes vitaux que celui de la physique et de la chimie, relatif à la nature inanimée. »

2) Le plus souvent toutefois, il y a effort réel pouridentilier « le dedans et le dehors » sans sacrifier nil’un ni l’autre ; mais, même dans ce cas, l’un des deuxtend presque toujours à dominer. Ainsi chez beaucoup d’auteurs, encore férus de préjugés scientistes, on se trouve en définitive vis-à-vis d’un matérialismehonteux qui se voile à peine çà et là de quelques

formules plus ou moins spiritualistes ; par exemple, chez il. Emile Fehrière (/.a cause première d’aprèsles données expérimentales, Alcan, 1897) ; chezM. Lucien Arréat, qui écrit : « Tout ce qui existe serésout, pour le monisme moderne, en atomes quisont à la fois matière, vie, esprit, en éléments substantiels où résiderait, comme dans le germe, lapuissance de tout développement ultérieur s> (/.escroyances de demain, Alcan, l8g8, p. 135) ; chezle médecin belge Ch. HmioN (Essai de synthèse évolutionniste uu monaliste,.lcan, 1900) ; chez M. André Cresson (Les bases de la philosophie naturaliste, Alcan, 1907), qui a d’ailleurs la modestie, rare dans cette école, de ne proposer son interprétation du monde qu'à titre d’hypothèse ; enfin, toutrécemment, chez M. L. Bardonnkt, dont le néomonisme, beaucoup plus dogmatique, sinon mieuxétayé, se résume en cette affirmation péremptoire : Il La mécanique des choses est en même temps l’esprit des choses. « (L' Unii-ers-Organisme, Paris, Ficker, 1914)

Quelques philosophes au contraire, surtout parmiles psychologues, mieux pénétrés de l’impuissanceabsolue de tout matérialisme à expliquer la conscience, se trouvent par là même rejetés vers l’idéalisme, tout en se défendant de faire du phénomènematériel une pure création de l’esprit ; mais, s’ils serapprochent par cette orientation générale de leurpensée, ils ne laissent pas d’accuser, eux aussi, desingulières divergences dans la conception qu’ils sefont du sujet et de la nature de l'évolution universelle, non moins que dans la méthode qu’ils adoptentpour établir ou exposer leur système. Au lieu denous perdre dans cette variété de théories, souventaussi peu viables qu’arbitraires, nous résumeronscelles qui peuvent passer pour les plus représentatives par leur originalité ou leur notoriété.

a) En Italie, le premier et le plus connu des défenseurs du monisme du double aspect est un prêtreapostat, devenu positiviste intransigeant, RobertoArdigo (né en 1828). Dès 1877, il exposait toute unecosmogonie dans un ouvrage dont le titre ne laisseguère deviner les visées philosophiques (l.a formazione naturale net fatto del sislema solare, Padoue).L’auteur ne fait qu’y transformer en monisme athéel'évolutionnisme spencérien, d’où il commence, dansce but, par exclure l’Inconnaissable : c’est en effet, d’après lui, pour n’avoir pas été fidèles jusqu’au boutà la vraie méthode empirique et pour s'être laisséinconsciemment dominer par les préjugés d’unemétaphysique désuète, que les écoles positivistes anglaises aussi bien que françaises ont posé des bornesinfranchissables à la connaissance humaine. A lanotion injustifiée de l’inconnaissable il faut substituer la notion de [inconnu et tenir pour certainque la science fera constamment reculer cet inconnu.Dès maintenant, nous pouvons affirmer qu’il n’y ani Absolu, ni Cause première, ni transcendant d’aucune sorte ; il n’y a mêuie ni sujet, ni objet : ce sontlà autant d’abstractions, sous lesquelles nous rangeons les phénomènes perçus et parfaitement connaissables ; il y a le fait, que nous donne seul lasensation immédiate ; le fait est divin, l’explicationest humaine (La dutlrina spenceriana deULnconoscibile, Rome, 1899).

Que nous apprend donc du monde, d’après Ardigo, la science positive ? Elle nous dit que le fond deschoses, l'être est l’indistinct, infini et éternel, soumisà une évolution incessante et rigoureusement continue, dont la loi absolument générale et universelleest la différenciation croissante ; au reste, ce devenirdes choses consiste dans le passage incessant, nonseulement de l’indistinct au distinct, mais encore du 903

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distinct à l’indistinct. La distinction se manifeste ànous de devix manières : dans l’espace, elle portesur la matière et produit des formes et des figuresnouvelles ; dans le temps, la distinction porte sur laforce et donne naissance à des phases diverses et àun rytlime spécial. Miiis, dans sa réalilé, le fait està la fois et indivisiblemenl force et matière, la forcecorrespondant à l’aspect temps ou succession, la matière à l’aspect espace ou coexist<nce. — De niêiue, le sujet el l’objet ne sont que des ])roduits de l’activité mentale, dus au jeu de l’associalion ; les données primitives, loin de les supposer, sont les matériaux qui servent à les former. Ainsi les distinctions, qu’elles portent sur la matière ou sur la force, sontpurement subjectives et ne rompenl en aucune manière la continuité de la réalité. Inutile donc d’imaginer quelque cause extérieure que ce soit pour expliquer l’action d’une partie de la matière sur uneautre ou la liaison d’un moment de la force avec unautre moment : la réalité de l’indistinct fonde la solidarité de toutes les parties de la malière aussibien que l’homogénéité de tous les instants successifs où se déploie la force. Inutile aussi d’imaginerune Providence ou une linalité : ce sont là encoredes illusions dues aux limites actuelles de l’humaineconnaissance. Le chaos absolu n’est ([u’une conception abstraite comme celle delà matière sans forces : qu’on remonte aussi haut que l’on veut, on trouvetoujours la matière dans un état déterminé et sepréparant, par l'établissement d’un ordre qiielconque, à l'établissement d’un ordre su|iérieur. Pourqu’un être existe, il faut sans doute (]u’il ait trouvédes conditions favorables et, celles-ci disi)araissant, il disparaîtra avec elles ; mais l’ordre est dans le détail, il ne s'étend pas à l’ensemble. Bref, pour conclure encore par les paroles mêmes de M. A.Espinas, de q>ii nous nous sommes surtout inspiré dans le résumé qui précède : « On peut dire du système Ardigoque c’est un mécanisme où le monde sans Dieu estgouverné pour le mieux par le hasard. » (Pliiluso/)hieexpérimentale en Italie, Revue philosoiihiijue, janvier 1879, p. 37)

A l’exposé de cette cosmologie rudimentaire, biengratuitement portée par l’auteur au compte de lascience, fût-elle positive, on peut se demander toutd’abord ce qui la distingue du plus vulgaire matérialisme. Mais, à y regarder de plus près, le peu quenous en avons dit sudit à montrer qu’elle linil par serésoudre, comme celle de Lange, en un idéalisme absolu. Les déterminations qui font pas'^er le continude l’indistinct au distinct sont, en eiïel, i Pieuvre dela seule pensée, non pas de la pensée en général, mais de l’esprit de chaque homme, tel qu’il se trouveà un moment donné, à un point de l’espace, dansun état particulier, en raison de l'évolution antérieure et des conditions présentes de l’ensemble.Cette pensée au reste est identique à la nature mêmesur laquelle elle s’exerce, multiple el successivecomme elle. Se représenter l’esprit comme un êtresimple qui entrerail en communication avec une matière extérieure, c’est le condanmer à ne rien savoir, puisqu’il ne pourrait sortir de lui-même pour allercontrôler dans la réalité la conformité île ses conceptions avec leur objet. Force est donc de lui attribuer la multiplicité et la succession qu’il met dansla matière et dans la force. D’ailleurs, n’est-il pasnature lui « aussi, puisqu’il fait partie de ce mondequ’il se représente ? Quoi d'étonnant dès lors qu’il serattache, en tant t|ue ilislinct. à l’indistinct universel, qu’il soit un fragment du double continu qui faitle fond des choses'.' Quelle est, en dernière analyse, la ïialure de cet ensemble, de ce continu, de laréalité fondamentale se manifestant ainsi par son

évolution même sous ce double aspect d’espace etde temps, de matière et d’esprit ? A ces questions, d’après Ardigo, il n’y a point de réponse : expliqueren elTet, c’est distinguer ; par suite, vouloir expliquerle continu, c’est le sup[)rimer en le déterminant. ! La seule chose qu’on puisse dire, c’est qu’il s’imposecomme la condition préalable de toute pensée et quec’est de lui que se dégagent simultanément les deuxdistincts qui s’ojjposent comme moi et nan-mui.

N’insistons pas sur la parenté évidente de plusieursde ces assertions étranges avec celles qu’on litchez les panthéistes allemands. Contenions-nous denoter pour le moment que vouloir expliquer ladétermination de l’indistinct par le travail d’un espritqui lui demeure identique, c’est, à leur exemple, transporter la contradiction au sein même de l'être.

b) Celle absurdité inhérente à tout monisme estpeut-être moinsapparen le dans une autre cosmologieébauchée à la même époque que celle d’Ardigo. Unmathématicien anglais d’un certain renom, métaphysicien à ses heures, le professeur William-Kingdonr.Lii’i'ORD (1845-1879) publiait en janvier 1878 dansle Alirtd, « sur la nature des choses en elles-mêmes ii, un article qui (it sensation. Partant de l’analyse dela conscience humaine, il prétendait, parune dialectique d’ailleurs des plus arbitraires, pouvoir en conclure à l'élément primordial des choses. Gel élément, qui est représenté dans notre esprit comme matériel, serait en réalilé sentiment (feeling), mais sentimentrudimentaire et inconscient et pourrait être appelémind-slull', cette expression, sans équivalent enfrançais, signilianl surtout, semble-t-il, que l'étoffe, pour ainsi dire, dont tout est fait, est de nature psychique. Pour établir cette conclusion, l’auteur partdu parallélisme |)sycho-physiologique, qu’il croitscietitiliquement établi comme fait universel ; cetantécédent posé, il cherche à montrer, au moyend’un raisonnement d allvire malhénmtique, basé surles propriétés des proportions, que ce parallélismeest en réalité une identité rigoureuse.

Nous ne nous attarderons pas à l’exposé et à laréfutation de cette déduction bizarre : on a montré{lieiue philosophique, 1883, t. II, p. 488) que, enrenversant les termes de la proportion établie parl’auteur, on conclurait tout aussi légitimement à uneréalité dernière purement matérielle ; et c’est encorelà peut-être le moindre défaut de cette argimientat on. Nous nous contenterons de remar<|uer que lesdémonstrations mathématiques n’ont pas cours en])hilosophie el que, au surplus, le raisonnement del’auteur est fondé sur un double postulat, non seulement gratuit, mais évidemment faux : celui de l’universalité du parallélisme et celui du subjectivismekantien. Aussi le véritable intérêt de l’hypothèse dumind-stu/f de Clilïord, c’est, tout en rappelant parplus d’un point les idées de Schopenhauer, de fournir, autant et mieux encore que l’indistinct d’Ardigo, comme la première ébauche du monisme qui allait, (imdqu’S années plus tard, être développé par unphilosophe français, sous le nom d'évolutionnis’medes idi’es-forces.

c) C’est à exposer et à défendre ce système qu’Alfred Fouillée (i 838-1 g 12) a consacré toute son activitépliilosophique et la plupart de ses très nombreuxécrits ; on le trouve encore résumé dans un ouvrageposthume, Esquisse d’une interprétation du monde( ban. 1918), qui a été j>ublié par les soins d’un deses anciens élèves, Emile Boirac, et auquel nous]>ouvoiis demander la pensée délinilive de l’auleur.

I : (>ttp pensée est résumée dans le nom même de lathéorie, nom qui sert de titre au livre principal oùelle est expressément formulée (//e’o/H(/oHnisme desidées-forces, Alcan, 1890). Nous croyons utile de 905

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Vexplifiuer et de la discuter avec quelque détail, parcequ’elle nous semble demeurer jusqu’ici l’eiroil le plusvigoureux pour donner une apparence de logique etde vriiiseaiblance à la métaphysique unitaire, sous ladernière forme qu’elle ait revêtue à notre cpoqu

Celle lliéorie est, avant tout, une philosophie del'évolution universelle, comme nombre d’ailleurs decosmologies contemporaines et, très spécialement, comme la cosmologie spencérienne. Jlais, tandis quechez Spencer « la théorie de l'évolution manqued’unité » et « laisse l’esprit en présence de troistermes dont le lien échappe : d’abord un inconnaissable, puis deux séries <le faits connaissables (faitsphysii|ues et faits psychiques) dont la seconde vientse surajouter on ne sait comment à la première… » {L'éioluiiurmisme…, Introd., p. vi), Fouillée essaie

« d'établir les principes d’un évolutionnisræ vraiment moniste, mais immanent et expérimental » 

(p. xi). Un Ici évolulionnisme ne saurait être exclusivement inccaniste, sans aboutir à l’explicationscientiliquement et philosophiquement inadmissiblede la conscicnce-éftiphénomèrie ou de Vidée-reflet. Ktc’est pour marquer le caractère propre de son système, en opposition avec les précédents, que l’auteurl’a appelé « philosophie des idées-forces. Si nousavons adopté, ajoute-t-il (p. xi), cette expressiontrès générale A’idée-force, c’est précisément pour yenvelopper tous les modes d’influence possible quel’idée |)eul avoir, en tant que facteur, cause, condition de changement pour d’autres phénomènes, etc., en un mot toutes les formes d’efficacité quelconque, par opposition aux idées-reflets… En outre, nousprendrons le mot d’idée ou de pensée au sens cartésien, comme exprimant les étals de conscience iiouseulement avec leur côté intellectuel, mais aussi avecle sentiment et l’appétition qui en sont inséparables. »

Le caractère général de la théorie ainsi établi, voyons comment l’auteur entend et justiUe l’interprétation nouvelle du monde qu il propose.

D’après lui, la raison, travaillant sur les donnéesexpérimentales élaborées par la science, nous faitconcevoir le monde comme une réalité intelligible(^Ssqiiisse…, c. i), « inlinie, infiniment inlinie, mais…eu mène temps une, cohérente, solidaire en l’inlinitéde ses parties », parce qu’elle est « la causalité inlinieet réciproque, partout causante et causée » (ib., p. 20y). Sans doute, « il y a discontinuité, au moinsapparente, dans les choses sensibles, et cette apparence est bien fondée dans des rapports qui sontexacts. Mais, sous la discontinuité, nous retrouvonstoujours la continuité ; jamais le vide absolu ne serévèle. Si donc il y a du fini, il y a toujours aussi, duCoté quantitatif, dans le temps et dans l’espace, del’inlini où le lini lui-même se détache. Toute étenduetinie enveloppe en soi l’inlini et est enveloppée parl’inlini ; de même pour toute durée. » (, ib., p. 27)Même, à vrai dire, « l’infini seul existe. Le fini n’estqu’uu certain nombre de relations considérées seulespar abstraction et n’ayant qu’une indépendancerelative, qu’une limitation relative. » (p. 34) « Toutbaigne dans l’infini et est infini. La réalité n’est pasdans un élément dernier ; elle est dans le tout etdans les touls concrets qui sont eux-mêmes dans letout. Il n’y a point d'éléments et le tout lui-mêmen’est pas un eo « i/.iosé d'éléments ; il est, et les diversêtres ne sont qu’en lui, et par lui. » (p. 35)

D’autre pari, « les êtres que nous connaissons etapprofondissons finissent toujours par nous révéleren eux-mêmes un mouvement, tout au moins unchangement, un devenir… La réalité n’est point enfermée dans l’adage géométrique et spatial de Parménide : l'être est, le non-étre n’est pas. L'être tendà être plus et autrement qu’il n’est : il n’est pas

immuable, parce qu’il n’enveloppe pas en soi laperfection, la satisl’aolion complète de soi. L'être est, en eifel, un ni.ius, un conalus. S’il est ainsi, on nepeut jamais dire qu’il soit comjjlet, achevé, lixédansdes limites immobiles, comme un portrait dansson cadre. » (p. 26) Leconcept de (cette) continuitédans le changement selon une règle, conduit à l’iiléed'érotution, … série de changements réglés qui va dupermanent au changeant, du changeant au permanent, pour aboutir, comme synthèse, à des existences de plus en plus individualisées, de plus en pluscapables de retenir en elles les changements passéset de reproduire des changements nouveaux. » (p. 177) « D’ordinaire, on considère surtout l'évolution sous le rapport de la permanence et du devenir, lîien plus, l'écf>le spencérienne la voit sous un aspectàpeu près exclusivement i|uantitatif et mécanique, …tandis que nous avons montré la nécessité de lasaisir sous un aspect dynamique, qui ne peut plusêtre un simple mécanisme. » (p. 178) En effet, si « lareprésentation humaine de l’univers… est statique, l'évolution même de l’univers est dynamique, et enmême temps rationnelle. » (p. 189) En d’autrestermes, si le mécanisme universel, sous forme dedéterminisme absolu, est la seule explic-ation scientifique des phénomènes matériels, « le philosophe, lui, à ses risques et périls, doit se poser le grandproblème de la production et de l’activité vraimentcausale » (p. xxix), « de l'évolution en train de sefaire. » (p. 178) Ce problème, le dogme de l'évolutionuniverselle, tout incontestable qu’il est, ne le résoutpas, mais ne fait que l’introduire ; car « l'évolutionmécanique présuppose… une évolution interne, etcelle-ci présuppose des lois plus radicales encore, dont elle n’est que le complexus… H fautse souvenir(en elTel) que l'évolution n’est pas une loi antérieureaux facteurs mêmes et les régissanlcomnie un code, mais qu’elle est la forme et le si^ne du processusappétitif qui constitue l’existence interne en nouset, vraisemblablement, en toutes choses. » (Evolulionnisme… Introd., p. Lin)

Ce processus, comment le saisir et en déterminerla nature réelle ? Pour Fouillée, la seule méthode légitime, c’est l’introspection psychologique, puisque

« c’est… dans la conscience qu’il faut descendre pour

trouver ce qui est. (Esquisse…, p. xxxiv) Leprincipe de la méthode ainsi posé, que nous révèlenotre propre expérience ? Elle « nous montre à lafois et le processus mécanique et le processus conscient de l’appétition ; et ce ne sont pas là deuxréalités disparates qui pourraient être indifférentesl’une à l’autre, ni deux « aspects » dont l’un, lemental, serait l'épiphénomène d’un phénomène ; mais c’est une même réalité en voie de développement qui se diversifie par la diversité des moyensde la saisir. » (Evolulionnisme…, '^. lix) En un mot, elle nous conduit à la théorie de Vidée-force.

L’auteur nous a déjà avertis que, dans celle formule, il entend donner au mot idée un sens trèslarge : « Nousappellerons i(/e’e.s…, précise-t-il dès lespremières lignes de VEtulutionnisme des idéesforces, tous les états de conscience en tant que susceptibles de réflexion et, par réflexion, de réactionsur eux-mêmes, sur les autres états de conscience, enfin. gràceà la liaison du physiqueet du mental, surles organes du mouvement. » (p. 1) L’idée ainsi entendue n’est donc pas pure représentation d’unobjet, elle est encore et surtout émotion et tendance :

« Toute idée… implique ce processus à trois termes

que nous avons appelé le processus appétitif : représentation, émotion, appétition… » (p. xxxvii) Cesj trois éléments, distingués par la réllexion, se trou vent unis, quoique à des degrés divers, dans une 907

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même réalité psycliologique ; toute idée, par le faitmême qu’elle éveille un sentiment, tend à se réaliser, autrement dit est une idée-force, « a une efficacitépour modilier ce qui est et faire exister ce qui peutêtre. » (p. xii) Bref, « tandis que, pour les systèmespurement méeanistes, la force de l’idée n’est qu’uneapparence, … la force de l’idée sera pour nous laconscience même de la réalité agissante, qui est denature appétitive et perceptive, par conséquent mentale.» (p. xv) De là « le caractère primordial et irréductiblede la volonté ou appétit. Si les idées sontdes formes mentales, c’est parce qu’elles sont desdirections de la volonté, d’abord sourdement conscientes, puis se multipliant par la conscience plusvive qu’elles acquièrent. » (p. xxxix) « L’évolulionde la conscience recouvre donc une évolution de lavolonté. » (p. xl) (1 La force que nous attribuonsainsi aux idées, explique par ailleurs Fouillée, neconsiste pas à créer des moui’emenls nouveaux nimême des directions nouvelles de mouvements quine résulteraient pas des mouvements antérieurs unefois donnés : mais il s’agit de savoir si, dans la réalité, nos mouvements peuvent être donnés sans desconditions psychiques en même temps que mécaniques, et si l’abstraction des facteurs psj-ohiques, légitime en physiologie, est légitime en philosophie. » (p. xiii) Concluons avec l’auteur : « Outre qu’elle estun monisme, la doctrine des idées-forces est doncun évolutionnisme à facteurs psychiques, et nonplus à facteurs exclusivement mécaniques. » (p. li)Jlais, nous le savons, « nous ne pourrons jamaisnous représenter le monde que d’après ce que noustrouvons en nous-mêmes : puisque nous sommes leproduit du monde, qui nous fait à son image et à saressemblance, il faut bien qu’il j’ait dans le grandtout ce qui est en nous. De là l’impossibilité pour unêtre vivant, sentant, pensant, de concevoirun mondeoù ne subsisterait rien de la vie, du sentiment, de lapensée ; un monde mentalement mort, sans traced’énergie psj’chique, serait aussi physiquementmort : ce ne serait plus qu’une abstraction, — etconséquemment encore une pensée. » (p. Lxxxii)Donc « on en vient nécessairement à dire : — D’unepart, les éléments des changements physiques sontà ces changements mêmes comme les éléments deschangements psychiques sont aux changements psychiques ; d’autre part, les changements psychiques etles changements physiques sont inséparables ; sidonc l’élément des processus mentaux est le processusélémentaire de Vappétition-sensation, il estnaturel, le monde étant i(r(, de transporter un processusanalogue, mais plus rudimentaire, sous les mouvementsphysiques. Si on ne le faisait pas, on enresterait à un dualisme inintelligible. » (p. XLViii)Ou bien encore : « Le processus réel de la nature, quiaboutit à faire tomber un corps, est tout différent dece que nous appelons la loi physique de la chute descori)S… Métapliysiquement, le corps ne peut tomberqu’en vertu de certaines actions et passions, de certainesénergiesintimes.Ou biennousne pouvonsnousfaire de ces énergies aucune représentation, quellequ’elle soit, pas plus une mécanique qu’une autre, ou nous ne pouvons nous en faire qu’une représentationpar analogie avec nous, avec ce que nous faisonset sentons nous-mêmes. » (p. lui)

D’après ce bref exposé, le monisme des idées-forcesest, comme le caractérise son inventeur lui-mêmedans un ouvrage postérieur, un « volontarisme intellectualistej (La pensée et tes nouvelles écolesantiintellectualisles, Acan, igii, p. /504). Le fond del’être, de tout être, est « la volonté de conscience », ou « l’immanence de l’être à la pensée n (ih., p. 18).Cette affirmation est sans cesse répétée et reparaît

encore dans l’ouvrage posthume (Esquisse…, p. 3) :

« Selon nous, cette réalité constitutive de l’être conscient

est la volonté ». Cette philosophie est sansdoute un idéalisme, mais « un idéalisme volontaristeIl (p. 13), « un idéalisme relatif », qui « consisteà croire que, partout, la réalité et la consciencesont inséparables. Si faible et si rudimentaire quepuisse être la vie consciente, elle est, pour l’idéaliste, la seule vie possible et la seule existence possible ; il y a partout quelque sentiment obscur, quelqueobscur appétit, quelque volonté qui est le vrai sujetdelà conscience. » (ib., p. 14, note) En un mol, touteinterprétation de la nature du réel apjmyée sur lascience et élaborée par la raison « aboutit nécessairementau monisme psxcliiqne, c’est-à-dire à une doctrined’unité fondée sur les faits intérieurs et quireprésente le monde entier comme analogue à la vieconsciente ou subconsciente. » (ib, , p. 212)

Il serait aisé, mais bien inutile, de montrer quel’évolutionnisnie des idées-forces, malgré la virtuositédialectique d’Alfred Fouillée, n’arrive à voileraucune des contradictions qui, nous aurons à l’établirplus loin, condamnent à l’avance toute interprétationstrictement moniste de la réalité ; on peut mêmeavancer que le talent incontestable du philosophe etspécialement ses dons de clarté et de logique se retournentcontre son système, parce qu’ils contribuentà y mettre en relief les incohérences. Nous n’examineronspas davantage en quoi cette interprétationnouvelle se rapproche, en quoi elle prétend se distinguerde philosophies contemporaines analogues, entre autres du volontarisme de Schopenhauer (voirau mot Panthéisme), de la volonté de puissance deNietzsche, du pragmatisme de William James ; cetexamen, l’écrivain a pris le soin de le faire lui-même, notamment dans La Pensée et les nouvelles écoles…(voir surtout Préface, p 11, suiv. et Conclusion). Nousnous contenterons, en renvoyant pour le fond de lathéorie à la réfutation générale qui termine cet article, de signaler ici brièvement quelques gravesdifficultés plus spéciales à la méthode de Fouillée et àson interprétation personnelle de l’unité.

Les premières tiennent au desseiu, avoué par lui.de tenter, au lieu de l’éclectisme vieilli du siècle dernier, une sorte de syncrétisme des principaux systèmesphilosophiques de toutes les éjioques, jnincipalementde la nôtre. De fait, il emprunte tour à tour, parfois en même temps, au phénoménisme et au substanlialisme(voir, par exemple, £olulionnisnie…, c. m), au subjectivisræ et au réalisme (id., c. Il etEsquisse…. c. i), au mécanisme (Esquisse…, c. vu)et à l’idéalisme, (//’., p. 13), au pragmatisme el à l’intellectualisiue(La pensée…, p. /lOo), à l’empirisme etau rationalisme ((/ ;., p. 401), à l’intuitionnisme et auconceptualisme (ib.), au déterminisme el au contingentisme(Esquisse…, c. xii), au pluralisme mêmecl au monisme (ih., c. xni). Sans doute il a la prétentionde ne demander à chacun des systèmes opposésque la vérité partielle ou relative qu’il peutcontenir ; mais cette prétention, d’ailleurs chimériqueen elle-même, n’a abouti chez lui qu’à une séried’échecs évidents. Déjà dans sa thèse sur ia Libertéet le Déterminisme (1872, 2= éd., Alcan, 1884), sonessai de conciliation avait entraîné de fait la suppressiondu libre arbitre, el il n’en pouvait êtreautrement : c’est vainement en effet qu’on se faitgloire d’avoir rendu a le déterminisme aussi dilatablequ’il est possible », dès lors qu’on l’a « toujoursmaintenu sous sa forme intellectuelle et moralecomme la loi de la pensée etde l’action >i(Esquisse…, p. 202). Appeler la contingence une idée-limite (ib., p. 203) et la liberté une idée-force dans le sens donnéà ce mot par l’auleur, c’est en nier la réalité, contre 909

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le témoignage irrécusable de la conscience individuelle.

Défaut non moins "'"ave : cette conscience, à laquelle il fait continuellement appel comme au seultémoin autorisé de l’objectivité de nos connaissances, nulle part il n’en explique l’unité et l’identité ; il lesallirme sans doute comme des données premières, mais toute sa pliilosophie en exige impérieusementla négation : non seulement en clfet s’enfermer dansle pUénoménisme, c’est renoncer à l’unité du moi ; mais écrire : « Il y a un tout inlini et continu donnéd’un seul coup et dans lequel, après coup, nous traçons des divisions, nous opérons des analyses codcepluelles suivies de synthèses ou compositions nonmoins conceptuelles » (Esquisse…, p. 33), n’est-cepas ou bien nier équivalemment l’individualité réelledu moi, ou bien la faire dépendre de cette consciencemême qu’il s’agit d expliquer ?

La contradiction est d’ailleurs au cœur même dela théorie, et le nom d’idée-force, qui a pour but dela dissimuler, la fait éclater de toutes parts. En vain, aux objections pressantes de M. Lalande dans cesens (Uev. philùsophique, t.LXXlII, Le volontarismeintellecluatisie), Fouillée répondait encore, peu demois avant sa mort ('i., p. ji) : o Nous n’admettonspas d’opposition et de dualité radicale, mais seulement des degrés de développement et de -npo^^oientre vivre et agir, entre agir et vouloir, entre vouloir et penser » ; la question est précisément de savoir s’il n’y a pas irréductibilité absolue entre lesphénomènes qu’onréunit arbitrairement sous le nomcommun d’idées. L’auteur a beau nous aflirmer, parexemple, que « nos idées abstraites sont des symboles d’images, dans lesquels uneimage simpleet pourainsidire aisément maniable, le son, devient un substitut d’autres images plus compliquées » (Evolutionn ; sHie…, p. 80) ; ce nominalisme, renouvelé de Taine, demeure impuissant à expliquer le caractère immatériel de l’idée, qui la distinguera toujours essentiellement de toute opération organique.

L’expression d’idéeforce couvre une autre équivoque. On l’a fait justement remarquer (Ch. Diîlmas, L'éi’olutionnisme des idées-foices, Etudes, t. LU, p. ^6), une idée, comme telle, n’est pas agissanteau sens qu’exprime le mot force, c’est-à-dire à titre decause eflicienle ; son iniluence, quand elle s’exerce, appartient à l’ordre de la cause finale et exemplaire ; les exemples d’apparence contraire qu’accumule Fouillée établissent seulement l’intime uniondes puissances de l'àme, union connue de tout tempset mise peut-être mieux en relief à notre époque. Maisunion n’est pas unité et, si on peut admettre l’identitéentre agir et vouloir, du moins quand il est question d’une action proprement humaine, impossibled’identifier penser et vouloir. En vain nous fait-onremarquer, pour parer l’objection, que ., p. 197). Sous une forme ousous une autre, comme le remarque M. Lalande dansl’article déjà cité, les termes mêmes de volonté deconscience supposent donc un dualisme foncier.

La même conclusion apparaîtra, et de façon plusévidente peut-être, si, sortant du moi, nous considérons l’ensemble des choses. Admît-on l’identitéréelle de l’idée et de la force, l’unité parfaite de lavolonté de conscience dans le vivant, « identifiercette tendance à l’essor total de l'être, proteste encoreM. Lalande, quelle amplification inconciliable avec

les faits ! » (H. philosophique, t. LXXIII, p. 14) Estce vraiment, comme on en afiirme la prétention, « seplacer en pleine réalité » et proposer une philosophie /o/irfee sur l’expérience » (/.a pensée.., , préface, p. xiv), que d’interpréter la matière brute entermes de volonté de conscience ?

De toutes les réductions qui s’imposent à un monisme conséquent, aucune n’est plus laborieuse(partisans comme adversaires l’admettent) ijue cellequi tend à unifier le mental et le physiciue. Fouilléese déclare sur ce point, non seulement contre le matérialisme et l’idéalisme absolus, mais contre la théorie du double aspect : a N’y a-t-il pas quelque chosed’un peu puéril, demande-1-il (Esquisse…, p. 817), dans la division en deux de l’univers, dans la dichotomie du mouvement et de la pensée, qui iraient chacun de son côté et par soi, et qui se trouveraient cependant toujours parallèles ? » Et aussitôt il ajoute : Il II n’existe, selon nous, t|u’une seule et uniqueréalité, océan immense dont les faits dits physiqueset les faits dits psychiques sont tous des flots, contribuant pour leur part à la tempête éternelle. Physique ouy).s></i/V/ » e, c’est simplement affaire de di’grés.nEt pourtant il dira quehiues pages plus loin (p. 3-20) : '< Il n’y a donc ni appétition sans mouvement, nimouvement sans une obscure appétition : le mouvement est un extrait du phénomène total, l’appétitionen est un autre extrait, avec cette dilférence quel’appétition représente quelque chose de beaucoupplus fondamental et qu’elle est, pour le philosophe, la vraie cause… Le mécani((ue, conmie tel, s’expliquemécaniquement et est l’objet des sciences de lanature ; le psychique, comme tel, s’explique psychologiquement et est l’objet des sciences de l’esprit ; mais, au point de vue de la réalité concrète, qui estcelui où se place la philosophie générale, où se placeaussi la morale, le psychique et le mécanique sonttoujours unis, et c’est le premier qui est le fondement du deuxième. » Auparavant il avait dit plusnerveusement (p. 153) : <i Mécanique et télcologiquesont deux aspects abstraits du réel, l’un de surface, l’autre de fond. » En quoi pareilles formules s'écartent-elles des hypothèses parallélistes ou du double aspect ? Plus loin pourtant (p. 867) il affirmerade nouveau : « Nous n’avons jamais conçu lephysiqueet le mental comme parallèles, ni comme doubleaspect, ni comme rapport d’un phénomène à un épiphénomène. Nous avons réfuté toutes ces théoriesdans V Evolutionnisme dos idées-forces, pour y substituer un rapport de simple correspondance et decoopération en'.re le mental et le physique. Cettecorrespondance n’est pas une reproduction de l’unpar l’autre, maisun retentissement final de l’un dansl’autre sous des formes qui ne sont plus [laralloles. » Mais, si cette correspondance n’est pas un parallélisme, et surtoutsi elle entraîne coopération, ne snppose-t-elle pas dans la réalité ce dualisme fondamental qu’on prétend exclure ? Hu rapprochementde textes de ce genre, M. Parodi croit pouvoir conclure : « Il semble… qnel’idéalisme volontariste…, siséduisant f|u’il soil dans son aspiration à tout concilier, tendance et raison, force et idée, niccanisnie etintelligibilité, reste suspendu entre deux conceptionsopposées, sans consentir à opter entre elles : le naturalismed’une part, l’idéalismepurde l’autre. » (llevuephilosophique, t. LXXVltl, p. 201-202) A moinsqu’on ne préfère dire simplement avec M. Uourb(et cette interprétation nous paraît plu- ; objectiveencore que la précédente) : « M. Fouillée substitue àV/dée-re/let le Mécanisme-reflet. Nos sens perçoiventen nous et autour de nous des mouvements, deschangements que nous appelons physiologiques, physiques, chimiques, mécaniques, et sous lesquels 911

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nous supposons des activités de même ordre, parceque nous n’y voj’ons rien de ce que nous concevonscomme mental et conscient. Erreur, ces forces n’ontrien de réel ; sous les apparences mccaniques sBcachent des réalités mentales ; le mécanisme, c’est-à-diretout le matériel, est une sorte de fantasmagorie, tout au plus un rellel, une ombre chinoise. Lemécanisme n’est pas, il n’agit pas : il représente.Toujours la philosophie de fanlaisie substituée à laphilosopliie d’observation ! » (Les idées-forces deM. Fouillée. Etudes, t. LXl, p. ; lo5)

Avant de quitter le monisme des idées-forces, n’est-il pas permis de se demander si le championd’un pareil système était en droit de se montreraussi âpre qu’il avait pris l’habitude de l’être àl’égard des philosophies opposées à la sienne, sansse faire toujours scrupule d ailleurs de les dénaturerpour en triompher plus aisément ? Dans un écritque nous avons déjà cité, le dernier peut-être quisoit sorti de sa plume, il se gendarme contre lesdivers inconnaissables que certains modernes invoquentcomme suprême raison des choses, « Forceimaginée par Spencer, … vouloir-vivre diaboliquecomme celui de Schopenliauer, … je ne sais queldivin essor de vie non moins mystérieux, … substancedes anciens, X transcendant qu’on n’a plus ledroit d’appeler volonté… » (Ke^’. pliil., t. LXXIII, p. 72) et leur oppose victorieusement sa « volontéde conscience » ; mais ce « certain vouloir spontané, au delà duquel l’analyse ne peut descendre)), il areconnuautrefois qu il est « impossible de le délinir » et que son opération « doit échapper non seulementà la délinition, mais à la représentation proprementdite » (E>olutionnisme…, p. xLii)- S’il en est ainsi, comment se distingue-t-il « des noumi nés inaccessibles, principes cachés dans un éternel abîme » dontil ne veut à aucun prix (art. cité, p. 72) ? Il nousrépondra sans doute que vouloir, à la différencedes inconnaissables, est du moins saisi immédiatementen nous par la conscience. Fort bien ; maisalors, pourquoi avoir toujours parlé avec tant dedédain du Créateur admis par le spiritualisme en lequalifiant, très injustement d ailleurs, d’  « Hommeéternel » (Efolutionnisme..,. p. xlix) ? Ce reproched’anthropomorphisme, fût-il mérité, ne se retournet-ilpas contre 1 hypothèse qui explique la chute descorps par une « volonté de conscience » ? Relevonsenlîn, toujours dans le même article, cette confessionqui a son prix : « Quant à l’existence du multipleau sein de l’unité, sans laquelle il n’y auraitpas de monde, c’est le mystère premier, qu’aucunephilosophie ne peut ni nier ni expliquer. » (art. cité, p. 73) Nous concédons volontiers que la coexistencede l’un et du multiple, ou mieux de l’inlini et dufini, du nécessaire et du contingent, reste pour laraison humaine un mystère, idenliipie d’ailleurs àcelui de la création ex niliilo, à la((uelle l’auteurdéclarait préférable « même l’hypothèse la i)lusgrossière » (Ai’enir de lo métaphysique, Alcan, 1889, p. 5, note). Seulement il nous semble évident que cemystère se transforme dans lout monisme, quelqu’il soit, en une inéluctable contradiction, contradictiondont la tentative avortée de Fouillée est, pensons-nous, une confirmation éclatante.

d) A Fouillée il est tout naturel de joindre unautre philosophe qui lui était étroitement uni parles liens de la famille et de la doctrine, Jean-MarieGuYAU (1 854-1 888). Plus sociologue, il est vrai, quemétaphysicien et moins logicien que psychologue, âme de poète et d’artiste plutôt qu’intelligence pénétranteet, somme toute, en dépit des affirmationsde ses admirateurs, littérateur brillant plus peut-êtreque penseur de marque, il ne s’est pas tant

préoccupé de réduire en système cohérent ses idéessur le monde que de fonder ce qu’on a appelé depuisune « philosophie des valeurs ». On n’en trouve pasmoins chez lui l’alUrmalion du monisme à « doubleaspect », toutefois sous un concept nouveau ; bienqu’il souscrive dans une certaine mesure à l’hypothèsedes idées-furces (Esquisse d’une morale sansobligation ni sanction, 4° éd., Alcan, 1896, p. 108), ilcroit trouver dans la fie « une notion plus humainepeut-être, plus subjective, mais, après tout, pluscomplète et plus concrète ((ue celle de mouvementcl de force » (Irréligion de l’avenir, ! , ’éd., Alcan, 1890, p. 433).

C’est donc dans l’idée et dans la réalité de la vieque se résout, d’après lui, le prétendu dualisme del’esprit et delà matière. Au surplus, ce mot de vie, remarquons-le, Guyau ne le prend pas dans le sensbiologi(iue du monisme transformiste, mais « en unsens psychologique, ou même plus que psychologique, comme objet et sujet d’expérience immédiate àla racine de tout phénomène externe ou interne, detoute sensation, de toute idée, de tout ce que présupposece que nous éprouvons quand nous disons : Je me sens vivre. » (FouiLLiiE, l.a doctrine de la viechez Guyau, liev. de mélaiili. et de morale, t. XIV, p. 530) Vie, dans ce sens, dit avant tout spontanéitéinterne » (/7^, p. ôi’j) et aussi « fécondité » (p. 522 et Irréligion…, i).438). Cette théorie monisten’est donc " ni un pan-mécanisme, ni un pan-dynamisme, ni un pan-psychisme ; elle est un pan-animisme» (FouiLLiiiî, ih., p. 629). Entendons-le d’ailleursnous exposer brièvement lui-même son interprétationpersonnelle (Irréligion…, p. 437) : « L’unité fondamentaleque désigne le terme de monisme n’est paspour nous la substance une de Spinoza, l unité absoluedes Alexandrins, nila force inconnaissable deSpencer, encore moinsunec » ((se/in « /e préalablementexistante comme dans Aristote. Nous n’aflirnionspas non plus une unité de figure ou de forme qu’offriraitruniers. Nous nous contenions d’admettre, par une hypothèse d’un caractère scientifique enmême temps que métaphysique, l’homogénéité detous les êtres, l’identité de nature, la parenté constitutive.Le vrai monisme, selon nous, n’est nitranscendant ni mystique, il est immanent et naturaliste.Le monde est un seul et même devenir ; iln’y a pas deux natures d’existence ni deux évolutions, mais une seule, dont l’histoire est l’histoiremême de l’univers. Au lieu de chercher à fondre lamatière dans l’esprit ou l’esprit dans la matière, nous prenons les deux réunis en cette synthèse quela science même, étrangère à tout parti pris moralou religieux, est forcée de reconnaître : la vie. Lascience étend chaque jour davantage le domaine dela vie, et il n’existe plus de point de démarcationfixe entre le monde organique et le monde inorganique.Nous ne savons pas si le fond de la vie est

« volonté », s’il est « idée », s’il est « pensée », s’il

est sensation », quoi(]ue avec la sensation nousapprochions sans doute davantage du point central ; il nous semble seulement probable que la conscience, qui est tout pour nous, doit être encore quelquechose dansledernier desêtres, et qu’il n y apas dansl univers d’être pour ainsi dire entièrement abstraitde soi. Mais, si on laisse les hypothèses, ce que nouspouvons affirmer en toute siireté de cause, c’est quela vie, par son évolution même, tend à engendrer laconscience ; le progrès de la vie se confond avec leprogrès même delà conscience, où le mouvement sesaisit comme sensation. Au dedans de nous, tout seramène, pour le psychologue, à la sensation et audésir, même les formes intellectuelles du temps et del’espace ; au dehors de nous, tout se ramène, pour le 913

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physicien, à des mouvements ; se/inr el se moiiioir, voilii donc les deux formules qui semblent exprimerl’univers intérieur et extérieur, le concave et le convexe des choses ; mais senlir qu’on se meut, voilà laformule exprimant la vie consciente de soi, encoresi peu fréquente dans le grand tout, qui pourtants’y dégage et s’y organise de plus en plus. Le progrès mèuie de la vie consiste dans celle fusion graduelle des deux formules en une seule. Vivre, c’esten fait évoluer vers la sensation et la pensée. »

Si l’on voulait désigner d’un nom spécial cettedernière forme de monisme, on pourrait l’appelersoil aveeGuYAU lui-même, le Xaturalisme moniste, soit plus simplement, bien que le mot ait d’ordinaire un autre sens, le ÎSattirisnie. Au reste, morneen |)assant condamnation sur les hypothèses gratuites, voire les contre-vérités évidentes qui émaillent celle page de l’Irréligion de /' « i’e « (>, la théoriedu double aspect, pas plus sous ce nom et souscelle forme que sous les autres, ne supporte le plussuperflciel examen. L’idée de vie peut sans douteservir, comme d’autres idées très générales, à unifier les connaissances philosophiques, en les groupant de façon utile ou harmonieuse, surtout quandon se propose, comme Guyau, de les envisager aupoint de vue esthétique, moral ou sociologique ; mais, transportée dans l’ordre du réel, une telle solution du dualisme manifesté par les choses, n’estpas vme explication, c’est un pur escamotage. Demême que dire avec Taine que toule chose a un dedans et un dehors, n’est pas expliquer comment lemême être traduit au dehors des i)ropriétés aljs<jluescontradictoires de celles qui le constituent au dedans ; ainsi alTirmeravec Guyau que la vie consiste ào sentir qu’on se meut n ne dinjinue en rien le mystère de l'évolution, grâce à laquelle « le mouvementse saisirait comme sensation ».

Une réfutation plus complète de ce dernier système, comme de tous les précédents, ressortiraau surplus de la discussion générale du monismequi nous reste à présenter dans un dernier paragraphe.

VIII. Réfutation générale. — A. Le monisme

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Avant de mettre en lumière les absurdités que recouvre toute interprétation strictement unitaire dumonde, il ne paraît pas inutile de présenter quelques remarques préliminaires sur les procédés d’exposition et de déraonstralion généralement suivispar ses partisans : tels sont en effet les vices deméthode révélés par ce premier examen, quilssutliraient pour enlever toute valeur aux conclusions.

En parlant de ces vices rédhibitoires, nous nefaisons pas allusion aux préjugés d’ordre moral oureligieux, qui dans bien des cas imposeraient plusou moins inconsciemment à l’esprit le sens de sesrecherches dans ces hauts problèmes spéculatifs quidominent nécessairement toute la pratique de la vie.Même sans faire état de certains aveux dépouillésd’artifice et à condition de réserver la question debonne foi, on peut, il est vrai, alTirmcr sans témérité que les convictions philosophiques des monistes, comme celles des athées, procèdent le plus souvent, psychologiquement parlant, de considérationsétrangères aux seules données de l’expérience et dela raison ; toutefois, si ces dispositions subjectivessont une mauvaise préparation à la recherche impartiale de la vérilé, elles échappent, de leur nature, à la discussion et n’infirment pas nécessairementl’objectivité delà thèse soutenue, tant, bien entendu, qu’elles ne sont pas, comme il arrive parfois, sous

une forme ou sous une autre, transformées en arguments.

C’est à l’ordre logique, au contraire, qu’appartiennent les vices essentiels de méthode qu’il importe de relever dans les prétendues démonstrationsdu monisvne. Le premier et le plus grave de tous, c’est qu’elles reposent finalement tout entières surdeux postulats qui, s’ils ne constituent pas une purepétition de principe, ne sont rien moins qu'évidents. Ces deux postulats sont ceux de l’unité ontologique de l'être et de la nécessité de son évolutionprogressive.

») Pour commencer par le dernier, commentétablir que le progrès est la loi universelle et constante de l'être ? Plusieurs auteurs contemporains, étrangers pourtant aux préoccupations religieuses, le contestent absolument, au nom même de l’expérience et dans des matières bien diverses : tels UeNOUviER et M. Gaston Kichard, M.Vi, André Lalandhet D. Parodi, le physiologiste belge Jean Demooret l’anthropologiste américain Franz Boas, d’autresencore. Peut-on, en dépit des faits en apparence contraires invoqués par ces auteurs, donner la loi duprogrès comme la conclusion d’une induction légitime, basée sur un nombre sullisant de vérifications indubitables ? Ce semble être la pensée deVacherot, suivant lequel, nous l’avons vu, « la loidu progrès, pour être une révélation de l’expérience, n’en trouve pas moins son explication dans laraison… Le progrès est inhérent à la réalité, demême que la perfection l’est à l’idéal. Il est certainque cette loi essentielle de la réalité, cet attribut duDieu vivant n’a pu être conclu de la nature mêmede l’Etre universel qu’après avoir été signalé parl’expérience… La réalité est nécessairement en progrès, parce qu’elle est l’acte d’un principe qui est laperfection en puissance. Tel est le caractère de laplupart des explications rationnelles. C’est le fait quirévèle l’idée ; mais c’est l’idée qui marcque le fait dusceau de la nécessité. » (/.a Métaphysique et la Science, II, p. 636-637) Autrement dit, l'état actuel du monde, tel que nous le révèle l’expérience, ne peut s’expliquer, dans un système strictement unitaire, cpi’enfaisant de l'évolution progressive la loi même de laréalité : les monistes n’ont pas en effet, sous peinede grever leur système d’une contradiction de plus, la ressource de faire, avec M. Georg Simmel (voirliev. de Met. et de Mor., t. XX, p. 855, suiv.), decette loi du progrès une pure idée du sujet pensant. S’il en est ainsi, c’est, en dernière analyse, del’unité même de l'être qu’ils infèrent, sous uneforme ou sous une autre, la nécessité de l'évolution ; mais, dans cesconditions, l’objection n’est pasrésolue, elle n’est que reculée et le postulat duprogrès n’a d’autre valeur de certitude que celuimême de l’unité ontologi « jue de l'être, dont il est laconséquence.

b) Or, cette unité de l'être, principe essentiel detoute leur doctrine, de quel droit les monistes l’affirment-ils ? A en croire iilusieurs, elle s’imposerait àla raison comme une évidence immédiate : c’est ceque répète, par exemple, Vachtrot en toute occasion : « Cet Etre universel, infini, nécessaire, absolu, nous est donné tout d’abord dans toute sa réalitépar la raison, au sein des choses finies, contingentes, relatives, que nous atteste l’expérience… Il est doncentendu que la raison pose a priori le Cosmos, c’està-dire l’Etre universel dans sa réalité. >) (La Métaph.et la Se, II, p. 606) « Que nous dit la raison sur leMonde ? Qu’il est infini, nécessaire, absolu, que l'êtrey est continu… Or, si l'être est partout et toujours, s’il n’est pas possible d’y supposer le moindre vide, le moindre intervalle, il s’ensuit que les distinctions 915

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et séparations que nos sens y perçoivent sont purementrelatives aux formes de Téire, qu’elles n’excluenten rien la continuité et l’unité substantiellede l’Etre universel. Voilà la conception cosmique, dans sa pureté rationnelle ; l’analogie et l’inductionn’y sont pour rien. » (ii., p. 608) a La raison conçoita priori l’unité de l’Etre universel. » (p. 609)

Que penser de ces allirmations audacieuses, quirompent si ouvertement en visière avec le sens commun ?Vaclierot demeure-t-il fidèle à sa prétentiond’appuyer sa métaphysique sur la science positive ?L’expérience et la conscience même de notre personnaliténe nous attestent-elles point l’irréductibilité foncièredes substances créées, surtout des substancesintelligentes ? N’est-ce pas le pluralisme qui paraît ànombre de penseurs contemporains, en dehorsmême de la question de la i)ersonnali[é divine, imposépar l’élude approfondie de la nature ? Pour neparler que des théories les plus récentes, qu’il suffisede rappeler, outre l’opinion catégorique despraginalistes américains, de Schiller, surtout deWilliam Jasiks, le livre d’un auteur français, M. Boex-BoREL, plus connu sous son pseudonyme de romancier(J. RosNY aîné), mais qui, dans Le Pluralisme(Alcan, igoy), se montre au courant des sciencesphysiques non moins que des sciences morales.

Sans doute les monistes nous répondent que lepluralisme phénoménal ne peut être, pour la philosophie, qu’une attitude provisoire : «. Apercevoir lamultiplicité du tout, cela est bien ; apercevoir enmême temps l’unité du tout, cela est mieux encore.(FoniLLÉE, Esquisse…, p. 206) « Les pluralistes reconnaissentque l’expérience même nous montre lesp.irlies reliées à d’autres parties par des relationsobservables. » (it., p. 208) (L’expérience) « vousmontre seulement certaines parties reliées à d’autresparties, c’est par un besoin de l’esprit que vous universalisez ; soyez logique et comprenez que c estprécisément la conception plus ou moins claire d’untout-un, systématiquement lié par la loi de causalitéréciproque, qui vous fait chercher des causes particulièrespour chaque chose, pour chaque partie. Dèsque vous allirmez une cause, vous allirræz toutes lescauses » (’i-, p. 20g). Il y a bien des années queBomAC avait écrit avec plus de clarté et d’exactitude(Idée du phénomi^ne, Alcan, 1894, p. 31 ! i)’  « Sinous nous demandons quelle est la tendance dominantede la philosophie spéculative à notre époque, nous pouvons, ce semble, la désigner par ce seulterme : Le monisme. — En un sens, tout ? philosophieest raonisle par définition, par essence : car le butde tout système philosophique, n’est-ce pas de ramenerla multiplicité infinie des choses à l’unitéd’un principe qui les explique ? »

A cette dernière formule nous souscrivons sanspeine, mais nous contestons absolument les conséquencesarbitraires que les monistes veulent entirer. Nul doute qu’un aspect m>me superficiel deschoses et, à plus forte raison, les découvertes incessantesdes sciences d’observation n’attestent l’ordreadmirable du monde et la philosophie traditionnelleen a même tiré un de ses arguments les plus classiquesen faveur de l’existence d’un Dieu personnel etintelligent. La doctrine de la création une foisadmise, rien d’étonnant que notre raison cherche àmieux saisir et à retrouver, autant que le lui permetsa faiblesse, au sein de la multiplicité des chosescontingentes, l’harmonie et l’unité de plan conçuespar la sagesse divine ; rien d’étonnant non plus quenous puissions réunir logiquement, sous le conceptuniversel de l’être, tous les objets de notre connaissance, puisque, si imparfaits soient-ils, ils imitentIons à leur manière l’Essence infinie, exemplaire

éternel de toute réalité. La réduction ainsi entenduede la (I pluralité donnée par les sens u à l’unitéconçue par la raison », Ernest Xaville, dans son allocutionprésidentielle au congrès de philosophie deGenève en 19O4, non seulement l’admettait, mais necraignait pas de la déclarer, à rencontre de toutmonisme athée, la seule rationnellement recevable : o La doctrine de la création, y aflirmait-il avec unecourageuse franchise, de la création au sens absoludu terme, est la seule qui offre une solution satisfaisantedu problème… Je pense que tout monismequi, pour affirmer l’unité de l’univers, ne remontepas jusqu’à l’acte d’un créateur libre, est un monismefaux, y (Congrès international de philosophie, Genève, Kiindig, igoô, p. 46)

Contentons-nous, au point où nous en sommes dela discussion, d’aflirmer du moins que les exigencesde notre raison se bornent à nous suggérer, à nousimposer, si l’on veut, pour notre conception deschoses, une unité logique sans cesse plus parfaite, fondée sur l’ordre et l’harmonie que révèle la réalité ; eu d’autres termes, le monde, loin d’être un toui-billond’éléments chaotiques, se manifeste à nouscomme cosmos, comme univers. Dans ce sens, maisdans ce sens seulement, nous acceptons la formulede Focillée sur le tout-un systématiquement lié » ; nous admettons aussi avec lui ce qu’il écrit quelquespages plus loin (Esquisse…, p. 214) : « Comprendrephilosophiquement, ce n’est pas se contenter de ramenerau moi, je veux dire, au fond conscient oupréconscient du moi, tous les autres objets de lapensée » ; mais nous refusons de le suivre, quand ilajoute immédiatement : Cela consiste aussi à lesramener chacun au tout, à les interpréter par le tout, autant que nous pouvons le concevoir. H y a danschaque être particulier quelque chose de tous lesautres, quelque chose du tout : le tout est dans chacun.C’est ce quelque chose que la philosophie doitretrouver, de manière à lire l’universel dans l’individuel.Supprimez ce monisme essentiel qui présuppose, mais domine le pluralisme, et vous supprimezla philosophie elle-même. » Prétendre identifierla philosophie avec le monisme ainsi entendu et, dans ce but, conclure de l’unité conceptuelle de l’idéed’être à l’unité ontologique de l’être réel, c’est, detoute évidence, commettre une formidable pétition deprincipe.

c) Le plus étrange, c’est que de cette pétition deprincipe, nombre de monistes ne semblent pas sedouter. A les lire, on croirait qu’ils s’imaginent vraimentavoir cause gagnée par le seul fait que tout leconnaissable peut être réduit à un systèmed’explicationslogiquement lié. Il est facile de voir que cettesupposition est sous-jacenle, par exemple, commenous l’avons signalé déjà (col. 881), à la conclusiondu U’Stei.n, dans son opuscule Dtialismus oder.Vonismus ?De la tendance inéluctable de notre penséeà l’unité logique, il infère sans hésiter le monismeontologique. Le même postulat paraît bien dominertoute l’argumentation de Focillée ; mais il na devaleur et même, à vrai dire, de sens intelligible qu’àcondition d’admettre le subjectivisnie absolu, c’est-à-direde s’appuyer sur un nouveau postulat, plusgratuit encore et plus ruineux que le premier. Vainementsemble-t on parfois faire appel à un autreprincipe un peu différent, mais tout aussi contestableet qui de plus, fût-il accordé, n’autoriserait nullementla conclusion qu’on en tire, au principe durelativisme : sile non-moi ne nous est pas inaccessible, du moins ne pouvons-nous, assure-ton, le concevoirqu’en fonction du moi ; d’où nécessité, toujoursd’après Fouillée, d’admettre que toute réalité n’estque volonté de conscience plus ou moins imparfaite : 917

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1 Ce qu’on ne peut sui)poser, aflirnie-t-il après avoirréfuté l’idéalisme absolu, ce n’est pas l’annihilation detout être pensant, au sens propre du mol, mais detout être qui n’aurait absolument rien des élémentspsychiques que nous découvrons en nous-mêmes parla conscience ou pressentons dans la subconscience.Ce qui n’ollrirait plus absolument rien d’analogue ànoire existence psychique, ce qui n’en pourrait èlreconçu comme une diminution ou une amplilicalion, n’est pas pour nous concevable d’une conception positive : c’est un X qui ne peut pas se distinguer dezéro. » (/151jr « ’S5C…, p. i’)) Ici encore, comment n’a-t-ilpas vu que la distinction très siuqde qui vient de luiservir à renverser victorieusement le sophisme desidéalistes tiré de la nécessité de la pensée, se retournecontre lui, dès qu’on la transpose en termesde i’olonté de cunscience ? « Si je suppose l’absencede toute volonté de conscience, pouvons-nous luidire en empruntant ses formules (voir ih.), je neplace pas cet anéantissement au moment même oùj’ai conscience, ce qui serait en effet contradictoire, mais avant que moi et tous les autres êtres conscientsayons commencé d’avoi- conscience, ce qui n’est nullementcontradictoire. » De ce que nous nous atteignonsdirectement par la conscience comme êtres psychiques, il ne suit en elTet nullement, la raison fondéesur l’expérience nous l’atteste, que toute réalité ennous et hors de nous nous apparaisse comme psychique : pour la pensée normale, le contradictoire dunéant, c’est l’être, ce n’est ni l’idée-force ni la volontéde conscience.

(/)L’évolutionnisme, pour justifier, dans la questionde l’unité de l’être, le passage du subjectif à l’objectif, recourt à une considération d’un autre genre : la connaissance étant le terme de la lente évolutiondu cosmos et les organes qui nous mettent en communicationavec l’extérieur étant à la fois tirés del’étofTe même des choses et façonnés par la longueinteraction de l’objet et du sujet, la nature du réelse révèle nécessairement dans le mental qui en dérive, ou, pour parler plus exactement, le secondn’est que le premier prenant pleine conscience delui-même. Nous avons rencontré ce raisonnementchez Ardioo, et Fouillée à son tour ne se lasse pasde le répéter : « Le fil de l’analogie avec notre consciencene nous abandonne jamais, nous dit-il, dansle labyrinthe de la Nature… L’intelligence n’est pasen dehors du reste, en dehors du réel ; elle est le réelmême parvenu à l’existence pour soi » (Esquisse…, p. Lxii), et plus loin : « L’âme entière est la réalitémême parvenue au plus haut point de son évolution.On a donc le droit, quand on interprète le monde, de placer au fond des choses le germe de tout ce quenous trouvons développé en nous-mêmes. » (ib, , p. Lxiv ; comparer Evolutionnisme…, p. lxxxii)Nous ne prétendons pas au reste que, en invoquantainsi l’explicaticn évolutionniste de la connaissancepour justifier l’accord qu’ils affirment, sur cette questiondu monisme, de l’être avec la pensée, nos adversairesaient l’intention d’apporter un argumentproprement dit, qui constituerait une pétition deprincipe trop évidente, cette explication supposantnécessairement la vérité même de l’Iiypothèse qu’ils’agit d’établir. Leur seul dessein est sans doute defaire ressortir la cohérence interne de leur système.Si l’intelligence humaine, veulent-ils dire apparemment, est, comme nous l’admettons, le terme dernierde l’évolution de l’être primitif, rien d’étonnantqu’elle porte l’empreinte et qu’elle garde commel’obsession de l’unité réelle de son principe.

Même entendue dans ce sens, l’interprétation proposéenous paraît insoutenable, tant elle dénatureles vraies données de l’expérience. Autant, en effet,

la conception harmonique de l’ensemble des chosesà laquelle tend naturellement notre esprit répond, comme nous le remarquions plus haut, à l’idée d’unplan extérieur réglant l’influence réciproque d’êtresessentiellement difl’érenls, autant elle écarte l’hypothèsede l’évolution nionistique. Nos adversaires ontcoutume de traiter d’illusion anthropomorphique ladoctrine des causes finales telle que l’admettentceux qui croient à la Providence divine ; mais, debonne foi, ne s’imposc-t-elle pas à une raison exemptede préjugés comme la seule explication valable ducosmos ? Surtout n’y a-t-il pas anthropomorphismebien moins justifiable dans la prétention de transporterà l’univeis entier la finalité purement immanentequi nous apparaît comme le privilège exclusifde l’être pensant ?

e) De plus, s’il est vrai, comme le remarque E. Boi-RAC, que « lebutde toutsyslème philosophiqueest deramener la multiplicité infinie des choses à l’unitéd’un principe qui les explique », impossible de nier, en présence de la diversité des interprétations proposées, que la tentative apparaît singulièrement laborieuse, dès lors qu’on entend demander ce principeau monde lui-même. Insistons sur cet argumentde fait, dans lequel les monistes mêmes ne peuventrefuser de voir une grave objection contre leur hypothèse : ce sera le résultat le plus fructueux, et peut-êtrel’excuse des développements qu’on a cru devoirdonner à l’exposé des systèmes. Ce que Cousin disait, il y a un siècle, de la a. guerre civile du panthéisme », es.1 toul aussi vrai de son succédané actuel, le monisme.On a pu le constater : d’accord pour écarterla solution déiste, nos adversaires cessent de s’entendredès qu’il s’agit de la remplacer et de ramener, dans ce but, l’opposition apparente des phénomènesà l’unité réelle d’une existence s’expliquant par elle-même.Les uns, mutilant la connaissance, ou bienn’admettent d’autre donnée objective que celle quitombe sous les sens et qualifient sommairement1 autre d’épiphénomène ; ou bien, tout au contraire, pour se débarrasser de l’élément matériel, le réduisentà une représentation subjective et à un conceptidéal. Les autres, faisant profession d’accepter toutle donné, veulent nous persuader que la réalité, sousles deux aspects en apparence irréductibles qu’ellerevêt pour les sens et ])our la conscience, demeureau fond identif|ue à elle-même : suljterfuge aussivain que les précédents. La pluralité foncière dumonde fait éclater de toutes parts le monisme conceptuelsous lequel on prétend l’emprisonner ; larupture dont on pense avoir eu raison en un pointreparaît soudain ailleurs : bref, la multitude mêmedes explications qui se succèdent et souvent se combattentne fait que mettre en plus vive lumière lepeu de vraisemblance du postulat initial commun.Comment, en effet, expliquer et la difficulté inextricabledu problème et la diversité des solutionsapportées, si le monisme ontologique est la vérité ?Comment, si l’être saisi sous la successionincessante et prodigieusement variée des phénomènesest unique, ne trahit-il sa vérilalile naturepar aucune propriété, aucun attribut universel etconstant ?

f) Ce problème insoluble, il s’est trouvé sans doute, de temps à autre, des philosophes pour tenter de lesupprimer, en mettant audacieusemenlsur le compted’une illusion la multiplicité des êtres réels : c’estleur prétendue distinction qui, loin d’être une donnéede l’intuition immédiate ou une exigence de lascience, constituerait, à en croire certaine école contemporaine, un pur postulat, le postulat du niorcetage.(voir Bergson, Matière et Mémoire, 2" éd., Alcan, 1900, p. 218, 219) 819

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A cette fin de non-recevoir, vraiment trop sommaire, il suffit de répondre avec Mgr Farces (L’acteet la puissance, )’éd., Berclie et Tralin, igog, p. 161) :

« Lequel des deux prétendus postulats, du « morcelage

» ou du « monisme », mérite réellement ce nomplus ou moins dédaigneux de « postulat » ? Le raorcelage, c’est-à-dire la distinction réelle des êtres cosmiques, par exemple, de vous et de moi, du fils etdu père, ou des hommes et des animaux entre eux, est-ce vraiment un postulat, une supposition nouévidente et gratuite ? Ne serait-ce pas au contraire unfait, le plus universel et le plus indéniable des faits ; une donnée première de l’expérience, laquelle poseà la fois le mouvement réciproque des êtres cosmiqueset leur multiplicité ? Au contraire, est-ce unfait sensible et évident que cette continuité substantielleet cette unité du grand Tout dont on nousparle ? Qui a pu jamais la voir et la constater, cetteunité ?… En conséquence, le postulat du monisme…est une hypothèse systématique et artificielle, qu’onne saurait prendre pour point de départ de la philosophie, sans une énorme pétition de principes, vCette conclusion sera aussi la nôtre.

^) Il nous reste toutefois, pour compléter cettepremière partie de notre réfutation et pour préparerla seconde, à discuter une solution plus radicale encoreque la précédente, solution remontant à unevingtaine d’années et dont l’inventeur ne se proposaitd’ailleurs nullement de faire triompher la doctrinede l’unité ontologique de l’être : à titre depositiviste convaincu, Eugène de Robkrty (18.V31giô), sociologue d’origine russe devenu professeurà l’Université nouvelle de Bruxelles et à l’Ecole deshautes études de Paris, ne voit en effet dans ce qu’ilapi>elle a le monisme uUrarationnel ou transcendant... qu’une fin de non-recevoir et une défaite del’idée unitaire elle-même. » (Recherche de l’unité, Alcan, 1893. p. 211) Aussi le seul monisme qu’ilconvienne, d’après lui, d’établir et que lui-mêmepoursuive d’une recherche incessante, c’est un monismelogique : mais ce monisme logique, tel qu’ill’entend, étant plus absolument encore que l’autre, exclusif de toute croyance en Dieu, force nous estbien de l’exposer et de le juger aussi brièvement quepossible.

L’auteur, en dehors de ses recherches sociologiques, semble, d’après ce qu’il nous déclare lui-même, avoir assigné à son activité intellectuelle un doubleobjet : tout d’abord (/.’.ancienne et la Sou^’elle Philosophie, Alcan, 1885), fonder la vraie philosophie, la seule digne de ce nom, la philosophie des sciences, destinée à remplacer enfin « ces hypothèses généralesqui suppléent au savoir absent », décorées dunom de métaphysique et qui sont à la philosophiede la raison « ce que l’alchimie est à la chimie moderneet l’astrologie à l’astronomie » (p. 314) ; maisil s’est proposé une seconde mission, plus modeste, encore que laborieuse, et d’ailleurs en relation étroiteavec la première, celle à’exorciser l’/ncnnniiissable, ce dernier « fantôme du passé théologique de l’humanité» (Inconnaissable, Alcan, 1889, p. 56). Leprocédé ébauché à cette fin dans ce dernier ouvragea été développé dans la Recherche de l’unité ; il s’appuiesur ce que l’auteur nomme « l’identité des contrairessurabstraits ». « Si la loi de l’identité descontraires, nous assure-t-il, était reconnue commeune véritable découverte psychologique, la croyanceà la chose en soi, le dualisme de la connaissanceaurait sûrement vécu. » (Recherche de l’unité, p. 46)Voici en quoi consiste cette loi merveilleuse,.appelons

« surabstraits » les idées tellement générales

qu’elles ne peuvent faire partie d’un genre supérieuret rangeons-les en couples où l’une apparaisse comme

l’opposée de l’autre : par exemple, chez Descartes, l’Infini et le fini, Dieu et le monde, et aussi l’espritet la matière, — chez les modernes l’Absolu et lerelatif, le noumène et le phénomène, l’Inconnaissableet le connaissable. Cette classification opérée, l’auteur, avec l’assurance si plaisamment dogmatiquequi caractérise son « hyperpositivisme », nousrévèle que l’opposition nominale apparente entre lesdeux termes de chacun de ces couples voile une parfaiteéipiivalence et une identité réelle. Ainsi « l’infinin’est, selon la loi de l’identité des contraires, quele fini pur ou abstrait, soit, en ce sens, l’universel, l’attribut présent dans toutes les réalités. » De même

« Dieu ne signifie rien, s’il ne signifie l’univers ou

l’idée abstraite quenous enavons. » (id., p.47)En applicationde la même théorie, l’auteur nous avait déjàdéclaré plus brutalement dans L’/nconnaissulite(p. 15a) : <c Dieu est une négation, … la négation cachéedu concept positif de l’univers, qui comprendces deux autres concepts, le monde et l’homme. » El plus loin (p. 160) :.< On ne saurait trop insistersur cette vérité que Dieu est la notion qui rassembleen une classe universelle toutes les négations partielles, déjà préalablement réduites à deux grandsgenres : la négation du monde et la négation del’homme. C’est la négation suprême, le zéro le pluszéro, si l’on peut s’exprimer ainsi, car il contient etembrasse tous les autres zéros. Mais en vertu de lamême loi, et quand on analyse les cléments isolés quicomposent ce concept (ce que l’humanité a toujoursfait inconsciemment), c’est aussi l’être par excellence, car c’est le monde et l’homme. » Il nous assure encoreque a le bon et le mauvais sont deux degrés, deux espèces, deux variétés <rune seule et même qualité» (p. 175) ; d’où il conclura, dans une œuvrepostérieure, à l’idenlilé essentielle du bien et dumal (Le Bien et le Mal,.lcan, iSgô, § xi). L’opposilionde l’esprit et de la matière n’est pas d’uneautre nature : c’est l’opposilioa du moi et du nonmoi, ou du temps et de l’espace, deux « synonymesde l’existence, de l’attribut universel des choses. » (Recherche de l’unité, p. 82)

Comme on le voit, cette solution du dualisme psychologique, cauchemar de toute doctrine unitaire, estaussi simple que radicale et on s’étonne qu’il ait falluattendre Eugène de Roberty pour s’en aviser. Lemalheur est, comme on l’a fait remarquer dès longtempsà l’auteur, que ces aUirniations singulières nes’appuient sur aucun commencement de preuve : lesarguments qu’on attend sont remplacés par des sarcasmesà l’adresse des théologiens et des philosophes(L’Inconnaissable, p. 14’^). On nous dit. il est vrai, que n la théorie des contraires, condamnée par l’introspectionvulgaire, rejetée par la logique abstraite, par le mécanisme sj’llogistique fonctionnant à vide, est due entièrement à l’emploi des méthodes indirectesde la psychologie et de la sociologie > (ib., p. 184) ; que, si « nous ne connaissons pas les loispsychophysiques qui président à la différenciationpsychologique de ce qu’on pourrait appeler… desconcepts isomères, … cela ne doit pas nous empêcher... de constater leur isomérie » (p. 185) ; qu’enfin

« l’induction sociologique vient corroborer l’induction

psychophysique » (p. 189) ; quelque appel quel’on fasse ailleurs à une psjchologie de l’avenir

« mieux informée que la nôtre » (Recherche de l’unité, 

p. 80), quelque espoir qu’on puisse fonder sur a lesrecherches psychophysiologiques » et sur l’étudesociologique des lois de l’évolution hyperorganique, c’est-à-dire de la variation et de la transformation desphénomènes psychiques complexes » (L’Inconnaissable, p. 2) ; en dépit enfin d’attaques intéressées contre

« les tristes ergoteurs qui dînent des miettes 

tombées de la table de la scolastique… en ral>àclianlranlicjue distinction entre la contrariété pure, lacontrariété par négation et la simple corrélalivilé » {Aii< ; iisle Comte et Jleiheit Spencer, Alcan, 18y5,p. uji-iyS) ; — aucune induction n’arrivera jamais àramener les contraires à de simples contradictoires,aucune raillerie ne décidera la raison Luniaine àavouer que, en concevant Dieu, l’esprit, l’inlini, l’absolu,elle n’a qu’une idée purement négative. L’auteurajoute bien encore en terminant que la thèsedéfendue dans Vliiconiiaissolile « n’est pas aussiisolée qu’elle doit nécessairement le paraître dansun ouvrage de ce genre », qu’ « elle a une Uaisoniiitimeavec d’aulres théories qui la soutiennent et quisont, à leur tour, soutenues par elle » (p. 190) ; moinsqu’à personne, après sa dédaigneuse fin de non-recevoirà l’adresse des tenants de l’Inconnaissable, illui est loisible d’ignorer que pareille métUode aboutità il une de ces fabuleuses pétitions de principe dontla philosophie hypothétique est coutumiére et qui,excusables aux époques de grossière ignorance, nesauraient plus être tolérées aujourd’hui » (p. 74)Il ne semble pas, en somme que, malgré ses longuesannées d’un « travail ininterrompu, mais toujoursse hâtant vers les théories suprêmes, les quintessences,les abstractions nucléales, comme vers laseule chose pressante » (Le-fiicH elleMal, Préf., p.vi),Eugène de Koberly ait, plus que d’aulres, évité l’erreurqu’il déclare « la manie du siècle et, peut-être,la folie de toutes les époques : se croire inlinimentsupérieur, par l’horizon élargi de l’intelligence, auxpériodes écoulées, s’attribuer le mérite d’une réformeradicale dans la manière de comprendreet d’expliquerle monde. Que d’Amériques n’a t-on pas découvertesde cette façon, coup sur coup, les unes après les autres ! » (ii., p. 40) « 

/() Signalons, pour terminer, une autre tentativeplus récente et plus modeste, mais non moins illusoire,d’expliquer, par les seules lois subjectives dela connaissance, au moins le dualisme de la naturehumaine. C’est le titre d’un des derniers articlesd Em. DcRKHEiM (Scientia, vol. XV, p. 206). Aprèsavoir mis en relief, non sans vigueur, la dualitéconstitutionnelle de l’homme et montré l’impuissancedu monisme tant empirique qu’idéaliste del’expliquer par une sinqde ai>parence, il apporte sasolution, puisée dans les principes généraux de sonsystème philosophique : « La dualité de la naturehumaine, assure-t-il, n’est… qu’un cas particulier decette division des choses en sacrées et en profanesqu’on trouve à la base de toutes les religions et elledoit s’expliquer d’après les mêmes principes. u(p. 217)Il suffira de noter que, même abstraction faite desautres dilficultés inhérentes à l’interprétation unitaire,le problème, dans le seul cas envisagé parl’auteur, n est que reculé. Quand même on admettraitl’insoutenable prétention d’expliquer par la sociologiel’évolution de l’âme humaine, qu’y aura-tongagné, dès lors que, pour suffire au rôle qu’on veutlui faire jouer, l’action sociale, destinée à rendrecompte de la notion de. sYicrc, doit nécessairement supposerdéjà, sous une forme ou sous une autre, lamerveilleuse diflférenciation dont on la prétend leprincipe ? Toujours l’erreur positiviste : prendrepour une explication des faits leur description minutieuse,vraie ou prétendue telle !

Conclusion. — De cette première partie de notrediscussion, il nous est permis de conclure, croyons-nous,que toute conception monistique du monde,contrairement à ce qu’ont coutume d’alfirmer sespartisans, reste, à tout le moins, essentiellementhypothétique de sa nature. Ceux d’entre eux quiprétendent la tirer de l’expérience n’y parviennent

qu’au moyen d’une pétition de principe, variabledans sa forme et plus ou moins dissinmiée, maisqu’il n’est jamais bien malaisé de mettre en lumière.La [ilupart se contentent, après avoir posé 1 unitéontologique del’èue comme un postulat de la raison,de tenter d’en déduire, en s’appuyanl sur lu conscienceou sur l’expérience externe, l’évolution cosmiquetout entière.

B. Le monismk est une hypotuèse fausse et con-TRADiGToiRK.— Faut-il s’en tenir à cette [iremièreconclusion et concéder au monisme ce titre d’hypothèse,gratuite, il est vrai, indémontrable peut-être,mais qui, indépendamment de la doctrine révélée etaux yeux de la raison laissée à elle-même, resteraitune a interprétation du monde « après tout recevablecomme celle du créationisme’.' L’explication évolutionniste,même restreinte à une portion de l’histidredu monde, jiar exemple à la transformation d’unenébuleuse primitive en constellations distinctes, ouà la différenciation progressive des espèces végétaleset animales à partir de quelques cellules rudimentaires,demeure en somme, elle aussi, malgré cequ’elle olfre de séduisant à la pensée, une puiehypothèse encore grevée de bien des difficultés etqui attendra sans doute longtemps une démonstrationrigoureuse, mais après tout vraisemblable oupossible. La méuie explication ne ijeut-elle, sans[lerdre complètement ce caractère de vraisemblance,être étendue à l’ensemble de la réalité’.' Les objectionsbien plus graves et, si l’on veut, proprementinsolubles qu’elle soulève, en se généralisant ainsi,contraignent-elles la raison à lui préférer la doctrinedualiste qui admet un Dieu différent du monde ? Certainsphilosophes, même en dehors des tenants dumonisme, ne l’ont pas pensé. Spk.nci.r, par exemple,dont l’agnosticisme déclaré ne permet pas de faireun athée proprement dit (voir Aunosticismk, col. 6et 22), tient pour également inconcevables les troisseules hypothèses admissibles sur l’origine de l’univers,celle du théisme, du panthéisme et du monismeathée (l’remiers principes, traduction Guymiot,Paris, Schleicher, 1902, p. 23 et s.). De son côté, laGrande encyclopédie, avant d exposer, au motCréation, les différentes solutions métaphysiques dumême problème, et après avoir constaté avec raisonque « quelque étrange que puisse paraitre. au premierabord, l’idée de création, les philosophes spiritualislesmême les plus dégagés de toute attache religieusel’ont cependant adoptée », se contente d’ajouter :

« Cette hypothèse leur paraît plus iilausible

qu’aucune de celles que l’on peut faire sur l’originedu monde. » Pareille formule, qui nous sembleexprimer d’une manière insuffisante les convictions,très arrêtées sur ce point, du spiritualisme classique(voir, dans le Dictionnaire philosophique de Fhanck,aux mots Création, Lieu, l’anihéisme, etc.), neréponden tout cas nullement à la valeur objective des doctrinesainsi comparées. En réalité, le monisme athéeest une hypothèse, non pas sans fondement, non pasmoins plausible que celle de la création ex niliilu,mais, aux yeux de la seule raison, nous allons lemontrer, évidemment fausse et intrinsèquement contradictoire.

1) Le monisme est une hypothèse fausse. — Pourétablir ce point, nous pourrions nous contenter derenvoyer aux pages de ce dictionnaire qui traitentde Dieu et de la création. S’il est prouvé que lemonde a été tirédu néant, ou seulemenlqu’il existeun Dieu personnel distinct de lui, aucune théoriestrictement moniste ne saurait être vraie ; or la créationex ; i/7u70 et l’existence de Dieu peuvent être rigoureusementdémontrées, abstraction faite de 923

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toute réfutation préalable du monisme, par exemplesur la seule constatation des cliangements et desimperfections que l’expérience nous montre partoutdans le monde (voir Création, 111= partie, ’6 col.726, s, surtout col. ^So, au bas ; — Dieu, III’partie, col. lOiO, s., surtout 1022).

Le monisme donc se trouve déjà amplement convaincud’erreur par les preuves antérieurement développéesdans les articles cités, d’autant plus quetelles d’entre elles visent expressément l’évolutionnismeimmanent (voir spécialement Ckkation, col.^27-729). Néanmoins, il ne sera pas inutile d’indiquerbrièvement les raisons qui établissent directementl’absurdité de toute interprétation unitairedes choses ; aussi, sans nous étendre sur les considérationsdéjà développées, soit dans les paragraphesprécédents, soit dans les arliclcs auxquelsnous venons de renvoyer, nous tâcherons de mettreen lumière la contradiction essentielle à la théorieprise en elle-même et dans sa généralité.

2) Le monisme est une hypothèse contradictoire.Cette contradiction, peut-on dire, se trahit danschacune des allirmations qu’elle suppose.

a) Elle réside tout d’abord dans le concept mêmede l’Etre que se forme le monisme. A moins eneffet de n’être plus qu’un mot, l’Etre en soi, danstout système qui y cherche l’expiication dernièredes choses, apparaît nécessairement, sous quelquenom d’ailleurs qu’on le désigne et quelque idéeque l’on s’en fasse, comme la réalité essentielleet suprême, existant en dehors de toute conditionet en vertu même de sa nature, en un mot commel’Absolu. Impossible sans doute à la raison humained’en pénétrer l’essence, ou de s’en formerune notion positive qui ne demeure irrémédiablementinadéquate ; il n’est pas vrai cependant dedire avec Spencer, à l’endroit déjà cité (Premiersprincipes, p. 2’j), dans le sens où il l’entend, que

« l’existence par soi est inconcevable…, quelle que

soit la nature de l’objet auquel on attribue l’existence». Cette affirmation, appuyée sur des argumentsqui font sourire un penseur averti, démontreseulement l’impuissance radicale de l’auteur à se dégagerde la puérile imagerie que les positivistesanglais prennent trop souvent pour une explicationscientilique et philosophique de la réalité(voir l’article Dieu, col. 972). De fait, la raison, endépit de son incurable déficience et de l’impossibilitéqui en résulte pour elle de saisir l’Absolu enlui-même, peut du moins indirectement, au rnoyende l’analogie, s’en former un concept d’où soit bannietoute contradiction. A qui, par exemple, pourraitparaître absurde a priori la notion de Dieu telque le définit la philosophie spirilualiste, c’est-à-direréalisant en lui, par la nécessité même de sonEtre, la perfection inlinie ? Peut-on en dire autantde r.bsolu par lequel les monisles prétendent remplacerle Dieu de la théodicée traditionnelle ? Quenous proposent-ils comme Etre par soi, comme réaliténécessaire et justifiant par elle-même ses titresà l’existence ? Quelque nom qu’ils lui donnent, matièreou énergie, nébuleuse infinie ou poussière atomique, pensée diffuse et impersonnelle de l’idéalismeathée ou « perfection en puissance » de Vacherot,

« substance primitive » d Erne ?t Hæckel ou

atomes psychiques de Clémence Royer, ondes infiniesde Conta ou bien « éther lumineux, au plushaut (duquel) se prononce l’axiome éternel » (Taine, Philosophes classiques du X[. siècle, 4’éd..Hachette, 18^6, p. 870), homogène de Spencer ou

« indistinct » d’Ardigo, « volonté de conscience » 

de Fouillée ou « fond de la vie » de Guyau, « purdevenir » du mobilisme moderne, ou même simple

« possible 1) que, selon Renan, « un secret ressort

(pousse) à exister » (Hevue des Deux Mondes, 1863, t. V, p. 769), moins encore, selon la trouvailled’un pragmatiste américain cité par Fouillée (Lapensée…, p. 325), « fonction sans contenu d’uneimpulsion universelle » —, que nous offre-t-on toujours, sous la variété des formules, qu’un embryoninforme du monde, ayant aux yeux de la saineraison d’autant moins de titre à exister par soiqu’il confine davantage au néant ?

Tout autre est, parait-il, la manière d’en jugerdes monistes, dictée au reste par la logique mêmede la théorie. Dès lors, en effet, que l’.^bsolu estsoumis à la loi d’un progrès continu et éternel, àmesure qu’on remonte par la pensée les étapes decette évolution infinie, on est amené à réduire deplus en plus la réalité actuelle de l’Etre, on tendvers le néant d’existence. S’arrêter au cours de cetterégression, en prétendant exprimer enfin 1 essencede r.bsolu en soi, c’est, de toute nécessité, se heurterà la contradiction. Dans cette ligne, si l’Actepur de la théologie traditionnelle représente, naturellement, pour emprunter une comparaison l’eJanet (La crise philosophique, p. 161-162), un maximum, comment trouver à l’autre extrémité, ainsique l’exige pourtant l’hypothèse, un minimum quine se confonde pas avec le néant ? S’en tenir àl’indétermination absolue, c’est réaliser une abstraction : l’être logique, Vens ut sic des scolastiques, en dépit de son indigence, offre encore à l’esprit unobjet positif qui le distingue du néant, parce que, sans exprimer aucune réalité définie, il n’en est aucunequ’il n’enveloppe de façon confuse et implicite ; l’èlre rée/, au contraire, ne peut être supposé pleinementindéterminé sans se confondre avec le fameuxêtre-néant hégélien, c’est-à-dire sans apparaîtreà la raison comme la contradiction réalisée, D’unautre cc’ité, lui attribuer une détermination, si minimesoit-elle (et aucun mnniste n’a pu se soustraireà cette nécessité impérieuse de l’intelligence), c’estintroduire l’illogismedaiis la théorie de l’évolutionindéfinie, mais déplus porter un véritable défi aubon sens. A quel titre, en eftet, tel mode limitéd’existence s’imposerait-il comme nécessaire depréférence à tout autre ? En vertu de quel privilègel’imparfait, comme tel, se confondrait-il avec l’Etreen soi ? N’est-il pas puéril d’imaginer, comme paraissentvraiment le croire les évolutioiinistes, quer.4.bsolu ne peut se faire pardonner d’exister parlui-même, qu’à condition d’être assez chétif pour sedistinguer à peine du néant ?

b) Contradiction dans la nature de l’Etre par soi.

— Nos adversaires protesteront peut-être ici, enprétendant que le concept sous lequel ils cherchentà se représenter isolément l’élément priraonlial dumonde n’est que le résultat d’une abstraction, quel’Absolu, dans sa réalité, n’est pas différent des aspectsinfiniment variés sous lesquels se manifesteson éternelle évolution et n’a, par conséquent, riende l’indigence que nous lui attribuons : « Je n’aijamais songé, nous affirme Vacherot (La Métaphysiqueet la Science, II, p, 52/|), à isoler l’Etre inlini, absolu, nécessaire, universel…, des réalités finies, relatives, contingentes et individuelles qui le manifestent.» « Le monde est son acte nécessaire, saréalité intime et identique avec son essence. « (p. 627)En un autre endroit, nous l’avons vu, il déclare :

« Le progrès est inhérent à la réalité » (p. 636), et

encore : « La réalité est nécessairement en progrès, parce qu’elle est l’acte d’un principe, qui est la perfectionen puissance. » (p. 687)

N’insistons pas sur la difficulté d’accorder entreelles ces deux séries d’affirmations, entre lesquelles 925

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semble toujours flotter la pensée de VacLerot, commede la plupart des monisles : « le monde est l’Etrepar soi » — « le monde est le résultat de l’évolutionde l’Etre par soi ». Ces deux formules sont loin d’êtresynonymes : de ce que le chêne est le résultat del’évolution du gland, il ne suit pas que le chêne soitle gland. Prenons-les toutes deux pour ce qu’ellesvalent et posons à nos adversaires le dilemme suivant :

Ou. bien on s’en tient strictement au premierénoncé : « le monde est l’Etre par soi » ; l’Absolu, dans ce cas, ne se distingue pas réellement de l’universalitédes choses et n’est qu’un pur concept, isolépar abstraction des phénomènes divers et contingentsque révèle l’expérience, tout au plus une formuleexprimant la loi générale du progrès, commel’attraction universelle exprime la loi générale dumouvement matériel. Dans cette hypothèse, le vraiproblème de l’origine des choses n’est même pasabordé et la prétendue eiplicalion du cosmos aumoyen de l’évolution n’est que l’histoire, telle que lascience s’essaie à la reconstituer, des transformationssuccessives par lesquelles ce cosmos est lentementarrivé à l’état actuel. Il reste, pour le philosophe, àchercher, en dehors du monde, la cause du mondelui-même et de son évolution, ou bien, si l’on n’admetpas de cause de ce genre, à montrer que, aux yeux dela saine raison, la prodigieuse fécondité de la naturepeut s’expliquer par elle-même. — En d’avitres termes, s’en tenir à la question du « comment », sans abordercelle du « pourquoi », c’est faire de la science, non de la philosophie ; n’admettre la légitimité quede la première, c’est se déclarer positiviste, par suitenier la métaphysique et mutiler l’intelligence ; maisprétendre résoudre les deux en identiliant la secondeavec la première, comme semblent parfois le vouloirnos adversaires, c’est un véritable escamotage (voirDE Broglie, Le Positivisme et la Science expérimentale, Inlrod., p. vi-xvi. Consulter aussi Fonshgrive, De la niiture et de la valeur des explications, lievuephilosophique, nov.-déc. igiâ).

Ou bien, et c’est, croyons-nous, la véritable penséede la plupart des monistes, on admet la seconde desformules proposées : « le monde est le résultat del’évolution immanente de l’Etre par soi ». Autrementdit, on se fait fort de montrer que, du Principepremier des choses, si rudirænlaire qu’on se le représente, a pu, par progrès insensible et purementautonome, sortir l’admirable complexité que nousrévèle rex[)érience. Pour y arriver, on allirnie quel’état actuel du monde était de toute éternité engerme dans l’Etre nécessaire, on nous parle, àpropos de celEtre, de « puissance », de « virtualité », de « formule créatrice », de « ressort interne » : bref, on le dote a priori de toute l’activité requisepour produire notre univers. Qu’on le remarque ene(Tet : cette puissance du germe, destinée à une évolutionsi merveilleuse, ne peut se concevoir, pouremployer le langage de l’Ecole, comme une purepuissance passive, telle qu’est, par exemple, dansla matière l’inertie, a[>titude à recevoir le mouvement, mais impuissance absolue dés qu’il s’agit dele produire ou de le modilier. Non ! l’Absolu doit êtredoué d’une virtualité proprement dite, d’une réelleénergie, d’un pouvoir positif et vraiment créateur : ne lui faut-il pas tirer de ses seules ressources internesles richesses inépuisables du monde intellectuelet du monde sensible ? Plus encore ; au cours de sondéveloiipement, il a besoin, sous une forme ou sousune autre, d’une idée directrice, de cette loi idéale duprogrès à réaliser, dont nous a parlé Vacherot, oude la linalité immanente invoquée par les hégéliens.Que la satisfaction de ces exigences soit aisée dans

la doctrine d’un Dieu infiniment parfait, c’est ce qui, de nouveau, ne paraît guère contestable : sans doute, pour nos intelligences bornées, le concept de créationgarde son mystère, l’ordre du monde décourage, par sa merveilleuse complexité, les recherches infatigablesde la science, le problème du mal surtoutest loin de livrer tous ses secrets ; du moins la puissanceet la sagesse qu’atteste l’univers n’ont rien quirépugne à la notion d’un Dieu infini. Mais commenten doter, sans contradiction, un Etre en soi qu’on 8, au préalable, vidé de toute perfection actuelle et, ainsi que nous l’avons montré, assimilé à un quasinéant ?Gomme on l’a souvent remarqué, un des procédésfamiliers au monisme, c’est, après avoir afiirmél’inutilité d’un Dieu créateur, d’en garder les principauxattributs, pour en faire honneur au fantoched’absolu par lequel il prétend le remplacer. Au dixhuitièmesiècle, quand l’incrédulité était encore dansl’enfance, c’est la Nature, c est-à-dire une pure abstractionqui jouait ce rôle ; aujourd’hui que l’athéismea grandi et prétend avoir sa métaphysique, est-cevraiment beaucoup mieux qu’on nous offre, sous lenom d’Etre en soi, pour porter le formidable héritagede la toute-puissance et de la pensée universelle ?

c) Contradiction dans l’idée d’évolution de l’Etrepar soi. — Passons néanmoins condamnation surcette double absurdité d’un Etre en soi essentiellementdéliclent et d’une virtualité hors de toute proportionavec la nature qu’on en gratifie. Reste quecette virtualité, pour s’exercer, suppose un changementdans l’être qui passe ainsi de la puissance àl’acte ; et voilà derechef la contradiction installée ausein de l’Absolu, « l’Etre nécessaire étant nécessairementimmuable ». Au sujet de cette dernière assertion, nous renvoyons à la démonstration péremptoirequi en a été donnée à l’article déjà cité sur laCré.4.tion(co1. 726-’ ; 30). Cette démonstration emprunterad’ailleurs une lumière nouvelle aux considérationsqui suivent immédiatement.

d) Contradiction dans la différenciation de l’Etrepar soi. — L’un des plus anciens et des plus fameuxproblèmes de la philosophie est celui de l’an et dumultiple, problème qu’on voit surgir dès l’origine dela métaphysique grecque, et sur lequel, au commencementde ce siècle, Ernest Navillb croyait devoirramener encore l’attention des philosophes contemporains, dans l’allocution d’ouverture du Congrès deGenève à laquelle nous avons déjà fait un emprunt : (I La question, y disait-il, est de trouver un monismequi ne soit pas exclusif delà nmltiplicité, c’est-à-direqu’il faut trouver une détermination de l’unité quirenferme dans l’unité même du principe du mondel’idée de la multiplicité possible des existences. Sanscela, on se trouve en présence de l’argumentationde Parménide : La raison affirme l’unité de l’être. Sil’être est un, d’où pourrait procéder le multiple ?Qu’y a-t-il en dehors de l’être ? Rien. On ne peut pasadmettre que le non- être, qui n’est rien, produise ladivision de l’être. La raison ne trouve donc aucunmoyen de comprendre l’origine du multiple. Ce quenous appelons le monde dans la diversité de sesexistences n’est donc qu’une illusion. » (Congrès inlernatiofial..., p. /|6)

Que la distinction con(, ’ue par l’esprit entre lesdifférents êtres soit, sinon une illusion, du moins

« le produit d’une élaboration mentale opérée en vue

de l’utilité pratique et du discours » (Le Rov, Revuede met. et de morale, 1907, p. 135), — ce qui nousparait seulement une façon plus nuancée de faireentendre la même chose, — c’est, nous avons eu l’occasionde le signaler, une thèse chère à certainsphilosophes contemporains, moins apparentés d’ailleursà Parménide qu’à Protagoras ; mais c’est aussi 927

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ce qui ne peut résister au plus sommaire examen.Parviut-on à réduire lapparenle discontinuité dumonde matériel, comment nier la distinction réelledes vivants, spécialement des animaux, entre eux ?(Juel sophisme surtout prévaudra jamais contre laconscience immédiate qu’a chacun de nous de sapersonnalité individuelle et autonome’.' Les phénoménistessont ingénieux, il est vrai, à poursuivrece qu’ils nomment « l’illusion du moi substantiel » ; mais il suUit de les lire pour constater qu’ils neparviennent à le supprimer en paroles qu’en le présupposantde fait à toutes leurs explications. (Onpeut consulter surce point Mgr Meucier, Psychologie, y éd., Louvain, igoô, t. 11, p. 238 s.)

Cette multiplicité incontestable d’êtres si diversn’a rien, encore une fois, qui ne s’accorde avec ladoctrine d’un Dieu réellement distinct de ses créatures, dont il a voulu faire, à dilïérents degrés, autantd’images de son existence substantielle ; mais commentla faire cadrer avec rh, vpotbèse du monisme, même d’un monisme qui laisserait subsister, dansl’unité de l’ensemble, toutes les différences de l’ordrephénoménal ? Comment expliquer 1 apparition soudaineet successive, au sein du grand Tout, de cesinnombrables consciences dont chacune s’allirmecomme une substance aussi différente des autres, quevraiment une et toujours identique à elle-même ? Enap|ieler à une « sjnthèse de sensations associées », à une (1 relation de relations », à un « l’oj’er de coordination», à « un centre de perspective », à o l’idéeforcedu moi tendant à se réaliser elle-même », —n’est-ce pas expliquer par un jeu de miroirs la productionde la lumière ?

e) Coniradictiun dans le progrès immanent del Etre. — Toutefois l’absurdilé de la thèse de l’immanenceabsolue n’apparaît peut-être nulle part plusévidente que dans son interprétation de l’évolutionprogressive des choses. Sans doute Vacuehot n’avaitpas tort, dans son premier ouvrage, de rejeter leprincipe alexandrin (.de i procession, en contradictioumanifeste avec la réalité » (Ecole d’Alexandrie, t. III, p. 32^). « La Nature, ainsi que nous le révèlel’expérience, va du pire au meilleur, non du meilleurau pire ; elle passe de l’être inorganique à la vie, dela vie à la pensée… » (p. 328) Quelque contestableque soit l’universalité de celle loi, impossible, enelfet, de nier que, dans le monde tel que nous lerévèle la science moderne, la vie a succédé à la purematière inorganiiiue et quc l’homme raisonnable estl’un des derniers venus, sinon le dernier, parmi lesêtres vivants. Mais ce fait suUirait à lui seul pourexclure l’hypothèse que « le monde ])orte en soi saraison d’être, en d’autres termes, que la cause deschoses est immanente au système dont elles fontpartie » ; car, dans une telle théorie, l’Etre nécessairese donnerait à lui-même les perfections qu’il n’apoint, ce qui équivaut à nier les principes rationnelsles plus évidents.

Cette contradiction, on s’ingénie en vain de toutesmanières à l’atténuer ou à la dissimuler. On faitremarquer que le passage de l’état moins parfait à unétat plus parfait se réalise par progrès lent et continu, conçu sur le modèle de l’organisme vivant qui, d’abord germe informe, évolue par degrés imperceptiblesjusqu’à son complet achèvement ; on s’elforceainsi d’estomper jusqu’aux contrastes les pluscriards, ceux qui opposent par exemple le minéralau vivant, 1 homme à la brute. De plus, on protesteparfois, comme le fait Vacukrot, a que les [ « liénomenes, les èlres, les règnes, les époques se succèdent, mais ne s’engendrent pas. Chaque progrès d’un êtreà un être, d’un règne à un rogne, d’une époque à uneépoque, ne peut s’expliquer que par le développement

d’une puissance nouvelle, cachée dans les profondeursde l’Etre universel, et qui arrive à l’expansionà son heure après une certaine préparation. » (Z, ûMélapliysiqiie et la Science, II, p. 652) Enfin l’onassure que l’évolution laisse immuable le fond del’Etre, l’Absolu indéliniræntfécond, dontellen’alTecteque les modalités éphémères. — Ce ne sont là manifestementque vaines échappatoires. Si infinimentlente, si rigoureusement immanente, si exclusivementphénoménale qu’on imagine cette évolution, il n’enreste pas moins que, dans la thèse anticréationiste, tout comme dans la doctrine de la création, l’Etrepar soi est seul la raison sutlisante de l’univers telqu’il apparaît ànos yeux ; dès lors, c’est de ce quasinéantchaotique mis, sous un nom ou sous un autre, par le monisme, à la place du Dieu créateur, qu’ilfaut faire sortir tour à tour l’ordre, la vie, laconscience personnelle, la science, l’art et la moralité ; n’est-ce pas tirer le plus du moins et renier leprincipe de causalité ?

Conclusion. — On le voit, de quelque côte qu’onaborde le monisme, qu’on s’en prenne, soit à l’idéequ’il prétend nous donner de l’Etre nécessaire et desa nature, soit aux explications qu’il peut fournir del’évolution des choses, de leur dilïérencialion, deleur progrès, toujours on se ti-ouve finalementacculé à d’inévitables contradictions. Ces contradictionsau surplus, loin de rester indépendantes lesunes des autres, ne sont, à vrai dire, que diversestraductions du même postulat irrationnel, nécessairementsous-enlendu par la théorie, quand il n’estpas formulé en termes exprès. Se déclarer moniste, c’est, qu’on le veuille ou non, substituer à la métaphysiquede l’Etre l’hypothèse du devenir absolu ; mais n’est-ce pas, par le fait même, professer avecRenan que le possible, comme tel, est en état de seréaliser par lui-même ? En d’autres termes, n’est-cepas, en dernière analyse, affirmer que le néant expliquel’être ?

Après ce qui a été dit, il nous semble superflu demontrer en détail sur combien de points l’évolntioBnismeimmanent, expressément condamné parle concile du Vatican (voir Denzinger-Bannwart, 1803), est en opposition directe, avec l’enseignementcatholique. Sans même parler des dogmes qui nenous sont connus que par la révélation, et qui n’ontplus de sens dans le système unitaire, ’Trinité despersonnes en Dieu, élévation de l’homme à l’étatsurnaturel, péché originel, Incarnation et divinitéde Noire-Seigneur, Iléderaption et économie actuelledu salut ; — -à s’en tenir aux seules vérités religieusesaccessibles à la raison, existence d’un Dieupersonnel. Providence, obligation morale et sanction, spiritualité et immortalité de l’àme, il n’en estpas une seule que le monisme, aussi bien quel’athéisme, ne nie explicitement ou implicitement.Peut-être sera-t-il plus utile d’attirer en Unissantl’attention sur une dernière remarque. Si, comme onl’a dit avec raison, il esl diflicile, pour qui est aucourant de la doctrine révélée, d’admettre la créationet la Providence sans être logiquement conduit jusqu’àl’acceptation du catholicisme intégral, en revancheil est impossible, dans l’état actuel de la science, de rejeter le dogme de la création sans adopter, sousune forme ou sous une autre, le monisme évolutionniste ; impossible aussi, nous croyons l’avoir montré, d’admettre le monisme sans faire violence aux exigencesles plus impérieuses de la raison, sans répudierle principe de raison sutlisante et le principemême de non-contradiction.

BiBuoGHAPHiB. — Outre les nombreux auteurs citésau cours del’article, on pourra utilementconsulter. 929

MONUMENTS ANTIQUES (DESTRUCTION DES)

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parmi une foule d’autres : i) Sur l'école sociologique de Durkheiiu, Simon Deploifïe, Le Conflit dela Murale et de la Sociologie, Bruxelles, Uewit, ou Paris, Alcan, 1911 ; — 2) sur la Mélaj/h)siqueet la Science de Vacherot, le P. V. iMaumus, LesPhilosophes conlcmporains, Lecoftre, 1891, première élude ; — 3) sur le monisme matérialiste dusiècle dernier, Caro, Le Matérialisme et la Science, 1868, Hachette, 5= éd., 1890 ; —.', ) sur les théoriesde Hæckel, a) Vigouroux, Les Livres saints et laCritique rationaliste, 3= édit., Paris, Roger, 18go, t. iii, p. 363-436 ; — li)¥v. Dierckx, S. J., Originede l’homme d’après Ernest /læckel, Hevæ desquestions scientifiques, avril 1900 ; — 5) sur le système de F. Le Dantec, a) Chollet, Quelques considérations sur une conception moniste de l’univers, Hevuedes Sciences ecclésiastiques, t. LXXX, p. 28 ; — b) Docteur Grasset, Les limites de la biologie, Paris, Alcan, 2" édit., 1903 ; — c) Joseph Ferchat, les articles déjà signalés sur Conscience et Monisme, Etudes, t. GXVIll, p. 305 et 535 ; — 6) surdilTérentes formes du monisme biologique, a)Revue de philosophie, 1904 et 1900, les articles deM, P. Vignon sur le Matérialisme scientifique etsur la Philosophie biologique : — / ;) J.-B. Saulze, Le Monisme matérialiste en France, Paris, Beauchesne, 1912 ; — c) Nolen, Le Monisme en Allemagne, lievue philosophique, janv. et févr. 1882 ; —d) Grégoire, Le mouvement antimécaniste en biologie, Hev. des quest. scientif., octobre, 1900 ; —7) pour la réfutation générale, a) Mgr d’Hulst, Conférences de 18gi, notes 23 et 24 ; Conf. de 1892, note5 ; — //)Guil)erl, Les Origines, Faris, Letouzey, 3' édit., 1902 ; — c) Ilalleux, Discussion du monisme, Lievue néoscolastique, i^o'^, p. 'ioti-'i^S ; — <f)Duilhéde Saint-Projet, Apologie scientifique de la foichrétienne, édition Senderens, Paris, Poussielgue, 1908.

Paul Mallebrancq.