À la surface des choses/L’énergie/Enchaînements entre changements efficients

ENCHAÎNEMENTS
ENTRE CHANGEMENTS EFFICIENTS


Nous voulons maintenant, généralisant ce que nous savonsquant aux travaux moteurs et résistants, expliquer et comparerles enchaînements par lesquels peuvent se conjuguer, sans autrerépercussion, des changements efficients.


16. Enchaînement d’un travail moteur avec un travail résistant.— Malgré que nous l’ayons déjà fait avec détail (IV, 11 à 15),nous voulons d’abord, dans cet esprit, rappeler le long effort parlequel les hommes ont fini par se convaincre qu’un poids ne peuts’élever « tout seul », ou, comme on a dit plus improprement, quele « mouvement perpétuel » est impossible.

Ayant compris que, par exemple, au moyen de poulies ou detreuils, nous pouvons acheter l’élévation du poids de la hauteur par l’abaissement d’un poids de la hauteur , sans autre répercussion, sous la condition que les produits et soient égaux (les deux changements se décomposant donc l’un et l’autreen autant de kilogrammètres), nous nous sommes demandé siquelque autre mécanisme, quelque autre genre d’enchaînement, permettrait de faire un marché plus avantageux, élevant par exemple en surplus un poids de la hauteur . En ce cas,nous pourrions toujours, par treuils ou poulies, remonter sans autre répercussion le poids de la hauteur , en abaissant de la hauteur le poids d’abord élevé, en sorte qu’il resterait, que le poids se serait élevé tout seul sans répercussion. Avec Galilée, nous avons jugé cela impossible et ainsi nous avonscompris que :

Il y a équivalence entre tous les enchaînements qui achètent du travail résistant avec du travail moteur.

Nous allons élargir et généraliser ce principe, par étapes successives.

Et d’abord, discutons les enchaînements par lesquels l’arrêtou le lancement d’un mobile se trouvent conjugués, soit avec untravail, soit avec le lancement ou l’arrêt d’un autre mobile.


17. Dévier un mobile exige un effort, mais ne coûte pas de travail.— Soit un point matériel en mouvement par rapport au sol.

Fig. 2..


Cherchons à changer sa vitesse. Des forces vont être nécessaires ;mais l’opération n’est pas de même sorte selon que nous voulonschanger la direction de la vitesse ou changer sa grandeur. Dévierun projectile ou l’arrêter sont choses bien différentes.

Considérons d’abord un point matériel en mouvement rectiligne et uniforme sur un plan horizontal fixé au sol et qui le soutient. Un moyen de changer la direction de cette vitesse, de « dévier » la course du mobile est de le saisir dans une position par un fil de longueur attaché à un point ou pivot fixé sur le plan, fil à ce moment rectiligne et perpendiculaire à la vitesse en et qu’enfin nous supposons pratiquement inextensible (fig. 2).

Sitôt le mobile saisi par ce fil, il ne peut continuer son mouvement rectiligne et décrit forcément, par rapport au sol, un cercle ayant pour centre, en même temps que le fil se tend, tirant ce mobile vers ce point , avec une force , normale aumouvement, qui laisse donc constante la vitesse . Mais, dès quenous supprimerons cette force[1] disons au point , le mouvement redeviendra rectiligne, tangent en au cercle abandonné ; la direction de la vitesse aura été déviée de l’angle .

Cette déviation a été produite sans que le fil tendu ait travaillé (le produit de la force par la variation nulle de la longueur du fil étant nul). La déviation du mobile a exigé qu’une force s’exerçât pendant un certain temps, qu’il y eût « effort » mais non pas travail, car elle n’a rien dépensé qui eût pu servir à élever un poids. Et nous pourrions indéfiniment recommencer l’opération ; nous ne sommes à cet égard ni appauvris, ni enrichis : la déviation est gratuite, en ce qui regarde la réserve dont nous pouvons disposer pour élever des poids.

J’observe qu’il est intéressant de définir un effort scalaire (relatif à la corde qui tire le mobile) aussi bien que l’effort vectoriel antérieurement défini (V, 16). Cet effort scalaire est la somme des grandeurs des efforts vectoriels élémentaires successifs.

Il est égal, ici, au produit de l’impulsion par la déviation. Soit cette élévation.

La force qui tire le mobile de masse vers le centre est (voir V8). D’autre part, l’arc  décrit avec la vitesse constante est égal à . En sorte que :

Nous avons supposé la vitesse horizontale. Cette restrictionpeut être levée. Soit un point matériel qui va passer en dans la direction , avec une certaine vitesse (fig. 2). Sur , au delàde , menons par un point très voisin un axe arbitraire,le long duquel nous voulons dévier le mobile. Pour cela, réalisonsun axe lié au sol, et perpendiculaire au plan , tel que satrace sur le plan soit centre du cercle tangent à en, et à en un point . Soient et deux points fixes decet axe, et supposons le mobile saisi, quand il passe en , par lesdeux cordons inextensibles et à ce moment rectilignes.Le mobile est alors forcé de décrire le cercle de rayon  ; couponsles fils en , nous avons obtenu la déviation.

Nous l’avons obtenue « pour rien », car sur l’espace très petit les forces qui agissent sur le mobile n’ont pu effectuer detravail notable, et, d’autre part, si puissant qu’ait été « l’effort »,nos cordons n’ont pas travaillé.

Il est d’ailleurs évident que la relation qu’on vient d’établirentre l’effort scalaire, la déviation, et l’impulsion, subsiste.

Bref, cela ne peut ni coûter ni rapporter de travail, de changer ladirection d’un mobile en mouvement, de dévier un projectile.C’est un changement indifférent gratuit. Il n’en va pas de mêmes’il s’agit de ralentir ou d’accélérer le projectile.


18. Tout lancement de mobile coûte, et tout arrêt enrichit. —Comme pour ce qui regarde la production de travail, des observationsfamilières en nombre immense ont imposé la conviction que,par rapport au sol, la mise en mouvement d’un mobile ou l’accroissementde sa vitesse ne se font jamais « tout seuls ». Il n’arrivejamais qu’un projectile soit lancé sans qu’il se soit produit parailleurs quelque phénomène « moteur » (tel qu’un abaissement depoids, ou un ralentissement de quelque autre mobile, ou la détented’un ressort, ou la combustion de la poudre d’une cartouche) qui,de façon évidente, selon tel ou tel enchaînement, a déterminé lelancement. Et, encore comme pour le travail, ce sera là une vraiedépense, proportionnelle au résultat, avec un changement extérieurqui nous laisse appauvris puisque nous aurons par exemple, ensuite,moins de poudre disponible, et que notre capital en possibilitésde lancement sera diminué.

Symétriquement, il n’arrive jamais que, par rapport au sol, lavitesse d’un mobile diminue sans qu’il se passe quelque part unerépercussion, d’autant plus importante que le mobile est plus massif et plus rapide. Un projectile déterminera par exemple,en s’arrêtant, des travaux résistants ou des échauffements.

Nous sommes, en particulier, assurés qu’une déviation de projectiledont nous venons de voir qu’on l’obtient gratuitement,laisse la vitesse inchangée.


19. Enchaînement de lancement ou d’arrêt avec travail. — Untravail moteur, qui peut « acheter » (12) un travail résistant, peutaussi bien acheter un lancement de mobile. De même, l’arrêt dumobile peut acheter un travail résistant ou lancer un autre mobile.Travail moteur et arrêt de mobile sont deux phénomènes moteurs ;travail résistant ou lancement de mobile sont deux phénomènesrésistants.

Le treuil permet de réaliser ces quatre genres d’enchaînements.

Nous savons déjà commentFig. 3.il permet de conjuguer (12) untravail moteur avec un travailrésistant (enchaînement ).

Nous pouvons maintenantimaginer (fig. 3) qu’un poids ,suspendu par un fil enroulé surla gorge de la petite poulie, entraînehorizontalement le chariotou traîneau , par l’intermédiaired’un fil passé sur lagrande poulie, lançant ainsi progressivement ce chariot avec unevitesse qui sera devenue quand le poids sera descendu de (enchaînement ). Le rapport des rayons des poulies aura étépris assez grand pour que, même à ce moment, le mouvementde descente du poids soit très lent, et que ce poids soit presqueen équilibre, le travail qu’il a fourni étant .

Réciproquement, le chariot lancé en sens inverse remonteraitle poids, le laissant à chaque instant presque en équilibre (enchaînementc).

Enfin, le chariot ayant, en s’arrêtant, remonté de le poids ,nous pouvons décrocher ce chariot, le laissant en repos, puisaccrocher un autre chariot sur une autre poulie du treuil (généralisé) ; redescendra de et sera dans son état initial, et ilreste en définitive à ce moment un deuxième chariot lancé par suite de l’arrêt d’un premier (enchaînement ). Cet enchaînement, formé d’abord d’un enchaînement [travail produit par l’arrêtdu premier mobile, puis d’un enchaînement (lancement du secondmobile par dépense de ce travail)] n’est ici pas direct. Maison peut réaliser des enchaînements directs d’espèce .

Étendant la notion de treuil, imaginons en effet au lieu de deuxpoulies circulaires solidarisées sur un même axe, deux pouliesconiques solidarisées sur cet axe, chacune à gorge spiralée courantde la base au sommet du cône formant la poulie conique. Le systèmequ’on veut ralentir sollicite par un fil ce treuil spiralé,tirant sur l’un des cônes près de la base où le rayon est grand ;

Fig. 4.


celui qu’on veut lancer est tiré par un fil tirant en sens inversesur la gorge de l’autre cône, dans la région, proche du sommet,où les spires sont petites ; il peut ainsi partir avec une vitessefaible, qui grandira progressivement à mesure que son fil d’attachese rapprochera de la base du cône ; au contraire, le chariot moteur,dont le fil s’approche du sommet du cône, pourra, même si savitesse tend vers zéro, accroître encore la vitesse, devenue grande,du second chariot. Il est manifeste qu’on pourra s’arranger, avecgorges spirales convenables, pour que la traction due au chariotqui se ralentit garde, par rapport à l’axe, un moment toujoursun peu supérieur à la traction exercée par le chariot qui s’accélère(fig. 4).

Ainsi divers mécanismes peuvent réaliser les quatre genres d’enchaînementsentre les phénomènes moteurs « travail moteur » et« arrêt de mobile » et les phénomènes résistant « travail résistant »et « lancement de mobile ». Le schéma ci-contre (fig. 5), qui seragénéralisé, indique, par le moyen de flèches allant du phénomène « cause » au phénomène « effet », le sens et la possibilité de cesenchaînements. Nous allons montrer que les mécanismes quipeuvent les produire sont tous équivalents.

Nous allons, pour cela, suivant l’ordre historique du développement des idées, faire intervenir des abaissements ou élévationsde poids en « chute libre » ou « ascension libre », mais nous devonsd’abord expliciter une propriété remarquable de la pesanteur, aufond déjà admise dans les énoncés qui précèdent.


20. Le poids d’un corps ne dépend pas de sa vitesse. — Considérons la force que développe le vent sur un bateau qu’il poussepar l’arrière. Le travail de cette force entre deux positions de cebateau, et la force elle-même, ne sont pas les mêmes si le bateauavance très lentement (la poussée exercée par le vent restant alorsconstante) ou s’il avance de plus en plus rapidement (la pousséeexercée par le vent diminuant alors, jusqu’à s’annuler si la vitessedu bateau devient égale à celle du vent). De même il se pourraitque le poids d’un corps diminuât, quand ce corps tombe dansla direction de la pesanteur, ce poids étant une fonction décroissante de la vitesse verticale. Alors que le travail de la pesanteur sur un corps, ayant en équilibre le poids , et qui descendtrès lentement de la hauteur est , il serait inférieur, et de la forme quand le corps tombe en chute libre.

C’est ce qui n’a pas lieu ; laissons tomber le corps en chute libre de cette hauteur et prendre ainsi une vitesse . Dévions-le alors sans changer son niveau (ceci ne coûte rien), en sorte qu’il coure avec cette vitesse sur un plan horizontal, et accrochons-le alors à un fil tendu sur la poulie extérieure d’un treuil (fig. 5) dont un poids sollicite en sens inverse la poulie intérieure, en sorte que l’ascension de soit aussi lente qu’on le veut, même quand le mobile a sa plus grande vitesse. Bientôt ce mobile s’arrêtera, ayant remonté de un poids qui est pratiquement resté toujours en équilibre. Fixons à cet instant ce mobile par une clavette. Aucun changement ne se trouve alors réalisé, hors que , de nouveau en équilibre, est descendu de et que , aussi en équilibre, a remonté de .


Si le travail fourni pendant la chute, et qui, selon le principe de Galilée, doit se retrouver dans l’élévation de était inférieur à , le travail égal serait aussi inférieur à Et, remontant par une machine simple fonctionnant sans vitesse ce que nous pourrions du poids à son niveau primitif, il nous resterait qu’une certaine partie de ce poids se trouverait abaissée, sans effet extérieur produit. En regardant cela comme impossible, nous avons donc implicitement admis que le poids d’un corps en mouvement est égal au poids du corps en repos.

Un raisonnement analogue s’appliquerait aux forces électriques ; elles ne dépendent pas de la vitesse du corps chargé.


21. Équivalence des enchaînements entre lancements ou arrêts et travaux. — Maintenant nous pouvons établir l’équivalence des mécanismes qui enchaînent travaux et variations de vitesse.

Une façon de lancer un objet par abaissement d’un poids (flèche ) est simplement de laisser tomber cet objet en « chute libre ». La pesanteur agit alors seule, et, pour la hauteur de chute , qui donne au mobile une vitesse , dépense un travail . Au prix de ce travail, nous ne pourrons faire ni mieux, ni plus mal.

Nous savons, en effet (treuil de la figure 3), que nous pourrons alors, en arrêtant le corps lancé, soulever un poids égal d’une hauteur , retrouvant le travail , dépensé pendant la descente. Si, par un autre mécanisme que la chute libre, nous avions obtenu une vitesse supérieure pour la même dépense initiale , nouspourrions, déviant le corps lancé sur un plan horizontal et l’attachant à la poulie extérieure de notre treuil, lui faire remonter plus haut le poids égal soulevé par le treuil et avoir en définitive « pour rien » une élévation de poids. Et si notre mécanisme était moins avantageux que la chute libre, c’est un abaissement « perdu », sans effet, qui nous resterait comme seul changement.

Considérons maintenant l’enchaînement où l’arrêt d’un mobile effectue un travail résistant, par exemple élève un poids. Ce mobile eût pu prendre sa vitesse en chute libre de hauteur , sous l’action de son poids . Cela dit, si (après qu’on l’a dévié, de façon que son mouvement, renversé, se dirige vers le haut) il perd sa vitesse par ascension libre (transformation ), il est forcément monté de , sans quoi nous aurions, à partir de son état de repos, un poids monté tout seul ou descendu sans effet. Et il n’arrivera pas qu’un mécanisme autre que l’ascension libre, en arrêtant le mobile lancé à la vitesse , élève de la hauteur  ; sans quoi, laissant retomber de , nous retrouverions le mobile lancé à la vitesse avec un travail obtenu pour rien. (Démonstration analogue, si notre mécanisme était supposé moins avantageux que l’enchaînement par ascension libre).

Enfin, nous savons lancer un second mobile par arrêt d’un premier (enchaînement ). Supposons cela fait par deux mécanismes différents. Arrêtons le second mobile en lui faisant remonter un poids. Tout se réduit alors à ce que le premier mobile est arrêté et le poids remonté (enchaînement ) ; cette élévation de poids a donc une valeur fixée ; tandis qu’elle prendrait deux valeurs différentes si nos mécanismes n’étaient pas également avantageux.

Bref, le principe d’équivalence de Galilée se trouve étendu aux lancements ou arrêts de mobiles.

Nous allons en obtenir des généralisations d’autres sortes.


22. Changements thermiques. — Nous avons acquis la notion de température en partant de ce que deux corps peuvent se modifier réciproquement par conductibilité ou rayonnement.

Nous appellerons « changements thermiques » les changements qui peuvent être ainsi produits en conséquence de différences de température, sans intervention d’aucune autre action, et avec retour possible à l’état initial si la température primitive est restaurée (ceci excluant les actions photochimiques, ou les travaux produits par pression de radiation). Tel le changement efficient « congélation d’eau » que peut payer, par mise en contact, le changement « fusion de mercure solide ». Tel le changement « fusion de glace » qui peut être produit en mettant la glace sur un fourneau (conductibilité) ou en l’exposant devant un feu ardent (rayonnement). Tel encore le changement de 1 gramme d’eau pris à la température de 15° et laissé à celle de 16°. Ce dernier changement, qu’on utilise commodément endes enchaînements de changements thermiques, définit lacalorie.

On ne manquera pas de remarquer que les changements thermiques produits dans un objet froid par action d’un objet chaudpeuvent être achetés, au moyen de frottements, par du travailmoteur ; mais, même alors, le changement se produit en conséquence d’élévations de température (faibles et transitoires, maisinévitables) dues au frottement. Et le changement considéré seproduit en définitive toujours par voie thermique.

Les changements thermiques peuvent être conjugués avec uneapparition ou une disparition de Lumière (45) : par exemple, dela lumière jaune absorbée par un système qu’elle échauffe peuttoujours être regardée comme provenant, au travers d’un écransélecteur qui n’en laisserait pas sortir d’autre, d’un objet à température suffisamment élevée, qui par là se refroidit.

Comme pour l’élévation ou l’abaissement d’un poids, commepour le lancement ou l’arrêt d’un mobile, des observations familières en nombre immense ont imposé la conviction que les changements thermiques ne peuvent se produire « seuls », ne peuventconstituer des changements isolés. Et, comme pour les travaux,ou comme pour les mobiles dont la vitesse change, nous pouvonsdistinguer des changements thermiques « moteurs » et des changements thermiques « résistants ».

Sont « résistants » ou « positifs » à la façon d’un lancement deprojectile, ou d’une élévation de poids et plus généralement d’untravail résistant, les changements thermiques produits au prixd’un phénomène « moteur » (tel que l’abaissement d’un poids, oula détente d’un ressort, ou l’arrêt d’un projectile). Ces changementsthermiques « résistants » ou « positifs », (échauffements, fusions,émissions de lumière, etc.) peuvent toujours être produitspar action thermique d’un corps « chaud », qui alors se refroidit.

Symétriquement sont « moteurs » ou « négatifs » les changementsthermiques (refroidissements, congélations, absorptions de radiation,etc.) qui enrichissent l’extérieur comme peut faire unabaissement de poids, étant capables, par exemple, de déterminerl’échauffement d’un corps « froid ».


23. Équivalence des enchaînements entre changements thermiques. — Un changement thermique a été défini comme pouvant être la cause ou l’effet d’un autre changement thermique, rien d’autre ne se passant. Par exemple la fusion de glace peut être achetée par le refroidissement d’une masse de mercure qui passe de la température de l’eau bouillante à celle de la glace fondante, sans autre répercussion.

Faisant cette expérience, en versant directement le mercure chaud dans la glace fondante, nous trouverons, par kilogramme de mercure, 42 grammes de glace fondue. Pouvons-nous, au prix du même refroidissement, mais en nous y prenant autrement, réussir un « marché » plus avantageux, par exemple fondre 50 grammes de glace ?

Nous ne pouvons plus répéter ici le raisonnement par lequel nous avions répondu à une question semblable (IV, 14) au sujet de l’élévation d’un poids par l’abaissement d’un autre poids. Nous ne pouvons plus dire que nous n’avons qu’à renverser le premier enchaînement pour réchauffer notre kilogramme de mercure en recongelant 42 grammes de glace, après quoi il nous resterait 8 grammes de glace fondue « gratuitement », ce que nous regardons comme impossible. Nous ne pouvons plus le dire parce que nous ne savons pas renverser l’enchaînement « fusion de glace par refroidissement d’un corps plus chaud » (et bientôt nous reconnaîtrons qu’il y a là une impossibilité essentielle).

Nous affirmerons cependant, après bien des essais, qu’il n’est pas possible, en un changement isolé qui se réduise au refroidissement de un kilogramme de mercure et à de la fusion de glace, de trouver jamais plus (ni moins) que 42 grammes de glace fondue. Plus généralement, l’expérience a toujours donné une équivalence exacte entre les divers procédés par lesquels on sait enchaîner deux changements thermiques.


24. Calorimètre. — C’est la validité générale de cette équivalence qui a rendu possible la « calorimétrie », c’est-à-dire la mesure des changements thermiques (ou, comme on dit souvent pour des raisons que nous donnerons, la mesure des « quantités de chaleur »), dans les opérations où interviennent seulement des actions thermiques.

Un changement thermique « résistant », « positif », aura pour mesure le nombre s’il « vaut » fois un certain changement thermique positif choisi comme unité (on choisit généralement la calorie), c’est-à-dire s’il peut être payé par un changementthermique qui pourrait aussi bien payer le changement thermiqueconstitué par fois le changement unité (soit calories).

On voit que la somme des valeurs de deux changements thermiques payés l’un par l’autre est nulle.

La notion de changement thermique, fixée avec l’état initialet l’état final, ou, si on préfère, celle de quantité de chaleurperdue ou gagnée entre ces deux états, n’a été clairement dégagée qu’au XVIIIe siècle, notamment grâceau physicien anglais Black.Fig. 6.

La mesure se fait au moyen d’un calorimètre, système matériel assujetti, comme un thermomètre ou un thermostat, à ne connaîtrel’extérieur que par action thermique. Ce sera, par exemple, un calorimètre à eau (fig. 6) constitué par une masse connue d’eau contenue dans un vase métallique mince soutenu par des supports isolants au sein d’une enceinte métallique protectrice à double paroi, emplie d’eau sensiblement à la même température.

Soit à déterminer, au voisinage de la température ordinaire,la chaleur spécifique du métal dont est fait le vase calorimétrique(disons, du cuivre). C’est-à-dire soit à trouver la valeur duchangement thermique subi par 1 gramme de ce métal quand satempérature varie de 1° au voisinage de 15°. Soit la température initiale. Nous trouverons que grammes de ce métal à la température , immergés dans le calorimètre, l’amènent à la température , une fois l’équilibre établi. Le changement thermiquede la masse immergée est alors , celui de l’eauest et celui du vase est . Donc, écrivant quela somme des deux changements thermiques payés l’un par l’autreest nulle, on a :


ce qui donnera , soit 0,1 calorie dans le cas du cuivre.

Il est essentiel de comprendre que nous trouverons toujoursmême valeur pour , de quelque façon que soit conduite l’expérience.

Après quoi, désignant par la somme désormaisconnue, appelée souvent « valeur en eau du calorimètre », nousaurons toute autre chaleur spécifique par une équation de mêmesorte :

Nous mesurerons de même, par exemple, le changement thermique « fusion de 1 gramme de glace à la température 0° de laglace fondante » ou « chaleur latente de fusion de la glace », devaleur , selon une équation :


trouvant ainsi pour , quelle qu’ait été la façon de procéder, 80calories.

Et ainsi de suite.

Il va de soi que nous pourrons changer le liquide calorimétriqueet le vase qui le contient. (Nous aurons notamment avantage àprendre pour vase calorimétrique un vase d’Arsonval-Dewar).Nous déterminerons la « valeur en eau » du nouveau calorimètre,par exemple en y versant une masse d’eau à une température et mesurant la température une fois l’équilibreréalisé, d’où l’équation :

Nous pourrons substituer au calorimètre à eau un calorimètreà glace fondante, (mesurant le poids de glace fondue quand on yintroduit l’objet dont on mesure le changement thermique) ouemployer tout autre genre de calorimètre. Dans tous les cas, quelsque soient les intermédiaires entre l’état initial et l’état final, lamesure d’un même changement thermique, disons la fusion de1 gramme de glace à 0°, donne le même résultat.

Au XVIIIe siècle, on interprétait cette concordance en admettantl’existence d’un fluide calorifique indestructible ou « chaleur » quiabandonnait le corps refroidi pour entrer dans le corps échauffé.L’équation calorimétrique exprimait que la chaleur perdue parun corps était gagnée par l’autre, en sorte qu’il y eût « conservation du calorique ». Ce postulat fut abandonné quand on s’avisaque le frottement peut « créer » du calorique, mais il reste quela cohérence des résultats de la calorimétrie établit pour leschangements thermiques un principe d’équivalence analogue à celui que nous avons énoncé pour les changements mécaniques,c’est-à-dire que :


Aucun dispositif n’est plus avantageux qu’un autre pour « acheter » un changement thermique d’une sorte donnée (disons fusion de glace) avec un changement thermique d’une autre sorte donnée (disons refroidissement de cuivre).


Nous comprendrons au surplus bientôt, quand nous aurons dégagé la notion d’énergie, qu’il n’était aucunement incorrect deparler de quantité de chaleur ou de déplacement de chaleur, à lacondition de ne pas considérer cette chaleur comme indestructibleen tant que chaleur.


24. Thermochimie. — Considérons une réaction chimique accomplie sans travail, dont la répercussion extérieure se réduit àun changement thermique. Par exemple considérons le systèmematériel constitué par : 1,7 gr. de gaz ammoniac, 3,65 gr. de gazchlorhydrique, et 100 grammes d’eau liquide, chacune de ces matières étant prise à 0° sous la pression atmosphérique (état initial). Nous pouvons de bien des manières transformer ce systèmeen une solution aqueuse de sel ammoniac à 0° sous la pressionatmosphérique (état final), par exemple en laissant les deux gazse mélanger puis le sel ammoniac se dissoudre, ou en laissantdissoudre le gaz chlorhydrique dans la moitié de notre eau, legaz ammoniac dans l’autre moitié et en mélangeant les deux solutions.

Si cependant on a veillé, comme il est ici facile, à ce que touterépercussion extérieure se réduise à des changements thermiques,en définitive toujours réductibles à la production de calories, noustrouverons que par tous les moyens employés, nous obtenons lemême nombre de calories. Ici encore il n’est pas possible, au prixd’un même changement chimique et sans autre répercussion extérieure,d’obtenir par un moyen la fusion de dix grammes de glaceet par un autre moyen plus avantageux la fusion, disons, dedouze grammes de glace. De nouveau nous voyons que la Nature vend à prix fixe.Dans le langage utilisant l’hypothèse du calorique,on disait que la « quantité de chaleur » dégagée dans uneréaction, où l’état initial et l’état final sont donnés, est déterminée. C’est ce qui a été clairement compris, et énoncé comme« principe de l’état initial et de l’état final », au xix siècle par lechimiste français Berthelot, et depuis appliqué dans les innombrables mesures thermochimiques exécutées par Berthelot enFrance, Thomsen en Allemagne, et par leurs continuateurs.

Considérons des réactions dont l’état initial et l’état final sonttels que la répercussion puisse en être entièrement thermique,comme il arrive pour les réactions produites dans un récipientrigide (« bombe calorimétrique » de Berthelot), qui sera plongédans un calorimètre. Ces réactions seront dites exothermiques sile changement thermique extérieur correspondant est positif,endothermiques s’il est négatif.


26. Enchaînement, par frottement, d’un travail avec un changement thermique. — Les frottements vont enfin nous permettrede lier changements thermiques et mécaniques et d’atteindre ensa forme générale la notion d’équivalence des changements.

Nous avons indiqué déjà comment l’observation journalièredonne l’exemple de travaux produisant des échauffements parfrottement. Rumford, dès le xviiie siècle, comme nous l’avonsalors rappelé (1), avait ainsi amené à l’ébullition l’eau d’une grandecuve, par frottement, au sein de cette cuve, contre une piècemétallique immobile, d’une autre pièce maintenue en rotationpar un manège que faisaient tourner des chevaux. Et cette expérience où se créait du « calorique », sans qu’aucune matière fûttransformée, par suite sans qu’aucune matière eût pu en perdre,fut justement opposée à l’hypothèse de la conservation du calorique.

Il y avait dès lors peu à faire pour introduire la mesure en detelles expériences. Peu à faire sinon précisément de comprendrel’intérêt immense de cette mesure. Il fallut attendre pour celaJoule (1845), dont l’expérience fondamentale (qui au fond n’estqu’une modification de l’expérience de Rumford) peut être résumée comme il suit :

Deux poids, en s’abaissant, font tourner, par l’intermédiairede poulies et de cordons enroulés en des sens concordants, untambour (fig. 7) qui entraîne, au moyen d’un axe vertical, unagitateur à palettes dans un calorimètre plein d’un liquide quelconque et thermiquement bien isolé. D’autres palettes, fixées à la paroi du vase, rendent très grand le frottement produit dans leliquide par la rotation de l’agitateur, en sorte que les poidsprennent bientôt une vitesse limite uniforme et, après avoir descendu de quelques mètres, atteignent leur niveau inférieur aveccette vitesse qui est très faible. La température du système calorimétrique aura alors monté, et notre connaissance des chaleurs spécifiques permettra de savoir combienFig. 7.
de calories il fournirait en revenant par refroidissement à son état initial. Ces calories sont achetées par l’abaissement des poids qui, pratiquement[2] n’a pas d’autre répercussion. Le changement global constitué par l’abaissement du poids et par l’échauffement du calorimètre de Joule est donc, par définition, « isolable ». De façon générale, nousappellerons « changement de Joule » tout changement isolableoù un travail et un changement thermique se conjuguent, c’est-à-dire épuisent exactement leurs effets l’un par l’autre.

27. Équivalence des enchaînements entre changements mécaniques et thermiques. — On trouve dans l’expérience de Joule que chaque kilogramme abaissé de 1 mètre engendre environ 2,33 calories, ou, si on préfère, qu’il faut 428 kilogrammètres pour échauffer 1 kilogramme d’eau de 1°, c’est-à-dire pour engendrer 1000 calories. Ou encore, en nous rappelant (V, 7) que 1 erg est le travail accompli par 1 dyne déplaçant son point d’application de 1 centimètre, qu’il faut ergs pour engendrer 1 calorie. Ceci, en changeant de toute façon imaginable les conditions de l’expérience. Par exemple, on retrouve ce résultat en forçant de l’eau à filtrer au travers d’un piston poreux chargé de poids, qui s’abaisse lentement pendant que l’eau s’échauffe par le fait de ce frottement, et sans que rien d’autre se produise.

Bref, quel que soit le genre de l’enchaînement entre un changement mécanique et un changement thermique, on retrouve toujours prix égal pour résultat égal : il y a équivalence des enchaînements possibles, comme entre changements mécaniques et comme entre changements thermiques, ou encore :

Aucun dispositif n’est plus avantageux qu’un autre pour acheter de la chaleur avec du travail.

C’est cela qui permet de parler de l’« équivalent mécanique de la calorie » (ou de l’équivalent thermique du kilogrammètre).


28. Premier principe de la thermodynamique. — Au point où il vient de parvenir, le lecteur n’aura qu’à se rappeler les principes partiels successivement atteints sur l’équivalence des enchaînements — entre travaux moteurs ou arrêts de mobiles avec travaux résistants ou lancements de mobile, — entre changements thermiques ou chimiques avec changements thermiques, — et, enfin, comme on vient de voir, entre travaux moteurs (ou arrêts de mobiles) avec changements thermiques, — pour ne pas hésiter sur la généralisation à tous changements efficients.

Nous allons ainsi admettre, sans en donner d’autres raisons, et sauf désaccord avec l’expérience, qui ne s’est jamais produit, le Principe général d’Équivalence des mécanismes d’enchaînement entre changements efficients, que nous énoncerons comme il suit :


Si deux changements efficients peuvent être conjugués au moyen d’un certain dispositif, il est impossible de réaliser un autre dispositif plus avantageux ou moins avantageux qui conjuguerait avec un de ces changements d’abord l’autre, et, en surplus, un autre changement efficient, positif ou négatif.


Il reste d’ailleurs possible qu’un autre dispositif enchaîne, avec le changement isolable constitué par les changements efficientsque le premier dispositif conjuguait, un autre changement parailleurs isolable, tel qu’un changement de Joule : cela ne réaliseaucun bénéfice par rapport au premier dispositif.

Il n’est pas non plus en opposition avec notre Principe qu’unautre dispositif puisse conjuguer, avec le changement isolableconstitué par les deux changements efficients conjugués par lepremier dispositif, un changement instable (14) qui peut disparaître sans répercussion. Par exemple, au lieu de conjuguer parfrottement, comme dans l’expérience de Joule, un abaissementde poids avec une fusion de glace, on peut les conjuguer en comprimant sous un piston de plus en plus chargé, une masse gazeuse dans un corps de pompe
Fig. 8.
plongé dans un thermostat à glace fondante (fig. 9).La glace fond en même proportion quedans l’expérience de Joule, mais, enoutre, le volume du gaz est réduit. Cedernier changement peut disparaîtresans répercussion, par détente de Gay-Lussac (13), ou avec une répercussionpouvant elle-même disparaître sans répercussion (14). En aucun cas, il n’estobtenu de bénéfice ou perte sous forme de changement efficientpositif ou négatif.

Le Principe d’Équivalence va nous permettre d’acquérir lanotion d’Énergie. Mais d’abord nous devons comprendre comment,en conséquence de ce Principe, les changements efficients peuventêtre tous mesurés, en définitive parce que, de proche en proche,un changement efficient de n’importe quelle sorte peut soit acheter,soit remplacer un changement de n’importe quelle autre sorte.





  1. Par exemple en faisant passer dans le fil un courant qui le volatilise brusquement.
  2. Le travail qui serait nécessaire pour communiquer aux poids la vitesse qu’ils prennent dans l’expérience, est en général inférieur au millième du travail dépensé. La correction relative aux échauffements qui se produisent autour des axes non plongés dans le calorimètre est plus importante. On peut mesurer ensemble ces deux corrections comme il suit :

    Après avoir déclaveté l’axe qui solidarisait l’agitateur au tambour, on enroule en sens contraire les cordons tenseurs sur ce tambour, de façon que les poids s’équilibrent. L’un de ces poids étant à son niveau inférieur et l’autre à son niveau supérieur, on détermine le mouvement par une petite surcharge telle que la vitesse, bientôt rendue uniforme par les frottements sur les axes, soit ce qu’elle était dans la première expérience : l’abaissement du poids additionnel mesure le faible changement correspondant, que l’on ajoutera à celui trouvé dans le calorimètre.