Éditions du Devoir (p. 101-103).


Fait Unique

Combien de fois, lorsque le conducteurétait distrait, n’avons-nous pas évité desolder le prix de passage sur les boîtes àsardines de la compagnie des tramways ?

Trop souvent, malheureusement. Nousagissions sans réflexion et si notre conscience voulait nous faire entendre sa voix,nous la faisions bien vite taire en disant :Bah ! la compagnie est riche et son serviceest si mauvais !

Jamais, cependant, il ne nous est venu àl’idée de voler le véhicule. D’abord l’« objet »est très encombrant, puis difficile àdissimuler, et enfin, il nous est parfaitement inutile. Ces motifs honnêtes viennent pourtant d’être méconnus par deuxjeunes hommes de Toronto — oui, Toronto,La ville pure !

Les « bandits », fait sans précédent dansl’histoire de la Ville-Reine, étaient pompettes. Ils résolurent de prendre un tramway et se dirigèrent tout droit (?) sur legarage où pas moins de trente-six voitures électriques — ils avaient l’esprit enfumé — semblaient ouvrir leurs portes toutesgrandes pour les recevoir. Ils s’installèrent l’un comme garde-moteur et l’autrecomme conducteur, puis fouette, cocotte — pardon : marche, moteur.

Ce fut une randonnée à travers les ruesde Toronto à une allure vertigineuse. Letramway brûlait littéralement les rails,passait les coins de rues comme un éclair,filant toujours tout croche vers l’inconnu…

L’inconnu se manifesta sous la formed’un « policeman » qui, après une poursuite en automobile, parvint à mettre le grappin,si on peut dire, sur les deux voleurs.

On les amena au poste et là, le plus sérieusement du monde, un fonctionnaire dela compagnie déposa sa plainte : J’accuseUntel et Untel d’avoir volé un tramwayd’une valeur de tant de mille piastres etd’avoir volé le prix de leur passage d’unevaleur de « dix cents » chacun.

On n’est pas plus facétieux.

Moi, si j’étais la compagnie, je prendraisles deux braves jeunes hommes et je leur donnerais une place d’honneur parmi mesemployés. Ce sont deux hommes rares quiont accompli une action unique et extraordinaire : Ils ont mené un tramway, dans lesrues d’une ville, et n’ont pas écrasé uneseule personne.

Nommez-moi le « wattman » qui en a faitautant.